Chapitre 14 - Un message ou une fin ?
— Ananko, attends !
Saulia courut après son chat miaulant dans la pénombre, suivie de près par Horebea. Ils étaient sortis de la ville aux cristaux depuis quelques minutes, et longeaient une rivière souterraine. Prenant le risque de glisser sur la pierre lissée par les siècles d'humidité, elle se précipita parmi les couloirs de la terre.
Au bout d'un certain temps, son chat ralentit la cadence, passant de la course au trot, et le dénivelé augmenta, jusqu'à qu'ils tombent sur un escalier sculpté en colimaçon, couvert de lichen. À cette profondeur, c'était surnaturel, mais Ananko n'en eut cure et miaula en sautillant de marche en marche.
— Il nous emmène où, comme ça ? grommela la mournienne en regardant les ténèbres qui s'enfonçaient en contrebas.
— Un secret, j'imagine… et Saulia haussa des épaules, puis suivi son chat.
Elle pouvait presque entendre sa nouvelle collègue lever les yeux aux ciels, mais ses pas furent assez clairs pour montrer qu'elle lui faisait encore confiance.
La descente ne fut pas longue, et les voici engagés dans un couloir ovale éclairé par les mêmes pierres vertes. Rester claustrophobé commençait à lui taper sur les nerfs, et, comme d'habitude, elle recommençait à souffler fort du nez, chose que Ludwig lui avait maintes fois reproché.
— Vous avez un problème ?
— Non, aucun, siffla-t-elle sèchement.
En plus, Ananko avait disparu ! Enfin, elle savait (sans savoir pourquoi) qu'il était toujours caché entre les ombres, mais aucun miaulement ou ronronnement familier ne coupait ce silence qui s'alourdissait de seconde en seconde.
Ce fut plus difficile de se concentrer à cause des inquiétants craquements dans les parois, qui pourtant avaient l'air d'être aussi solide que de l'acier. Au bout d'un moment, ils arrivèrent dans un couloir plus large, rejoignant un rivière souterraine large de plusieurs mètres. Les cristaux phosphorescents offraient l'éclairage nécessaire pour constater les vagues mouvements à l'intérieur de l'eau, et parfois, des éclaboussures discrètes les faisaient sursauter.
Mais le plus étrange était l'air qu'ils respiraient : épais comme du pain de mie, mais bien plus léger, ce qui donnait l'impression qu'on évoluait dans une soupe irrégulière en densité. L'impression désagréable d'être épié de tous côtés, ça aussi Saulia le ressentait. Elle se tourna vers Horebea, qui lui rendit un regard inquiet ; la magicienne sentait peut-être quelque chose d'autre ?
— Est-ce qu'il y a beaucoup de magie ici ? finit par demander la rousse.
— Non. Il n'y a absolument rien.
Saulia hoqueta ; entendre cette nouvelle ne pouvait signifier que deux choses : un, quelque chose, ou pire quelqu'un attirait les kirrosi tel une cuvette de WC bien débouchée. Deux, les kirrosi avaient réellement disparu, mais selon les modèles que Synnaï Hencherick lui-même avait proposé, c'était impossible : leur source était infinie en volume, en quantité et en débit, qui se trouvaient entre toutes les dimensions existantes et inexistantes.
Il faudrait alors qu'on se trouve dans un endroit qui ne fait ni partie de l'existence, ni de l'inexistence… pensa la jeune femme avec ironie. Et moi qui pensait que la philosophie était compliquée…
— Regarde !
Elle fut tirée de ses réflexions par une Horebea surprise comme un lynx devant une autoroute dans le Var, alors qu'elle montrait du doigt un carrefour entouré d'eau, et au centre un autel (ou un lit de pierre sûrement pas confortable). Au centre, un socle soutenait un couperet rouillé qui luisait faiblement, et sûrement pas par réflexion.
— Ça par contre, je suis sûre que c'est magique, remarqua Saulia avec un sourire moqueur.
— Non… (elle se tourna vers Horebea, qui blêmissait) C'est un trou noir, il n'y a rien là-dedans. Même pas la dose massique de pouvoir d'un objet de cette taille…
Sur le coup, se trouver face à l'objet le moins magique de son existence n'était pas plus rassurant que cela ; au contraire, Saulia avait effectivement l'impression de voir une sorte de vide au milieu de tout, comme un tâche blanche ou noire sur un tableau monochrome. Désagréable et attirant, brutalement indivisible.
Soudain, un miaulement les surpris : Ananko était assis sur l'autel à côté de l'outil, se léchant la patte avec paresse. Saulia, intriguée, s'approcha de l'autel quand Horebea l'attrapa par le bras.
— J'ai un mauvais pressentiment.
— Quoi, c'est juste un vieux truc rouillé ! râla la rousse en dégageant son bras. Pas de quoi s'inquiéter !
— Il ne dégage aucun pouvoir.
— Raison de plus pour comprendre qu'il ne représente aucun danger ; et puis, Ananko s'est arrêté à son côté, ça veut dire que c'est important.
Saulia finit d'arriver au niveau de l'autel, Ananko lui lançant un regard intrigué. Fascinée par les incandescences du couperet, elle tendit sa main vers lui, s'apprêtant à le toucher…
— Continue ton geste et ton amie crève.
Saulia se retourna vivement : Horebea, plaquée au sol par le même type à la main explosive, accompagné de son acolyte, ceux qui les avaient attaqué dans la rue où Yannis était réapparu pour la première fois. Cette fois, ils ne portaient plus de masques, révélant leurs traits ; Main Explosive avait un visage aquilin et des yeux de furet, et pour un tout tirant sur le féminin. L'autre ? Un colosse portant une claymore dans son dos, et sa cape écartée laissait entrevoir des plaques de métal probablement très épais.
— Qui êtes-vous ? demanda bêtement Saulia, à la fois surprise et paniquée.
— Nous sommes les Enfants du Serpent, les Siffleurs sans sifflet, les Aveugles qui Écoutent, les…
— La ferme, Endath, gronda Horebea en se tordant pour regarder dans les yeux son plaqueur. Retournes chez chez ta mère au lieu de jouer aux fanatiques.
« Endath » sourit de toutes ses dents ; avec sa main fulminante et son masque sur le front, on aurait dit un yokai tout droit sorti d'une tête pas très saine d'esprit.
— Oh, mais cheffe, je ne pense pas que tu sois encore en position de me donner des ordres.
Horebea se débattit, mais la prise qui la retenait semblait inamovible. Saulia leva les yeux vers l'autre, qui la dévisagea avec un dédain non dissimulé ; manifestement, Horebea et ces deux Dardants se connaissaient… Des camarades de classe ? J'espère que ce ne sont pas des amis d'enfance… Soudain, le grand mournien empoigna sa claymore et la tira lentement, le son clairon du métal résonnant entre les grognements et les ricanements. Il pointa son arme vers elle, et lui annonça :
— Écarte-toi, si tu ne veux pas que je te blesse.
Saulia déglutit ; son regard froid laissait apercevoir le sang qu'il verrait couler si elle ne lui obéissait pas. Elle n'avait pas le choix, et s'écarta de l'autel, sous les miaulements réprobateurs d'Anako. Endath ricana et lui fit un signe de la tête, lui ordonnant de venir vers elle.
Une fois qu'elle fut à son niveau, l'autre mournien la prit fermement par l'épaule, tout en murmurant :
— Aucun mal ne vous sera fait si vous restez tranquille. Je vous le promets.
— Encore heureux…, marmonna la jeune femme, puis se tourna vers Endeath : Vous êtes consciente que je suis protégée par le Traité de l'Or Bleu ?
L'autre plissa des yeux, mais Saulia doutait de l'efficacité du-dit traité ; après tout, les Dardants détruisait les monuments humains et effrayaient les foules… Oh !
— Vous ne pouvez pas me faire du mal, n'est-ce pas ?
Endath grinça des dents, et un sourire naquit sur les lèvres d'Horebea, qui malgré le bras qui l'enserrait, expliqua :
— Le Traité n'est pas un simple texte sur lequel on jure ; c'est un sortilège. Un pacte magique que nul ne peut briser.
— Le Traité peut-être déjoué, comprit Saulia, s'attirant le regard étonné d'Horebea et apeuré d'Endath. C'est un serment qui stipule : « aucune magie ne saura blesser autrui, ni montrée aux yeux des profanes ». Cependant, vos actes sont toujours dissimulés au public, et ce ne sont que les dégâts collatéraux qui blessent les…
— Nous ne faisons pas partie des Dardants ! s'écria le grand mournien en serrant l'épaule de Saulia jusqu'à lui faire mal.
Elle se retourna vivement, oubliant la précédente menace. Pas partie des Dardants ? Mais alors, qui sont-ils… ?
— Nuzzeg ! siffla Endath. Ne réduits pas nos plans à néant !
— Je ne pense pas qu'ils fassent partie de l'ennemi, avança « Nuzzeg ». On ne peut se dispenser d'aucune aide.
Endath resta silencieuse un instant, sa main fumante tournée vers le visage d'Horebea qui s'étirait pour fuir la chaleur. Pendant un instant, elle hésita entre griller un visage ou le laisser partir, entre rancunes personnelles et intérêts collectifs. Saulia glissa un regard vers le colosse ; son visage buriné laissait entrevoir de l'inquiétude.
Au bout d'un moment, l'argument eut raison de la pyromane et elle relâcha Horebea, qui expira avec soulagement en se massant le coup ; Endath devait avoir une sacrée poigne ! Saulia entendit Nuzzeg soupirer, puis un poids disparu de son épaule. Il prit le même ton calme et mesuré :
— Pardonnez-nous pour notre rudesse, dame Horebea…
— Hé ! s'exclama Endath.
—…mais nous craignions le pire, en pensant que vous étiez passé à l'ennemi.
— Je suis content que vous soyez sur vos gardes, mais… (la magicienne se tourna vers Endath) Tu serreras moins fort la prochaine fois !
Le regard qui accueillit sa réponse montra clairement son dédain envers elle. Saulia ignora le combat entre les deux mourniennes pour se concentrer sur ce qui était important :
— Qu'entendez-vous par « l'ennemi » ?
Nuzzeg se tourna vers elle, l'air surpris.
— Vous l'ignorez donc vraiment ?
Il se tourna vers Endath, qui leva les yeux au ciel, excédée, avant d'enchaîner :
— Les Dardants ne sont pas seulement dans les souterrains ; ils rampent aussi à la surface.
* * *
— Que voulez-vous dire ?
Ludwig se trouvait face au « Filsle », chef(fe) des Dardants au nom inconnu, ou tout du moins leur porte-parole. C'était un(e) mournien dans la fleur de l'âge, au teint cireux et aux joues creusées. Ses yeux ressemblaient à ceux d'un poisson, ronds et inexpressifs. Drapé(e) dans une robe presque trop grande pour ellui, iel était assis dans un fauteuil aux côtés de deux mages-guerriers masqués.
— Nos forces ne se valent point, répondit Filsle. Les humains disposent d'une technologie bien plus avancée que la nôtre, et la concentration de magie sur Terre est dérisoire comparée à celle de Mourn. Et en termes de nombres, vous nous dépassez largement.
— Donc vous voulez lancer une guerre, sans espoir de la gagner ? Ludwig était confus.
— Vous n'avez pas besoin de comprendre, simplement de savoir.
Il prit un moment pour réfléchir aux propos tenus par le Dardant ; iel avait expliqué à Ludwig que le Dogme d'Abraxas soutenait qu'il fallait se battre jusqu'à que la Langue du Serpent vous emporte, à priori avant que l'orbasos, cette maladie magique pseudo-cancéreuse, ne vous transforme en monstre. Seulement, si on comparait les taux magiques des deux mondes, on se rendait compte que le processus de transformation était bien plus lent sur Terre, au point de ne pouvoir jamais subvenir durant une vie mournienne, voire magique.
Bref, les Dardants n'ayant aucune raison de mourir, leur Dogme ne leur offrait aucun indice sur la marche à suivre. Alors Filsle s'était chargé(e) de prendre en main les mourniens expatriés de Néo-Mourn pour leur mettre dans la tête qu'une mort honorable se trouverait dans la bataille. Classique raisonnement de fanatique, mais problématique ; comment raisonner le fou qui n'a plus rien à perdre ?
— La guerre n'est pas une fin en soi, seulement un message, ajouta Filsle en interprétant correctement le silence de Ludwig. Nous voulons montrer à notre patrie que nous sommes toujours dignes d'y résider.
— Le problème vient de votre expatriation, mais pourquoi ne pas tout simplement contacter Néo-Mourn à travers des canaux humains ?
— Vous pensiez à vous ?
Cette remarque piqua le jeune amabassadeur dans son amour-propre ; læ mournien le considérait-t-il comme un opportuniste ? Forcément. La méfiance croissait, et Ludwig avait le bec cloué sur cette réplique sans savoir quoi répondre… Tentons de jouer sur son terrain.
— Il n'y a que moi qui puisse traduire aux mieux vos demandes, se défendit-il. Le meilleur linguiste que je connais n'est même pas capable de tenir une conversation mondaine, alors comprenez-bien que votre choix est limité.
—…C'est sage de votre part de ne pas jouer la fausse modestie. Continuez.
— J'avoue ne pas comprendre vos principes, mais j'en saisis la valeur ; mon pays a pour principe d'accepter toutes les religions et la liberté d'y croire ou non, d'en changer quand on le souhaite. C'est par ce principe que j'espère vous faire comprendre que votre demande est légitime, mais reste disproportionnée.
— Oh ?
— Mourir au combat est une chose, massacrer des innocents en est une autre ; vous ne pouvez vous donner le droit d'évincer une population pour des principes religieux.
— Vous vous réfutez vous-même : « accepter toutes les religions », n'est-ce pas ?
— En un sens, vous auriez raison, mais laissez-moi vous donner une clé supplémentaire : la liberté de chacun trouve ses limites dans celles de l'autre. Vous pouvez faire tout ce que vous souhaitez, tant que vous n'empiétez pas sur les souhaits de ceux qui vous entourent.
— Vraiment…(Filsle frotta son front plissé d'agacement) Vos lois humaines sont décidément très vicieuses.
— Merci du compliment, sourit malicieusement Ludwig. Mais vous convenez que, grâce à elles, nous parvenons à maintenir une stabilité équitable entre croyance, sécurité et liberté.
Filsle opina du chef, avant de faire un geste de la main. Un des gardes se pencha vers ellui, et iel chuchota à son oreille. L'autre murmura quelque chose, avant de sortir précipitamment de la salle. Filsle remarqua le regard de Ludwig :
— N'ayez crainte, ce sont juste des affaires administratives un peu ronflantes.
— Bien entendu, concéda Ludwig, malgré ses soupçons. J'avoue moi-même m'y empêtrer bien plus que je ne le souhaiterais.
Filsle éclata de rire, avant de faire un autre signe de la main, puis reprit :
— Que diriez-vous de discuter autour d'un bon repas ? J'ai connu une matinée épuisante et les seuls plaisirs qu'il me reste sont le repos d'une sustentation.
L’ambassadeur prit un petit moment de réflexion ; il était moins probable de subir un empoisonnement au lieu de s'étouffer sur un os. Vu que Filsle craignait des représailles immédiates sur son armée personnelle, il allait plutôt tenter de convaincre Ludwig d'accéder d'une manière ou d'une autre à ses demandes extravagantes. Mais qui ne tente rien…
— Volontiers ; le voyage jusqu'en bas m'a un peu fatigué.
— Parfait. Suivez-moi.
Il se leva de son fauteuil, et marcha jusqu'à la porte. Ludwig le suivit, et ils sortirent dehors ; en bas de l'escalier, Laura était assise sur une marche, faisant son talisman entre ses doigts. Les remarquant, elle se leva et demanda à Ludwig quand il fut à son niveau :
— Que se passe-t-il ?
— J'ai invité votre ami à déjeuner, intervint Filsle avec un sourire. Joignez-vous à nous.
C'était une injonction, pas une proposition. Laura se tourna vers Ludwig, qui opina du chef ; il valait mieux qu'elle soit présente au cas où quelqu'un tenterait de l'ensorceler. Elle répondit à Filsle par un haussement d'épaules, lequel s'exclama :
— Merveilleux !
Ils déambulèrent dans les rues portuaires souterraines, éclairées par des torches froides ou quelques cristaux. La lumière tamisée octroyait une inquiétante atmosphère aux alentours, aussi Ludwig resta autant que possible près de Laura, la touchant parfois de l'épaule. Elle lui lançait des regards étranges à chaque contact, ce qui le gênait un peu ; on aurait dit deux améthystes flottant dans l'obsidienne liquide de l'air.
— Comment ça s'est passé ?
Ludwig sursauta ; dans sa concentration, le murmure de sa comparse l'avait surpris. Il mit quelques secondes à répondre, clignant des yeux.
— Hum… Filsle est très étrange, détaché(e) presque… On dirait qu'il ne souhaite pas le conflit, et en même temps organise des raids et des attentats.
— C'est des fous de Dieu, maugréa Laura. Pas de quoi s'étonner.
— Si c'était aussi simple, je ne serais pas ambassadeur, s'agaça Ludwig en secouant la tête. Non, ça va plus loin que du fanatisme, c'est trop évasif comme tactique d'approche.
— Une question de culture. Ce n'est pas grave si tu ne saisis pas l'ensemble des ficelles…
— Le Dogme d'Abraxas s'est construit en Ulron, et les gens de là-bas sont connus pour leurs stratégies guerrières très patientes et mesurées. Souvent, ils utilisent des tactiques qui semblent au premier abord complètement illogiques, mais petit à petit, on se rend compte qu'ils ne font qu'utiliser leurs ressources et leur environnement à leur maximum.
Tandis que Laura était abasourdie, Ludwig se mit à réfléchir ; il était fort possible que Filsle soit originaire d'Ulron, et c'était connu que leurs enfants étaient éduqués très tôt dans l'art de la guerre et de la tromperie (vivre dans une jungle mortelle y jouait beaucoup). Bref, fallait-il prendre en compte un éventuel troisième parti dans l'histoire ? Possible, en admettant que Filsle ne leur face pas confiance, mais qui ?
— Une tactique déguisée en tactique… Une mise en abyme ? pensa-t-il à voix haute.
— Tu es effrayant, déclara Laura en mettant ses bras derrière sa tête.
— Je risques de le prendre mal si tu ne m'expliques pas l'arrière de ta pensée.
— Tu débarques à peine sur la scène politique de Mourn, et tu connais presque déjà toutes les ficelles. D'ailleurs, je suis étonnée que tu puisses parler le tuwgah avec autant de fluidité, mais…
— Quoi d'autre ?
— Toutes les personnes qui te côtoient peuvent également le parler couramment. Tu trouves pas ça étrange ?
Cette hypothèse mit un moment pour atteindre ses pensées, et il ouvrit la bouche au fur et à mesure que ses pensées s'arrangèrent pour reformer ses souvenirs déformés. Et c'est là qu'il remarqua que Filsle avait l'air d'un peu trop tendre l'oreille…
— Un effet secondaire de l'Apparition, rien de plus, enchaîna-t-il.
Laura le dévisagea quelques instants, lui essayant d'éviter son regard. En effet, il n'avait pas envie de s'attarder sur un détail qui risquait de devenir un problème majeur s'il y prêtait attention. Tout ça, c'est juste des mystères magiques, et ce n'est pas mon travail de les étudier.
Au bout d'un moment, ils parvinrent à une sorte d'entrepôt, qui dégorgeaient cargaisons et mourniens sans discontinuer. Ils se faufilèrent entre les badauds, qui ne firent que s'incliner devant Filsle sans accorder un regard aux deux autres. Lae chef(fe) s'inclina de même, aussi respectueusement, laissant comprendre qu'il était « leur » serviteur. Classique, se dit Ludwig en observant la scène.
Dans l'entrepôt, il n'y avait pas seulement des caisses et des machines associées ; des bateaux volants aux allures d'exocoetidae et d'autres engins dont les foreuses ne laissaient pas douter de leur utilité première. Cependant, aucune arme n'était visible, du moins en amont… Bien que les mages utilisaient leur magie pour guerroyer, Ludwig savait que l'ingénierie mournienne avait développé l'équivalent de l'armement militaire sur Terre.
Ils atteignirent le fond de l'entrepôt ; là-bas, un bunker solide ancré à la paroi survolait le vide, seulement lié à l'entrepôt par un mince filet. Filsle sourit face à l'hésitation de Ludwig, avant de lui signaler que ce pont était retenu par des sortilèges, tant par sa stabilité que son immobilité. Et c'était vrai ; à peine le jeune homme eut posé le pied sur le filet qu'il ressentit la lourdeur des enchantements cristalliser les cordages.
Il traversèrent le gouffre sans qu'aucun vent ne les rejoigne, seulement quelques gouttes d'eau formées par la condensation des stalactites. Qui aurait crû que cette expérience rappelle à Ludwig la traversée du portail pour atteindre le désert de Médine, il y a un an et demi de cela ? Il regarda dans les ténèbres, mais rien ; les lumières créées par les déformations spatiales n'existaient pas ici. Dommage…
Le bunker, donc. Une lourde porte de métal, sûrement de l'ophobalérium car le fer n'était que très peu conducteur en magie. Et le léger tintillement qui résonnait à ses oreilles… Des enchantements, en veux-tu en voilà !
— Vous ne faites pas dans la demi-mesure, déclara Ludwig se tourner vers Filsle.
— De simples précautions. Ne faites-vous pas de même pour des endroits qui vous sont précieux ?
— Je vous le concède. Comment peut-on… ?
Filsle leva sa main vers le mur brillant et suintant de sortilèges. Un lourd bâillement, et coulissages d’entrebâillement jusqu'à l'ouverture complète. Ronflement caractéristique ; un tourbillon de lumière gazeuse aux assonances kaléidoscopiques. Le mouvement chaotique de ces énergies dérangea le jeune homme, qui détourna le regard pour interroger silencieusement lae chef(fe) des Dardants.
Ce dernier ne le regardait même pas, et s'avança pour s'enfoncer dans le vortex. Machinalement, Ludwig lui emboîta le pas, avant de se rappeler que le danger n'était jamais loin ; il se tourna vers Laura, qui hocha doucement de la tête. Rien en vu, donc…
Il pénétra dans la lueur discordante.
La torsion qu'il ressentit était différente de l'expérience mournienne ; plus intriquée, moins intrigante. Fatiguée ? Peut-être, mais traduire les états d'âme d'un outil magique n'était pas facile… Au moins, la sensation du feu froid était familière, et le chemin au dessus du vide aux lumières frémissantes (ou faiblissantes ?), quand enfin la lumière l'accueillait.
Tous trois étaient dans une petite cabine téléphonique abandonnée, serrés les uns aux autres ; Filsle avait d'ailleurs changé d'accoutrement, portant un chapeau et un long manteau cachant son corps aux proportions bien trop fines et élaguées, presque inhumaines.
— Sortons, annonça ce dernier.
Il ouvrit la porte, les laissant découvrir l'air frais et humide d'un Oxford en lent réveil ; les cafés avaient ouvert leurs portes et placé leurs chaises huilées et propres. Sous le ciel gris, ils avancèrent jusqu'à un petit pub nommé le Ye Slippering Snail, connu pour ses banoffee pie d'une douceur inégalée dans tout le quartier de Littlemore. Lorsqu'ils entrèrent, le patron se tourna immédiatement vers eux :
— Bonjour ! Qu'est-ce que je vous s…
— Comme d'habitude, répondit Filsle en s'asseyant au comptoir.
Le patron ne fit aucun commentaire, et se contenta de prendre des bouteilles sur les murs, les déboucher pour préparer un cocktail. Sans arrêter ses gestes frénétiques et contrôlés, il interrogea du regard Laura et Ludwig. Le second commanda un jus de gingembre au citron, la seconde un thé d'aloe vera. Après un moment, leurs boissons furent servies, et Filsle annonça :
— La spéciale du chef.
Qui est le chef, ici ? pensa Ludwig en constatant qu'aucun client ne semblait être dérangé par le ton autoritaire du mournien. Il sirota son gingembre rehaussé en observant l'air du bar, et… bingo ! Les vibrations légères du tissage d'enchantement. Les Runes étaient bien plus visibles à la lumière du jour, car les kirrosi tentaient toujours de s'échapper pour suivre le doigt étincelant des photons.
Un fumet délicat. La spéciale du chef, donc. Contrairement à ce que les français supposent, la cuisine anglaise n'est pas en reste et beaucoup de spécialités furent inventés et jalousement gardées ; un dwillbelling, un ragoût oxfordien. Impossible que l'on vous serve cela à un touriste quelconque. L'odeur du chou frit et de l'agneau baignant dans une sauce au vin de saule aux épices rêches suscitaient la bave aux lèvres. Avec appétit, Ludwig dévora son repas.
Depuis qu'il était devenu ambassadeur, on lui avait fait connaître un entraînement pour lui faire perdre du poids, réduisant ses consommations alimentaires à des légumes légers et de petites portions de féculents. Manger un plat gras l'avait manqué, pour ainsi dire… Du coin de l’œil, il vit que Laura semblait du même avis.
— Ha ha ! (Filsle attira leur attention en agitant sa grande cuillère) Si je dois trouver quelque chose qui nous rapproche, c'est bien notre appétit !
— Gulp… Ce « nous », c'est juste vous, Laura et moi, ou bien l'humain et le mournien ?
— Curieux… (Comme le jeune homme s'y attendait, Filsle évita la question) Lorsque vous construisez un ensemble, vous vous faites toujours passer en dernier. Est-ce lié à ce fameux « Christ » dont bon nombre de vos semblables m'ont vanté les mérites ?
— La question du martyr, rebondit Ludwig, sentant qu'il n'obtiendrait rien en se précipitant. Notre sens du sacrifice nous est presque hérité de lui, j'imagine que cette règle linguistique a fait de même.
— Vous vous basez sur une simple légende pour construire votre moyen le plus efficace pour communiquer…
— N'est-ce pas ce qu'on fait les mourniens par eux-mêmes ?
— Non. Nous ne nous basons pas sur des légendes, mais des faits.
On sentait dans son regard courroucé qu'il disait vrai, mais c'était compréhensible ; après tout, les mourniens avaient vécu, vivaient et vivraient encore. Il était fort possible qu'ils aient connu Mériodionus ou Mordred Heizenbald. D'ailleurs, Jésus Christ devait peut-être fait partie de cette liste…
— Sauf pour les Premiers Nés.
C'était Laura qui avait intervenu, silencieuse jusqu'à présent qu'on en avait oublié sa présence. Ludwig et Filsle clignèrent des yeux, la dévisageant en attendant une explication. Sans même tourner la tête, elle plongea quelques fois de plus sa cuillère dans le ragoût, avant de maugréer :
— Ce que mes chers anciens compatriotes oublient, c'est bien qu'ils furent les derniers, ils n'étaient pas les premiers à vivre sur Mourn.
— Balivernes ! (Filsle cracha presque) Ce ne sont que des boniments de sorcière pour faire croire que la magie ne peut être contrôlée.
— J'ai justement entendu dire le contraire, déclara l'ambassadeur en un sourire, des souvenirs de cours en compagnie de bambins remontant à la surface.
— « La magie est, par nature, instable et dangereuse », énonça Filsle comme s'iel lisait dans ses pensées. Mais ce que votre amie essaye de dire, c'est que la magie est quelque chose de divin.
— C'est pas ce que vous essayez de proclamer ? répliqua Laura sans en démordre.
Filsle frappa son poing sur le comptoir, faisant taire toutes les conversations du pub. L'air, jusqu'à présent léger, devint suintant de noirceur lourde et menaçante. Déglutissement, puis engloutissement de la peur, renflouée par un sentiment étrange ; la sensation que l'on ne risquait rien. La peau du jeune homme s'hérissa d'un côté, et de l'autre côté se lissa.
— Je ne veux pas de confrontations, seulement une bonne entente, s'efforça-t-il de faire sortir de sa bouche à travers les deux puissances antagonistes.
Un instant… ou deux ? Il en fallu pour que le calme revienne, ne laissant que deux visages suintant de colère. Une colère brute comme la pierre, froide comme les vieilles nappes phréatiques qui longeaient les sillons souterrains des vieilles rancœurs. Ou bien le ragoût avait tourné et ce n'était qu'une simple indigestion.
— Je dois avouer deux choses, finit par dire Filsle en posant sa cuillère. Un, je ne supporte pas les sorcières. Deux, vous êtes vraiment bon pour trancher les débats houleux, monsieur l'ambassadeur.
— C'est que cela me tient à cœur
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