Chapitre 5 - J'aurais bien aimé le "tarter"

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Kara accourut à travers les couloirs remplis de personnel soignant, les évitant avec une grâce et une agilité propre à l'entraînement qu'elle avait pourtant arrêtée depuis longtemps. Comme quoi, les vieux réflexes avaient la vie dure... Dans sa tenue de magicienne, peu de gens tentaient de la stopper, de peur de s'attirer des représailles du gouvernement ; les mourmons avaient un statut particulier, même sur les terres humaines.

Si elle était aussi pressée, c'était tout simplement à cause du message que Saulia, la collègue de Ludwig, lui avait envoyé ; apparemment, ils avaient été attaqués par les Dardants du Sinueux, ces derniers étant au courant des opérations que le groupe de Ludwig avait voulu entreprendre. Mais la véritable raison qui poussait Kara à utiliser ses capacités pour gagner en vitesse, c'était le dernier message que Saulia avait envoyé.

Il avait été vu.

Kara repéra rapidement la chambre numérotée ; la cent-cinquantième. Elle s'arrêta, droite comme un piquet. L'appréhension, la sensation fugace que quelque chose lui échappait. Qu'espérait-elle ? Après une année qui lui avait semblé être plusieurs décennies, où elle avait cherché à noyer son chagrin dans le sexe et les menus plaisirs. Que penserait-il ? Lui qui avait survécu à l'impossible, un héros connu de tous qui revenait après si longtemps. Des responsabilités devraient l'attendre au coin de la rue. Le Grand Serpent la mastique ! Elle se frappa les joues, et inspira.

Elle toqua quatre coups à la porte.

La porte s'ouvrit ; dans la pièce, il n'y avait que trois personnes, soit Ludwig qui était alité et sous perfusion, et il était là, tandis qu'une autre femme le serrait dans ses bras. Une vague de froid la paralysa de la tête jusqu'au doigts de pieds, et Kara trembla si fort qu'elle aurait pu traverser le plancher. Devant elle, sous ses yeux, se trouvait la personne qu'elle avait attendu depuis si longtemps, et pourtant cette rage… cette colère la menaçait de la faire exploser.

— Je pensais que tu étais mort, murmura-t-elle plus pour elle même que pour Yannis.

Ce dernier l'entendit cependant, sûrement grâce au Déphasage ou à un sortilège. Quels genres de magies avait-il pu découvrir durant son « décès » ? Quelles merveilles avait-il vu, vécu ? Cette sensation corrosive, voilà ce que Kara redoutait. Yannis se libéra de l'étreinte de cette femme, qui avait presque le même visage que lui, en plus vieux, et dit :

— Kara ! Je pensais ne plus te revoir !

Il fonça vers elle, et la prit dans ses bras. Même si la jeune mournienne n'arrivait pas à réaliser ce qui était en train de se passer, l'étreinte du jeune homme lui semblait à la fois familière et lointaine, comme un bateau de famille que l'on regarde s'échapper à l'horizon. Yannis n'eut cure de sa réaction, préférant rester comme ça pendant plusieurs instants, avant de s'écarter pour la regarder.

— Tu as l'air d'aller bien, c'est le principal…(il se tourna vers la femme) Maman, voici Kara, la femme de ma vie.

De ta vie ?

— Enchantée, je suis Ellana. J'ai vaguement entendu parler de vous pendant le discours d'Edward sur… mais elle ne finit pas sa phrase, coulant un regard perdu à Yannis, qui continua :

— C'est formidable que tu sois là ! J'avais besoin de toi pour…

— J'étais venu voir Ludwig, déclara d'une voix frémissante.

Le visage du revenant se figea sur son sourire, tandis que Kara s'approchait de Ludwig. Il semblait paisible, malgré l'état déplorable de son cuir chevelu qui avait été à moitié arraché. Dans la blancheur de ses draps d'une propreté presque surnaturelle, l'image de ce type qu'elle ne connaissait que pour ses virements hebdomadaires sur son compte bancaire lui rappelait celle de son oncle sur son lit de mort. Avant que son père ne lui tranche violemment la gorge pour abréger ses souffrances qu'il avait lui même provoqué.

— Il a été très courageux, avança Yannis en regardant son ami. Il est trop différent des politiques supérieures pour mourir ainsi. Ne t'inquiète pas pour lui.

— Je ne m'inquiète pas pour lui… (la jeune femme se tourna vers Elena) Pouvez-vous nous laisser seuls un moment ?

Un seul échange de regards avait suffit pour lui transmettre tout ce qu'elle voulait dire derrière cette phrase déguisée. Heureusement, elle comprit aussitôt, et embrassa son fils sur la joue avant de sortir de la salle. Quand le bruit de pas fut atténué, Kara serra son bras ; depuis l'Apparition, il lui faisait un mal de chien. Une blessure du Tournoi, ou une dysphorie thaumique ? Elle n'avait plus cherché à se faire du bien depuis longtemps.

— Je suis désolé, commença Yannis d'une voix fêlée.

Elle se tourna vers lui : son visage était tiré par la fatigue, un sourire gêné en coin. Le jeune homme était redevenu lui-même, et Kara put enfin relâcher la pression.

— Désolé… DÉSOLÉ ? cria-t-elle. Tu es mort, Yannis. MORT ! Comment… Pourquoi ?

Kara trembla, tentant de retenir le flot qui menaçait de briser le barrage qu'elle s'était échinée à construire depuis si longtemps.

— Q...Quand est-ce tu es revenu ?

— Il y a deux mois. Lorsque j'ai appris que Ludwig partait à Oxford, je me suis empressé d'y entrer.

— D'y « entrer » ?

— Mes pouvoirs d'Outsider sont déréglés. Après que j'ai utilisé mon pouvoir pour envoyer tout le monde sur Terre, il s'est passé quelque chose d'étrange ; je baignais dans une sorte de mélasse néantique, et puis je me suis retrouvé dans un monde alternatif. Mais j'ai réussi à m'en échapper, seulement ça a rendu mes pouvoirs incertains, ce qui m'avait forcé à prendre le bateau de façon clandestine jusqu'en Europe.

— Où avais-tu atterri ?

— Au milieu de l'Afrique du Sud. Je n'avais jamais saisi à quel point les passeurs de la Méditerranée puissent être à la fois aussi sûrs d'eux et aussi chers à payer… En tout cas, passer inaperçu en France a été un véritable défi, sachant que ma tête était collée partout sur toutes les affiches de publicité et les télévisions… J'ai horreur de la popularité !

Kara lâcha un petit rire : c'était effectivement ce qu'il lui avait raconté sur Mourn, lorsqu'il était encore qu'un embryon de mage. Bien qu'il aimait qu'on reconnaisse sa présence, ça l'insupportait. Il n'avait pas changé, il était toujours le même Yannis maladroit, apeuré par sa propre réussite. D'ailleurs, il la regardait avec un air attendri.

— Ton rire m'avait manqué, avoua-t-il.

Kara voulut parler, mais aucun son ne sortit de sa bouche ouverte. Tant de bile, si toxique. De son côté, Yannis détournait périodiquement le regard, têtards fuyants qui souhaitaient fuir...quoi ?

— Tu… commencèrent-ils à l'unisson, avant de se taire.

C'était bizarre. D'un côté, elle voulait savoir, discuter avec lui pendant des heures. De l'autre, elle voulait le rosser. Était-ce cette sensation de tiraillement que Yannis lui avait avoué avoir ressenti lorsque ses amis lui avaient demandé de rentrer avec eux sur Terre ?

— J'ai…

—...besoin de temps, compléta Yannis en opinant du chef. Je comprends… Si tu as besoin de moi, je serais là.

Il sortit de la salle. Après qu'elle eut enfin l'impression d'être seule, elle s'assit près du lit, et regarda le visage de son ami ; d'un certain point de vue, il était très chanceux d'être, en ce moment-même, loin des bas problèmes de ce monde.

* * *

Quelle étrange sensation.

Chaque particule de son corps vibrait dans tous leurs états. On aurait crû qu'il allait se désintégrer à l'instant d'après, et chaque seconde devenait aussi précieuse qu'une goutte d'eau en plein désert. Ludwig regarda ses pieds : brouillés, comme dans une image de télévision en temps d'orage, l'oscillation était néanmoins périodique. Avec une fermeté dérangeante, il se releva alors qu'il était déjà… debout ? Il ne savait plus sur quel espace il se trouvait.

Tout s'éclaira.

Les murs se formèrent par le bois tangeant aux ficelles de chanvre, juste assez pour soutenir les poutres et planches grelottantes de vie. Un noir visqueux fut remplacé par une mélodie miroitante et multicolore, d'un calme aussi intriguant qu'une brise d'été en plein hiver. L'éclatement sur sa rétine le força à fermer légèrement ses paupières, mais il s'habitua vite.

Une colline dodelinante, verte comme les pommes qui jonchaient le chemin tels les cadavres frais de quelques soldats après la franche bataille. Plus loin, on apercevait une maison proche aux proportions aliénantes, une sorte d'agoraphobie s'empara du jeune blond : la plaine immense changeait au gré de l'espace capricieux.

Il se décida à marcher, la concentration étant la seule ancre qu'il pouvait jeter dans cette mer remplie d'irrégularités. Le sol ne se déroba pas, mais ses pieds étaient toujours brouillés dans un bruit de trombone gargotant. Il arriva plus vite que prévu devant la maison, mais les distances se jonchaient, juchées sur un temps qui ne se déroulait pas comme un tapis roulant.

La porte. Elle était un sifflement cagneux qu'on aurait peint d'une résine pleine de secrets. Ludwig l'ouvrit, découvrant une pièce simple, éclairée par la seule lumière du soleil qui traversait un vitrail magnifique. Immédiatement, sans regarder autre chose, il entra dans la maison pour s'en approcher.

L’artiste qui avait moulé la pièce était un vrai génie. Ludwig avait rapidement lu quelques chapitres sur l'architecture des bâtiments dans sa formation éclair de diplomate, notamment sur les vitraux qui avaient un poids historique très important. Et tout en novice qu'il était, il était époustouflé.

La scène tout en bas représentait un homme assis sous un arbre, un pommier à en juger ses fruits rouges ? De dos, on suivait l'orientation de sa posture qui se tournait vers une colonne blanche, perçant les nuages et surplombant les montagnes. L'homme était brun, portait une toge bleu-roi et argent, et un bâton s'appuyait sur l'arbre à ses côtés. On sentait que l'homme était un voyageur, à en juger par ses bottes élimés.

La seconde juste au dessus était plus étrange : Dans un temple au vu des voûtes écrasantes, un enfant, au genre indéterminable, versait d'un calice doré un liquide rouge ; du vin ? Qui rejoignait l’arbre d'en dessous, colorant les pommes. Son visage trahissait une immense lassitude, mais ses yeux à demi-fermés semblaient regarder l'homme d'en dessous.

En tout, il y en avait six, chacune aussi détaillée et reliée à l'autre par un objet spécial : un encapuchonné voûté dans une caverne sombre couverte de pépites d'or étincelantes et un cube dont les lignes se prolongeaient autour du temple ; un poivrot au teint cireux qui projetait de la bière pour former ces pépites, des cadavres sous ses pieds ; une sorte de chimère, dans une forêt avec une tour immense, qui tenait une plume dont le vent stylisé soufflait dans l'auberge précédente ; une femme aux cheveux dorés qui lisait un livre dans la tour… Mais la dernière image était brouillée, comme si elle n'avait pas été terminée.

— Une belle pièce, n'est-il pas ? résonna une voix au fond de la maison.

Ludwig se retourna : une vieille et forte femme caucasienne se tenait debout devant une table, un hachoir rouillé à la main. Dès qu'il vit ce dernier, il sentit une sorte de vrombissement au sein de son crâne, et cessa de tourner son regard en sa direction. Il s'approcha de la dame, s'inclina poliment et dit :

— Milles excuses pour mon intrusion, j'ai crû que la maison était vide.

— Il n'y a pas de mal, assura-t-elle en haussant les épaules. Plus personne ne vient par ici depuis fort longtemps, alors j'ai arrêté d'attendre. La viande, elle, non.

Pour appuyer ses dires, elle montra un morceau de viande sur une planche à découper. La vue de cette chair pleine de nerfs et de veines, rouge de vie, dégoûta Ludwig qui avait cessé d'en manger depuis son retour sur Terre. Curieusement, il fut tenté de deviner de quelle pièce il s'agissait, mais il ne sut dire.

— Je ne vous embêtes pas plus longtemps, reprit le jeune blond en s'apprêtant à partir, mais la femme l'arrêta :

— Restez ; même si vous ne partagerez pas mon repas, peut-être partagerez-vous un moment avec une vieille solitaire comme moi ?

Il aurait pu refuser, mais la politesse, les bonnes manières et la curiosité l'emportèrent. Parce qu'il se demandait bien comment elle avait su qu'il ne mangeait pas de viande. Elle a du voir mon regard… hypothétisa Ludwig en s'asseyant sur une autre chaise attablée. Et le premier coup retentit.

Le coup précis trancha net le morceau malgré la rouille bien avancée de l'ustensile bizarre. Puis ils survinrent un à un, entrecoupés par la respiration maîtrisée et un peu rauque de la vieille femme. Ce sinusoïde sonore incessant hypnotisa Ludwig dont les yeux ne purent se décrocher du hachoir.

Le vrombissement ressurgit, mais il était moins insistant. Comme une sorte de mélodie douce dont les percussions ne venait que du bruit du métal contre le bois.

— Le Tranchecoueur t'apprécie, dit la femme en deux coupes carrés.

—…je vous demande pardon ? s'étonna le blond.

— Le Tranchecoeur, répéta-t-elle. C'est comme ça qu'il m'a dit qu'il s'appelait quand je l'ai trouvé. Il est très poli, comme toi.

Elle est un peu folle… Mais vivre seul dans une colline sûrement surchargée de magie n'allait pas vraiment de pair avec la sanité mentale. Réalisant qu'elle avait arrêtée son mouvement pour le regarder, il s'empressa de répondre :

— Vous avez essayé de le nettoyer ? Ou de l'aiguiser ?

— Tu es aveugle, et elle éclata de rire, agitant le couperet un peu trop près de son nez. Le Tranchecoeur n'a pas besoin d'être aiguisé. Il ne dépend que de celui qui le tient.

La bonne affaire. Il avait affaire à une timbrée et aucune répartie ne sortit de son esprit pour lui répliquer selon l'acerbe sarcasme dont il faisait sans cesse preuve. En plus, le vrombissement était dérangeant, l'air était lourd. Partir n'était plus devenu une vague idée, mais une urgence qui allait bientôt le catapulter dans la paranoïa.

— Si tu cherches un moyen de t'échapper, tu ferais bien d'arrêter d'y penser, devina la femme en prenant des pincées de poivre et de romarin pour frotter la viande. Le monde d'ici n'aime pas qu'on le quitte impunément.

— Le monde...d'ici ? s'enquit Ludwig, confus.

La femme ne répondit pas, répétant l'opération pour tous les morceaux de viande. Lassé, il regarda le « Tranchecoeur » ou quoi que ça puisse s'appeler, sale de sang confondu avec la rouille orangée. L'objet avait l'air très ancien, Ludwig tentant de deviner son origine. Mournienne, ou terrienne ? Impossible à savoir : l'outil n'avait pas l'air d'avoir été façonné.

— Le monde possède une volonté, comme chaque chose d'ailleurs (la femme abattit son poing sur la viande, avant de l'enrouler dans un tissu), mais elle est très puissante près du Tranchecoeur, car il hait tout ce qui échappe à sa juridiction.

— Vous parlez du monde comme si c'était un dieu…

— Tu n'es pas loin de la vérité. Un dieu contrôle, et par définition s'oppose à toute forme de liberté. Et ça (elle désigna le couperet), c'est la liberté suprême.

Après avoir entendu ces paroles étranges, Ludwig se sentit nauséeux ; le monde tangua autour de lui, sa vision se brouilla. Il vacilla, et tomba de sa chaise, entendant la vieille dame rire.

— Il semblerait que tu n'a pas suffisamment maturé. Reviens quand tu auras trouvé la réponse à ma question : possèdes-tu le choix d'être, ou celui d'agir ?

Il n'est point de temps où l'on cherche la vive lumière,

Brûlant nos yeux ouverts malgré eux,

Nous avançons de nos pieds déchirés sur le sol aride

Qui mène au-delà de la rédemption, de la paix ou de l'amour,

Où se brise la goutte qui tombe du nuage ?

Ludwig ouvrit les yeux ; il était dans un lit d'hôpital.

Au dessus de lui, un visage familier qu'il aurait bien tarté.

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