Pinpin 3

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Le matin s’étirait, là-haut, par-delà les nimbus tissés d’industriel. Du feu embrassé de pluie sur labeur ; de l’ambre-pourpre, aiguilles d’aurore passant à travers les métaux vomis en vents par l’enfer lointain des usines. Tous ces rayons oranges qui chevauchaient les girouettes et caressaient les cheminées… Ça chatouillait la ville. Alors au diable les ombres ! À la prochaine lune. Que les lampadaires se reposent. Que le matin réconforte les façades colorées des casinos ! Qu’il réchauffe les toits de la gare dévêtue de vapeurs… Une couronne d’ardent pour les clochers d’ardoise. Une nouvelle aube. Nouveau jour ! Et pas de train.


— Quoi ? Pas d’train ?


— Non. Décret du Roi de Cœur. Il n’y en aura pas, aujourd’hui.


Ni demain.


Ni après-demain.


Après-après-demain ?



Cela dépendra de l’humeur de la police. Mais pour l'instant, leurs regards se réfugiaient encore sous les képis ; ils avaient le grave à la gueule. À la voix, parfois : les nouveaux ouvraient la bouche sans s’attendre à ce que ça déraille dans leur gorge. C’était peut-être pour ça qu’ils restaient en retrait, telle une masse de manteaux bleus acculés sur le parvis de la gare. Ils miraient la grande place : les fourgons noirs, les papiers en farandoles ; l'esquisse de leur chef qui tonnait à la marée des galurins :


— Décret du Roi de Cœur. Pas de train dans la vieille gare jusqu’à nouvel ordre. Circulez, maintenant. Vous avez beaucoup de choses à faire.


C’était un gros gaillard d’ivoire : un pion blanc d’échec affublé d’ordre. Le képi enfoncé sur son crâne. Les bottines serrant des pattes depuis longtemps chassées de l’échiquier. Il dévorait les ouvriers de ses gros yeux ronds craquelés ; fêlés par un coup en traître. Par le sabot d’un cavalier ? La collision d’une tour… Une prise en passant. Un gambit. Peu importe. Ce pion avait été là où il ne fallait pas. Il avait chu.

Mais survécu.

Alors, on les avait ramassés, lui et ses frères agonisant au pied du damier. On leur fit enfiler le bleu. Qu’ils continuent d’être joués. Ici. Dans une autre guerre. Sur des pavés rayés de fer. On leur ordonnait d’avancer là. Et ils restaient là. Plantés face à d'autres adversaires non pas noirs d'ébène, mais sales de charbon :


— Comment j’vais faire, moi, pour rejoindre la campagne ?


— Et moi pour aller à Baie de Plomb ?


— Je ne suis pas l’office des renseignements. Ferblanc a d’autres gares. Dirigez-vous vers celles-ci.


— Et pourquoi y’a pas de train, en fait ?


— Ouais, en plus ! Pourquoi ?


— Vous nous cachez un truc, j’en suis sûre !


— Partez avant représailles. Décret du Roi de Cœur.


— À tous les coups c’est l’autre qui prépare une nouvelle arnaque…


— Ouais y’en a marre ! On sait qu’il veut encore plus nous faire travailler !


— On m’a dit qu’il va créer de nouvelles heures dans une journée, juste pour qu’on reste plus longtemps au feu…


— Quoi ? Encore ?


— Circulez.


— Ah, non, ça ! Ça, ça va pas ! Dehors le Maître du Jeu !


— Dehors le Maître du Jeu !


— Le Maîtr… Heu… Le Traître du Jeu, ouais !


— Le Traître du Jeu !


— Qu’il dégage ce Traître du Jeu !


— Foutez le camp par toutes les Dames ! Ou on vous coffre tous un à un, c’est compris ?


— Vous en êtes pas capable ! Laissez-nous passer.


— Dehors, Traître du J…


Pan !



Et un nouveau bras de matin perfora les cendres.


Silence parmi les galurins.


Et toujours pas de train.




— C’est vrai, ça. Pourquoi est-ce qu’il n’y a plus de train ?


Planquée dans une ruelle noire de suie humide, Mademoiselle Rose faisait danser son stylo entre ses pétales incarnats. Ses bijoux valsaient au vent acide ; de riches carillons d’or tintant sous des épines parfumées. Ça respirait la rose, oui ; la rose et la fraise des bois jusque dans la moindre broderie de son manteau. Une clairière à flaveurs au cœur d'une âcre ruelle ; curieuso-bourgeoise descendue des casinos, venue pêcher des tuyaux. Puis remonter. Écrire dans les canards des grands, et peut-être grimper plus haut. Encore plus haut. Dans la cour des Dames, ou... près de la Bonne Étoile, oui... Ça serait bien. La fleur éloigna soigneusement son costume du salpêtre.

Elle minauda à un ourson taché de cendres :


— Tout ça, c’est lié aux braquages des casinos, n’est-ce pas ?


— J’sais pas. Ils ont rien fait comprendre quand ils ont débarqué en trombe. Y’a eu pas mal de grabuge c’te nuit. Plein de projos dans l’ciel !


L’ouvrier ajusta son assise sur un capot d’épave. Son museau tressaillit lorsqu’une fragrance de pêche s'ajouta au bouquet entêtant : entre les pétales, les papiers-parfum étaient dégainés ; la journaliste, prête à divulguer au monde les secrets de la police :


C’est lié au braquage des casinos, calligraphia la mine sur le rouge.


— J'te préviens, Rose, j'vais pas m'répéter, donc tu m'écoutes, hein ? Bon. Et donc y’avait surtout plein d’paniers à salade qui craquaient de blancs en bleu. Roulaient mal en plus. Ils avaient tellement chargé leurs carrosses qu’leur cul d’ferraille raclaient l’sol. Ça en a rayé les pavés ! (Ils devaient êt’tout serrés là’dans, quand même).


— Des blancs en bleu, donc. J’aperçois bien les pions, là-bas, et ? Des tours, je suppose ?


— Y’avait d’tout. Des pions, des officiers de Cœur tombés d'en haut ; y'avait même les Oies qui voulait prendre d'lavance sur leur boulot.


Tous les commissariats de Ferblanc sont mêlés. L’armée de Cœur et les Oies, également. C'était leur coup majeur. Peut-être la conclusion ?


— Et ensuite ? Ils ont arrêté quelqu’un ? Ils t’ont dévoilé quelque chose ? Leur plan, peut-être ?


— Non. Ils m’ont juste dégagé d’mon train en disant qu’rien d’vait partir. Pas l’moindre wagon. Mais…


— Mais ?


Les yeux d’amande s’épanouirent dans leur lit de pollen :


— Et alors ? Dévoile, Chatagnon !


— Bah… Ils avaient pas l’air jojo. Pas gagnant du tout, et…


Ce n’est pas la conclusion.


— ‘Fin, voilà. Ils causaient d’un mort. D’leur côté, en plus. J’ai vu l’sol en sortant ; une vraie boucherie, c’était, heu… J’espère que j’connaissais pas l’macchabée. J'sais pas à quoi il ressemblait, 'fin... Disons qu'j'ai pas vu d'corps : il était pas là où j’suis passé. Ils ont dû l'déplacer, ou alors le tueur a planqué son boulot... dans tous les cas j'donne pas cher au visage du claqué.


— On ne connaît pas le mort, murmura la fleur, couchant le bleu sur le rouge.


Un simple pion, peut-être ?


— Tu as dit « boucherie »… ce que tu as vu par terre était du sang, je suppose ? Pas d'éclats d'ivoire ou de bois ?


L'ourson cessa de balancer ses petites jambes ; les yeux dans les caniveaux.


Le bruit du papier gratté...


Ce n'est pas un pion. Ni un officier de Cœur. Lourde perte en vue.


— Un cadavre de chair peut faire beaucoup de bruit ; c'est quand même curieux que tu n'aies rien entendu.


— J’avais l’nez dans ma chaudière. Et puis de tout'façon personne n'a rien vu dans c’te gare. Les blancs ont même pas choppé l'ombre du voleur. Que pouic, yep ! Sinon ils tir’raient une aut'bouille. C'est un fiasco, Rose... J'voudrais pas être à leur place.


La journaliste zieuta au coin de rue : devant la gare, la foule s’était dispersée ; les pions, toujours plantés sur le parvis. Leur capitaine gravissait les marches sous l’œil éveillé de la grande horloge ; une auréole d’orange et d’enveloppes envolées autour de sa silhouette.


Toutes ces lettres. Trop pour un simple vent => braquage d’un train postal ? Pas de bonbon dans un train postal.

Bizarre.


— Retournons sur les troupes aperçues, Chatagnon. Tu as vu les blancs, des Cœurs, les Oies… quid d'Az ? Était-il là-bas ?


— Non. J’ai dit qu’y’avait des projos, mais pas celui d’Az.


Le Maître n’a pas envoyé son As. Une autre affaire plus urgente. Pire que les casinos ?


— Y’avait aussi des gars qui cherchent ; des détectives. Un vieux gris qui râle, et un p’tit tout en blanc qui a toujours le sucre au bec.


Muscat Le Vieux Loup, Pimpranze Le Brave, et…


Le stylo s’arrêta…


— Et une petite avec des rubans ?


— Non.


Un silence.

Une goutte de suie s’écrasa sur les notes.

… puis la mine reprit ses calligraphies, moins adroite…

… avant de tapoter nerveusement le papier.


— Mais tu n’as pas vu de corps.


— Non… J’ai dit que j’suis pas passé là où l’pauvre a dû claquer.


— Et tu n’as vraiment rien entendu ?


— Non ! J’avais l’nez dans ma chaudière, Rose. T’écoutes ou quoi ?


— Oui. Merci, Chatagnon.


Mine rentrée ; tuyaux déposés à l’abri dans une poche intérieure. Mademoiselle Rose redressa d’un coup de pétale ses sépales humides.

Elle murmura en lorgnant la vieille gare :


— Je me demande bien comment les têtes sont, à l’intérieur.

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