Chapitre 16 - Couper court à nos ardeurs
Filsle était doué en commandement.
En affaires ? Il était mauvais, ou au mieux illogique. Le faire signer un traité de non-agression était devenu un défi presque insurmontable ; en attendant que luille et son Conseil ait décidé si oui ou non ils acceptaient les termes du marché, Ludwig et Laura avaient été conviés dans une suite du repaire des Dardants. Ou plutôt, ils avaient été fait prisonniers. Il en profita pour appeler Yerkes, tandis que Laura feuilletait les pages d'un livre de la petite bibliothèque de la pièce.
— Allô ?
— Monsieur Yerkes ? Ludwig à l'appareil.
— Ah ! J'apprêtais justement à vous appeler… Quelles nouvelles ?
— Le repère des Dardants a bien été identifié, et j'ai pu entamer des pourparlers…
— Formidable ! Je savais que je pouvais compter sur vous…
— Pardon de couper court à votre réjouissance, mais les choses se sont compliquées.
— … Dites m'en plus.
— Lae chef(fe) des Dardants…
— Lae ?
— Ce n'est ni un mournien ni une mournienne.
— Tout cela est toujours compliqué… (Ludwig tiqua) Et ce chef vous retient enfermé contre votre gré, si j'ai bien compris ?
— Il y a de ça. De plus, luille et ses fanatiques se sont mis en tête de batailler jusqu'à la mort les forces anglaises afin de reproduire une légende à propos d'une prophète.
— Une guerre sainte, donc… Qu'en pensez-vous ?
— Ils sont parfaitement en droit d'exiger de mourir pour leurs idéaux ou leurs dieux. Mais j'essaye de leur faire comprendre qu'ils ne peuvent tuer des civils.
— C'est un bon compromis… Tentez toutefois de les empêcher de lancer une guerre contre nous.
— Je ne peux pas, se répéta Ludwig. Les Dardants ne tuent pas par racisme ou par cupidité. Ils veulent, tout comme les vikings d'antan, mourir au combat. Seulement, ce dernier doit être insensé.
— Tentez quand même. N'êtes vous pas le meilleur ambassadeur terrien-mournien ?
Ludwig pinça ses lèvres face à cette pique ; il ne pouvait répondre à la négative, au risque de se délégitimer. Avec un soupir, il répondit :
— Je ferais ce que vous me demandez de faire.
— Il vaudrait mieux. Le Premier Ministre compte sur nous sur cette affaire… Je m'occupe des renseignements, vous de la paix.
Yerkes raccrocha sans demander de restes, laissant Ludwig sur sa faim ; cet homme cachait quelque chose… Des informations, sans aucun doute, mais pas à propos des Dardants. Alors quoi ? Soudain, Laura se détourna de son livre :
— Tu fronçais les sourcils tellement fort que je pouvais sentir les miens faire de même. Qu'est-ce qui te tracasse ?
— Yerkes. Je sens qu'il dissimule certaines vérités derrière un voile jovial ou noble. Parfois, j'ai l'impression qu'il agit pour son profit, mais juste après il me donne l'envie de lui faire confiance et de l'aider à instaurer la paix à Oxford.
— Bref, tu l'aimes pas.
— Si c'était aussi simple, je ne travaillerais pas pour lui, sourit-il face au résumé simpliste de Laura. Je suis bien plus libre que n'importe quelle personne travaillant dans le même milieu que moi, parce que je suis le seul à pouvoir m'en sortir en cas de pépin.
— Sauf quand des Autres t'attaquent.
— Si c'est le cas, tu seras là pour m'aider.
Il ne remarqua pas l'air étrange de Laura, qui avait baissé la tête vers son livre ; Alice aux Pays des Merveilles. Un classique, et bien plus profond que l'on pourrait penser de prime abord. Comme tout le monde, en fait.
— Vu qu'on a rien à faire… (Ludwig s'assit sur le lit en face de Laura) Tu sais taper la discute ?
— Tu m'as déjà vu engager une « discute » ?
— Touché. Laisse-moi commencer, alors : tu es mournienne, mais tu ne m'as pas dit d'où.
— De… (elle mit un instant pour répondre) De la Tyrminie.
— Ah, je connais ! annonça-t-il en claquant des doigts. C'est une partie de L'Empire majoritairement agricole, je me trompe ?
— Oui…
— Tu venais du Sud ou du Nord ?
— Du Nord, je crois.
— « Tu crois » ?
— J'ai peu de souvenirs de cette époque. Mes parents et moi ont déménagé très tôt sur Terre, il y a 400 ans à peu près. Je suis revenue sur Mourn 20 ans avant l'Apparition, selon la chronologie de là-bas.
— Sur Terre, donc… Où ?
— À Salem.
Un onde traversa Ludwig. Quelque chose de puissant, qui semblait s'enrouler autour d'un centre solide et fissuré le figea un instant. Des images. Des sons. Des cris ? Du feu. C'était d'elle, ce truc. Mais comment ? Instinctivement, il lui prit la main.
— Toutes mes condoléances.
Elle sursauta, néanmoins ne repoussant pas le contact. Ses doigts étaient froids et moites.
— Je n'ai rien dit… Tu es empathe ?
— Tes parents, continua Ludwig en l'ignorant. Comment ils s'appelaient.
Ses yeux mauves s'écarquillèrent, avant de se plisser petit à petit jusqu'à s'emplir de larmes sèches, qui n'avaient que trop coulé.
— Ils… Oh par le Serpent, je ne me souviens pas ! (elle mit sa tête dans sa main) Où sont-ils passés ?
— Attends.
Ludwig serra la main plus fort. Sa peau sentait les vibrations du sang qui pulsait, remonter vers le cœur. Dans un torrent incessant et insatiable, le flot vainquit la pesanteur, se propulsant vers le cerveau. Là, la foudre tombait sans cesse, minuscule en apparence, mais Ludwig l'entendait gronder en permanence.
Ils se trouvaient tous là. Les souvenirs. Mais on aurait dit qu'un nuage noir les entourait, les dévoraient un à un. Soudain, le Nuage remarqua le jeune homme, perdu entre les éclairs disparates. Il hurla vers lui, et fonça, gueule ouverte. Ludwig, lévitant, l'évita avec un roulement de bassin, le laissant percuter un pilier de lumière, qui tinta d'un son cristallin.
Le monstre enthymiophage beugla de douleur, se retournant vivement vers le jeune homme flottant. Comment faire pour vaincre cette atrocité ? pensa-t-il en esquivant un nouvel assaut. Une nouvelle fois, la chose percuta un pilier de lumière, et revint le cri crissant de souffrance. Ludwig commençait à comprendre.
« Hé ! Viens ici, sale sac de fumée ! »
Piètre insulte. Mais apparemment, l'intention prévoyait dans ce monde dichromate, aussi le Nuage se retourna encore, laissant apparaître deux yeux rougeoyants. Elle fulminait. Bien ! Ludwig se plaça juste devant un pilier de lumière.
Seulement, son plan fut vite contrecarré ; la créature plissa des yeux, et bifurqua dans son plongeon pour le percuter sur le côté. La douleur qu'il ressentit fut semblable à la morsure du blizzard. Quand Ludwig se détacha de la mâchoire, il constata avec effroi que son bras avait une apparence fantomatique.
Il se tourna vers la créature, qui mâchouillait goûlument son amuse-bouche en lui lançant un regard qui se traduisait par : « Tu es venu sur mon terrain de chasse. Ta faute. ». Ignoble, quoi. Bref, Ludwig n'avait plus de plan en tête… À moins que… ?
Et à peine eut-il cette pensée que les piliers le tirèrent vers lui, leur force d'attraction croissant avec leur lueur laiteuse. Puis le brillant du diamant, et enfin la fureur du soleil. C'était insupportable, les deux combattants hurlèrent de douleur.
Soudain, les piliers explosèrent, et leurs fragments de pure lumière formèrent un siphon au creux de la main de Ludwig. Chaque morceau se colla à l'autre, et formèrent un outil qu'il mit un moment à reconnaître.
Le Tranchecoeur n'a pas besoin d'être aiguisé.
Oh, il pouvait presque se couper rien qu'en le regardant. Le fil de la lame était d'une finesse inégalée dans tout l'univers, et Ludwig le ressentait jusqu'au sein de ses fermions les plus petits. Le Nuage recula, terrassé par la peur simple d'être séparé à jamais.
« Oui, recule. Même moi, je le voudrais, mais je ne peux pas. » dit-il à haute voix à travers le vide en levant le bras.
La Chose hurla, et il abattit la lame coruscante.
* * *
— AAAARGH !!!
« Yannis » porta sa main à son visage, qui pulsait d'une magie corrompue. De la fumée noire s'échappa de sa bouche, son nez et ses yeux.
— Yannis ? (Kara et Lorkhan se tournèrent vivement vers lui, la première se précipitant à ses côtés) Qu'est-ce qui t'arrive ?
Mais le changeforme ne pouvait répondre, au risque de briser son déguisement. Par quel sorcellerie… ? Quelqu'un avait tenté de rompre son lien avec sa sœur récalcitrante, et avait presque réussi. Qui ? Comment ? Il bullait de colère et imaginait le coupable sous ses doigts, lui rompant le cou de la même manière que ce putain de Tharakson !
— Je crois que Sharivari lui avait jeté un maléfice avant de partir, tenta Lorkhan en écartant prudemment sa fille. Ne le touche pas, ou il pourrait t'infecter.
Du coin de son cœur pourri, le changeforme remercia magnanimement son « ancien tuteur ». Il devait rester calme… Contrôlant son souffle, il fit un signe de la main aux deux autres pour qu'ils le laissent tranquille, et heureusement, ces bouffons obéirent. Lorsqu'ils sortirent de la pièce, le changeforme vit sa peau se craqueler comme une terre aride.
Dessous, sa vraie substance sautillait joyeusement, goudron infâme dont la puanteur infesta la pièce. « Yannis », ou ce qu'il en restait, plongea sa main dans sa poche et en sortit une simple mèche de cheveu en apparence. Mais ce petit résidu renfermait un trésor inouï.
Le plaçant sous son nez déformé par l'énergie négative, il inspira l'odeur. Les souvenirs, ses souvenirs devinrent les siens. Ses sens, ses échéances, ses réjouissances. Ses colères austères et aveugles, son désir et sa peur. Petit à petit, sa peau redevint normale, ses yeux n'étaient plus deux puits d'absence. Il inspira un grand coup, avant de tomber à genoux.
C'est pas passé loin, et il essuya la sueur de son front.
— C'est bon, j'ai réussi à la chasser !
Les deux revinrent à la charge, aussi il leur offrit son sourire le plus victorieux, sans oublier un soupçon de charme pour la demoiselle. Et quelle ne fut sa satisfaction quand il vit le soulagement non dissimulé dans le regard de sa bien-aimée. Elle est si belle quand elle s'apprête à pleurer…
— Je suis revenu d'entre les morts, ricana-t-il. C'est pas une bête malédiction qui va me… Oof !
Elle s'était précipitée pour l'enlacer. Du coin de l’œil, Yannis vit Lorkhan détourner pieusement le regard, tandis que sa fille murmurer à son oreille parfaite :
— Ne me refais plus ce coup-là, compris ?
— Promis, répondit-il avec la plus grande sincérité dont il pouvait faire preuve.
* * *
Libre… ?
Cette pensée s'imposa à Laura comme un chœur lancé aux cieux comme un défi. Cette sensation… Ce n'était pas complet, mais ça suffisait. Oui, ça suffisait à lui faire monter les larmes aux yeux. Les couleurs étaient redevenus plus colorées, l'air plus respirable…
— Wowowow ! (Ludwig la fit sursauter en la lâchant brusquement ; elle avait l'impression d'avoir reçu une décharge) Je t'ai pas fait mal ?
— Je ne sais pas ce que tu as fait, mais j'ai le cou serré… (elle ravala ses larmes) Pfiou… Je me sens renaître.
— Tu es sûre que tout va bien ?
— Oui ! Pas besoin de prendre cet air soupçonneux, je n'ai rien consumé d'illicite !
— Mouais…
— Qu'est-ce que tu as vu ?
— « Vu » ? J'aurais pas vraiment dis ça, j'ai aucune image dans me tête, juste… une impression plaquée contre une sensation, je dirais. Suis-je devenu fou ?
— Tu as utilisé de la Magie Ancienne, donc tu n'en es pas loin.
— Super, je vais pouvoir comprendre comment Yannis fonctionne, maugréa-t-il en s'affalant sur le lit.
Poussée par une impulsion soudaine, elle fit de même. Et les voilà donc tous les deux, se regardant dans les yeux. Pendant un instant, elle sentit quelque chose remuer en elle… Elle l'ignora ; de toute façon, ce quelque chose s'était endormi il y a longtemps. Laura resta à plonger dans ce bleu marin à céleste, aux reflets argent et turquoise.
— Je n'ai pas de si beaux yeux, j'imagine ?
— La beauté dépend de trop de facteurs pour qu'on l'objectivise. Moi, j'aime bien leurs reflets.
— Qu'y vois-tu ?
— Un miroir qui absorbe tous mes soucis, finit-elle par dire après réflexion.
D'un geste un peu fébrile, elle releva une mèche qui tombait devant ses yeux.
— Les tiens sont profonds, mais j'imagine qu'on te l'a déjà dit.
— En effet, pouffa-t-elle, heureuse de pouvoir entretenir une conversation aussi désuète. Il va te falloir plus que ça.
— « Plus que ça » pour quoi ?
— À toi de choisir.
Un jeu. Un simple jeu auquel elle jouait avec la seule amie que Laura s'était faite. Son visage, son nom, sa maison… Tout cela avait été emporté dans les vagues de sa mémoire. Seul restait les rires et la même sensation qui s'emparait d'elle en ce moment. Ce fut un délice d'observer Ludwig se débattre entre deux hypothèses sentimentales, alors que la réponse était aussi simple qu'ouvrir un œil après l'autre.
— Tes yeux ont cette sorte d'étrange vibration… Quand je m'y plonge, je traverse un voile sombre pour me retrouver dans une mer de cristaux. Tranchants, mais leur beauté s'éternise dans ma rétine.
— Pas mal. Tu devrais poser tes pensées sur papier.
— Elles sont trop éphémères pour s'assujettir à l'immobile.
* * *
Béryl se réveilla.
Allongée sur un brancard, quelqu'un se trouvait au dessus d'elle, mais sans ses lunettes, tout était flou. Tout à coup, on lui en mit une paire sur le nez, et elle vit…
— Kara !
— Ne bouge pas, lui intima cette dernière. Ta blessure est certes refermée, mais le tissu cicatrisé est fin.
De toute façon, le moindre geste provoquait une vive douleur, alors elle obéit tout naturellement. Tout ce que Béryl pouvait faire, c'était tourner la tête. À côté d'elle, Bartavius, allongé lui aussi, avec Yannis et une autre personne qu'elle ne connaissait pas qui tentaient de le ranimer.
— Je me souviens… L'explosion… Merde ! Où… est… Sharivari ? demanda Béryl avec effort.
— Respire calmement. Et pour info, il est mort ; son propre sort l'a amené à l'orbasos, et de toute façon le contrecoup l'aurait tué dans tous les cas.
Béryl était soulagée de savoir que ce renard n'était plus de ce monde, mais…
— Et les autres ?
— Tu veux parler de ceux qui étaient à son service ? Enfuis, après avoir blessé Yannis.
Ils devaient être sacrément dangereux pour réussir un tel exploit. Mais s'ils étaient partis, ça voulait dire qu'ils allaient raconter à tous les Dardants que les humains les avaient attaqué ! Affolée, elle se mit à respirer par saccades… quand Kara lui prit la main pour la forcer à la regarder.
— Je suis là. Tout va bien.
Soudain, Béryl se sentit mieux… ou plutôt, tout ce qui la faisait stresser se diluait dans une plénitude bienvenue. Elle se mit à sourire comme shootée à la kétamine, avant de balbutier :
— Je dois faire mon rapport à Ludwig… Il faut qu'il sache qu'il court un danger.
— Il a dû comprendre qu'il était déjà en danger dès le moment où il s'est engagé dans cette histoire.
Après un moment de psalmodies et de lumières colorées, Béryl vit Bartavius revenir à lui en sursaut ; contrairement à elle, son corps n'avait pas été très endommagé. Il est donc moins solide que moi ? Marrant… Béryl sentait ses pensées flotter, et elle finit par s'enquérir :
— Qu'est-ce que tu m'as fait ?
— J'ai converti tes émotions négatives en carburant pour les positives. Le corps est lourdement affecté par ce que tu ressens, perçois. Mais ne considère pas que la douleur ait disparu pour autant ; elle est toujours là, mais tu ne la perçois plus de la même façon.
En effet, lorsque Béryl tentait de bouger, elle avait l'impression qu'on la frottait avec une éponge gorgée d'eau chaude. Suivant le conseil de la magicienne, elle ne s'agita pas, mais soupira tout de même :
— J'ai servi à rien, là-bas.
— Tu rigoles, j'espère ? Je suis étonnée que Yannis et Bartavius ne se soient pas sautés dessus à la première occasion en emportant le manoir et la vallée dans leur ballet. Arriver à les gérer en même temps est un exploit légendaire.
Même si c'était des encouragements maladroits, Béryl se sentit un peu fière. Avec un sourire en coin, elle lança à Yannis et Bartavius :
— Vous entendez ça, les garçons ? Arrêtez de vous chamailler pour des bricoles ou maman va vous gronder !
— Elle délire, avança Yannis.
— Ça aurait pu être pire, ajouta Bartavius ; il massa ses épaules en se redressant, avant de continuer : Tu t'es amélioré en magie curative. As-tu pris des cours récemment ?
— Quand on se fait déchiqueter le bras, ça nous enlève certains blocages, répondit le Mage en venant s'occuper de Béryl.
Elle sentit l'énergie réparatrice renforcer ses tissus, dégager les traces de brûlures et quelques cicatrices résiduelles. Quand cela fut terminé, Kara lui lâcha la main, et de suite la scientifique se sentit morose. Toutes les petites choses chiantes étaient redevenues chiantes. Qu'on est bien chez soi, ironisa Béryl en expirant son soulagement.
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