Chapitre 25 - Apraxies consécutives
*Un jour plus tard…
Peut-être qu'il n'y avait pas assez de « Wow » pour décrire la splendeur unique d'Apraxia.
Ludwig avait vu Barakav et Dal'Agard ; la première était une cité originale aux proportions classiques, la seconde était une pièce d'art de quelque fou qui aurait trop forcé sur la bouteille et la poudre. Apraxia était un chef d'oeuvre d'ingéniosité : juchée sur une montagne à la manière d'un Mont-Saint-Michel, la ville possédait des centaines de câblages pour laisser passer tramways, téléphérique et d'autres moyens de transports qui faisait de cette ville une sorte de pullulement vivant, cette image venant à Ludwig aussi naturellement qu'une respiration.
La ville ne semblait pas scindée contrairement à Dal'Agard, ou fantaisiste comme Barakav : les maisons de maître et du peuple étaient mélangées, juchées les unes sur les autres dans un entrelacement qui n'évoquait nul chaos, mais une organisation plus profonde qu'un simple esprit humain aurait pu concevoir ; une démonstration de ce dont l'esprit mournien était capable de mieux.
Tenez, par exemple ! Les rues se nettoyaient d'elles-mêmes, grâce à d'habiles systèmes de canalisation externes ; toutes les heures, une alarme légère se faisait entendre, les gens se plaçaient sur de petits piédestaux construits pour l'occasion, et un torrent d'eau de neuf secondes et trente-huit dixième, chargé de produits désodorisants, désinfectants et non toxiques, se déversaient dans les rues. La cité étant un cône spiralé, l'eau redescendait jusqu'à sa base pour être traitée, filtrée, les déchets récupérés, recyclés pour ne laisse qu'une eau propre, riche en nutriments.
Et puis ! La cité comprenait nombre de salles « communes », qui pouvaient servir de scènes de spectacle, de laboratoires temporaires, pour des réunions ou des marchés. C'était principalement des hangars vides, mais ils ne l'étaient jamais longtemps ; l'administration était aux petits soins pour qu'il y ait toujours de la place utilisée.
Mais alors ! Qui dirigeait cette cité ? L'Empire. Il déléguait son pouvoir au Ro'sh, qui distribuait son autorité aux Yadden, les tristement renommés « Exécuteurs », qui faisaient régner l'ordre dans la ville.
Mais tout cela, Ludwig le savait déjà. Il connaissait le fonctionnement de chaque capitale sur le bout de ses doigts (un an de plus et cela aurait valu pour chaque ville, mais le temps…). Bref, il n'y avait pas d'équivalent dans tout l'Empire, Apraxia était décidément un trésor préservé.
Alors que l'oiseau de feu ralentissait, Maty souligna au pilote mournien :
— C'est très similaire à nos villes terriennes.
— Notre savoir vous a été magnanimement transmis par Aruwun, la Pionnière de l'ingéniosité, lui assura-t-il avec un sourire poli.
— On est nos propres inventeurs ! protesta Saulia en croisant ses bras, prête à défendre verbalement ses congénères.
— Ce n'est pas ce que j'ai entendu dans son discours, répliqua le pilote sur un ton sec.
— Et bien, elle a peut-être menti !
Elle se couvrit la bouche, se rendant compte de sa gaffe en voyant le visage étonné du pilote. Ludwig rattrapa le coup en ajoutant :
— Ce que mon amie veut dire, c'est que l'illustre Pionnière, et que le Grand Serpent me siffle dans l'oreille si je suis offensant, a peut-être menti sur le fait que les humains ont quémandé l'aide supérieure d'Aruwun ; en bonne professeure, elle a sûrement donné quelques indices et laissé les humains se débrouiller seuls, afin qu'ils puissent un jour arriver à la cheville de l'Empire lui-même.
Le mournien le regarda un instant, avant de paraître satisfait car il hocha de la tête. Il siffla quelques notes, et l'oiseau ralentit d'autant plus jusqu'à planer au dessus de la cité… avant d'être entouré par des magiciens en robe noire, en pleine lévitation, les bras chargés de magie. Les Exécuteurs… comprit Ludwig en voyant leurs masques de fer aux allures tranchantes.
— Qu'est-ce qu'il se passe ? s'écria le pilote, tandis que son oiseau criait de stupeur.
— Au nom du Ro'sh, les humains Ludwig Lénot, Maty Audile et Saulia Liéné et le vampire Kor Al'Tain sont sommés de se poser dans les plus brefs délais, et sans opposer de résistance ! cria une voix amplifiée par magie.
— On fait quoi ? demanda instinctivement Ludwig à Edward, les conseils du chat toujours en tête.
— On écoute pourquoi ils nous en veulent, et tu les entourloupes assez pour qu'ils nous laissent partir, puis tout le monde est content.
Le vampire lui lâcha un sourire carnassier à faire froid dans le dos, mais Ludwig ne se laissa pas démonter :
— D'accord, mais je ne les entourlouperais pas, j'essayerais juste de trouver un compromis.
— C'est ça, c'est ça…
* * *
Le pilote, sous les ordres des Exécuteurs, désactiva la bulle et fit flotter ses passagers jusqu'à une plateforme prévue à cet effet ; ils les dépouillèrent de leurs armes, de leurs appareils électroniques et leur passèrent des menottes aussi douces et confortables que le plus douillet des lits (les Apraxiens traitaient leurs prisonniers avec le plus grand des égards, car plus une prison était dorée, plus on était aveuglé et incapable d'entrevoir la liberté).
Les magiciens masqués ouvrirent la porte devant la plate forme, menant au réseau des couloirs les plus complexes de tout l'empire, et s'y engagèrent en entourant le petit groupe.
— Vos menottes ne sont pas trop serrées ? s'enquit un Exécuteur à travers son masque de fer envers Saulia, alors qu'il prenait délicatement le chat dans ses bras.
— Euh, non… Merci ?
— Avec plaisir. Faites moi savoir si vous désirez quelque chose en attendant que votre affaire soit avancée.
— J'ai une question…, commença-t-elle.
— Le pilote ira bien, intervint Maty.
L'Exécuteur et Saulia se tournèrent vers elle. Edward lui fila un coup de coude, et Maty lâcha un plainte étouffée avant de lui lancer un regard d'excuse. Ludwig, lui, commençait vraiment à être rongé par la curiosité.
— Votre amie a bien… deviné, ajouta l'Exécuteur en rajustant Ananko qui s'agitait dans ses bras. Ce pilote n'a rien à voir avec vous, sinon de vous avoir aidé dans un moment de besoin. Nous le tenons aucun grief.
— Et nous, dans l'histoire ? s'enquit Edward, une menace couvant dans sa voix. Vous allez nous dire pourquoi on arrête l'ambassadeur de Mourn alors qu'il n'a fait aucun crime !
Ludwig ne put voir l'expression sur le visage de l'Exécuteur, mais au moins ressentit-il son désarroi… qui fut remplacé par ce sentiment indescriptible, qu'il aurait pu traduire par « devoir ».
— Nous… pourvoirons à vos besoins. C'est tout ce qu'on peut vous promettre.
— Cela, ce sera à moi de l'envisager.
Un grand mournien non masqué sortit de l'ombre ; un visage carré et dur au nez droit comme le fil d'une épée, une bouche fine et pincée, partiellement scindée d'une cicatrice, une chevelure blonde qui ondulait sur des épaules larges, ses yeux ambre étaient fendus comme ceux d'un chat. Dès qu'ils croisèrent ceux de Ludwig, il sentit l'immense volonté qui les habitait, écrasante et effrayante.
— Professeur Heinzenbald ! et l'Exécuteur s'inclina si bas qu'il lâcha Ananko, lequel miaula d'indignation.
— Tiens, tiens… Ne serait-ce pas notre merveilleux porté disparu ?
Edward fit face au mournien qui était aussi grand que lui, et les deux se toisèrent d'égal à égal. Ludwig ressentit une vague de… nostalgie ? Elle émanait des deux individus en refluant sous le coup des couleurs de diverses émotions, puis ressurgissait en ardeur jaune et verte, teintée d'ocre.
— Je te croyais réduit en cendres, lâcha l'un.
— Je te croyais parti dans l'Antre du Serpent, lâcha l'autre.
Et ils se mirent. D'un rire franc, pur et clair, d'un grinçant, strident et crissant. Deux âmes, deux faces d'une même pièce. Ludwig ressentit une autre émotion. D'une profondeur insondable, indéfinissable et d'une puissance jamais égalée.
— Vous êtes amants ? lança-t-il sans réfléchir.
Il aurait mieux fait de tenir sa langue ; les deux piliers se tournèrent vers lui, ambres et rubis le vrillant de part en part. On entendit un râclement de gorge discret – l'Exécuteur – suivit d'un « je dois retourner à mon poste » et l'importun… s'exécuta. Edward fit traîner sa voix :
— Je dois t'avouer que ça fait trop longtemps, Karmeni… Des choses ont changé.
— Bien sûr. Vous !
L'Exécuteur rejaillit des ténèbres, droit et immobile.
— Les charges contre eux sont levées jusqu'à que j'en décide autrement. Retirez leurs chaînes !
Et il s'exécuta. Un geste et une formule scintillante dans l'air, puis les chaînes tombèrent de leurs poignets.
— C'était rapide, commenta Saulia, cependant en regardant avec peine les bracelets moelleux.
— C'était écrit, ajouta Maty.
Nouveau coup de coude d'Edward. Son amant le remarqua et haussa un sourcil interrogateur, le vampire lui offrit un sourire qui signifiait très simplement : « pas tes oignons ». Heinzenbald soupira et fit un petit signe de main.
— Suivez-moi.
— Où ? (Ludwig s'était décidé à rouvrir son clapet, mais pas pour dire une ânerie) On nous traîne du bout à l'autre de la Terre et de Néo-Mourn, j'aimerais bien savoir où !
— Vers mon maître.
Tous se tournèrent vers Ananko, étonnés. Le grand magicien ne parut nullement surpris ; il s'agenouilla pour caresser le chat, qui se frotta contre son genou. Saulia balbutia :
— Ananko, tu… le connais ?
Il ne répondit pas. Il suivit Heinzenbald qui s'était mis à marcher d'un pas vif. Le groupe fit de même, bien que Saulia tenta d'harceler son chat pour plus de réponses. On vit dans un monde fou, quand même, pensa Ludwig.
Oh, ça va ! fit une petite voix dans sa tête, sûrement celle du bon sens. Tu chevauches de phénix hypersoniques, tu prends des portails et cherche un artéfact magique capable de rendre fou l'ensemble des mages d'un pays.
Touché. Ludwig se demandait si c'était bon de répondre à une petite voix dans sa tête, sachant qu'il avait lu que l'une des premières étapes de l'orbasification passait par là ; heureusement pour lui, son ADN était tout à fait humain.
Le couloir, faiblement éclairé par des lampions, s'élargit soudainement en un hall immense. La transition avait été brutale au point que Ludwig en perde l'équilibre et s'appuie contre le mur. Froid.
Des piliers de lumière surgissaient du sol pour crever le plafond, les murs étaient gravés d'antiques fresques presque vaincues par le temps, ou bien la magie de Néo-Mourn n'était pas assez puissante pour maintenir le sort de restauration de la cité… Non, ce n'est pas seulement ça ?
— En quoi est faite cette pièce ?
— Les piliers sont fait d'hombregral épuré à 99,987 %, le plus haut degré jamais atteint (Karmeni se tourna vers une fresque, un… espèce de dragon à la bouche circulaire remplie d'aiguilles) Les murs, quand à eux, sont fait d'un métal très rare, si rare que toute la quantité que nous avons pu trouvé n'était que dans cette salle. Un métal qui datait d'avant les Âges Sombres.
— Les Premier Nés… souffla Edward, visiblement sous le choc.
— Tu n'étais jamais venu là, affirma Maty.
C'était étrange la manière dont elle parlait ; elle ne posait jamais réellement de questions.
— Venez ; le maître vous attend, leur dit Karmeni.
Soudain, Maty s'approcha d'Edward pour lui murmurer des choses à l'oreille, et le vampire fronça des sourcils. Ludwig ne comprenait pas pourquoi son amie faisait encore confiance au blafard… Était-ce une forme de syndrome de Stockholm ? Non, ne commences pas à faire des suppositions foireuses.
Là, au fond. Un trône noir.
Il sentit la peur primale de Maty, quelque chose depuis trop longtemps enfoui rejaillissait avec la fureur d'un volcan. L'air était saturé de magie, vibrait selon les forces obscures qui maintenaient cet endroit dans l'espace et le temps. Le blond déglutit en voyant qui siégeait dans la protubérance obsidienne.
Un être qui n'avait d'humain que les mains. Son corps était boursouflé de pierre tordues, de branches cassées et de fleurs fânées, aux proportions daliennes aliénantes. La chose possédait une dizaine d'yeux disposés un peu partout sur sa tête, qui clignaient les uns après les autres ; la bouche, si tenté on aurait pu la nommer comme telle, s'ouvrait en croix. En croix… Merde !
— Karm, qu'est-ce que t'as foutu ?
C'était la première fois que Ludwig entendait Edward le vampire jurer. Ça confirme ce que j'ai compris.
— Mon maître ne peut vous adresser directement la parole. Je ferais d'office de médiateur…
— Tu veux dire que tu vas nous retranscrire ses ondes psychiques ? pouffa Edward. Nous savons tous deux qu'Éléanora était la plus douée dans ce domaine…
— Tu penses que tu suffiras ?
— Non, mais je pensais au chat, et le vampire se tourna vers Ananko.
— Je ne suis qu'un messager : mon rôle ne peut changer.
— Saleté de quête scénarisée, grommela le vampire.
— Je peux m'en charger ! intervint Maty.
— Là, c'est vraiment suspect ! ajouta Ludwig à l'attention d'Edward.
— Vous deux, vous vous taisez ! Et la rousse, ferme ton clapet !
— Quel manque de respect ! s'offusque cette dernière.
— Je vous conseille de vous décider, je n'ai pas toute la journée, soupira Karmeni.
Ils se chamaillèrent en vieilles grands-mères dans un parc. Au bout d'un moment, Ludwig en eut assez… et s'avança.
Le « maître » ouvrit la bouche et lâcha des sons gutturaux, qui semblèrent appliquer une pression sur l'esprit de Ludwig ; il grimaça tandis que son cerveau tentait d'user de son talent pour traduire ces paroles absurdes.
…le vent…il souffle…
— Qu'est-ce que vous êtes en train de faire ? et Karmeni voulut stopper Ludwig, mais Edward le prit par l'épaule et lui intima d'un regard de ne pas interférer.
Ludwig sentit quelque chose de chaud couler sur sa lèvre supérieure. Le goût du fer. Le goût du sang. Il saignait du nez. Super, je vais peut-être mourir dans l'instant. Mais il continua. Il se plongea dans les profondeurs de son Don, cette chose qu'il avait repoussé et nié depuis si longtemps… Quelle importance ? Désormais, il ne lui restait plus qu'une arme, et il devait l'user jusqu'à qu'il n'en reste plus que des poussières.
Du moins, c'est ce qu'il espérait. Il pensait naïvement que ce don disparaîtrait aussitôt poussé trop loin. Il imaginait que ce Don, ce Cadeau était temporaire, muable. Juste une conséquence accidentelle de l'Apparition, comme tous les autres.
Le monstre. L'Autre. Le Valargus, Père et Mère de tous les prophètes parlait d'une langue plus ancienne que les Âges eux-mêmes. Il usait d'une langue oubliée de tous, mais pas de Ludwig ; lui l'avait entendu chez une, une unique personne dans son entourage. Celle qui comptait le plus pour lui.
Et, tout comme la langue l'imposait, le monde disparu. Il fut remplacé par ce vide intense, plus sombre que le sombre, sans rien d'autre que le rien, le vrai, le seul. Et eux. Une danse paradoxale de deux nihiliens… ou tout du moins un nihilien et un humain qui avait bien appris ses cours.
— Cela faisait longtemps que je n'avais pas parlé avec un frère, déclara en nihili le Valargus.
— Je ne suis frère que d'une sœur, répliqua Ludwig en croisant ses bras, ne sachant où se trouvait le bas, le nord et le côté.
— Pas de sang. De Mots. Ceux qui peuvent se parler sont frères, sœurs, lriesr [1]…
— D'accord, d'accord… Mettons les petites choses culturelles de côté, et dites-moi pourquoi vous vouliez nous voir.
— Pour te donner ceci.
Le Valargus tendit sa main humain couverte de pustules ligneuses, et ses longs doigts grincèrent pour révéler un étui. À la forme particulière : carré pour accueillir un tranchoir. Et l'impression qui s'en émanait, ce vide sans vide d'une liberté presque absolue…
— C'est l'étui du Tranchecoeur.
— Oui. Tout comme l'arme, cet objet possède une capacité sur l'état d'Âme de tout ce qui l'entoure, sans toutefois toucher à la magie. Trait qu'il partage avec l'Hexasceptre… ou le Calice. Mais faire des comparatifs d'absolu peut devenir… très, très mauvais pour l'esprit. Bien sûr, son pouvoir est bien moins potent que le Tranchecoeur
— J'ai un millier de questions…
— Et moi un millier de réponses.
—…mais je ne suis pas là pour recevoir quelque objet magique pour accomplir une quête bizarre. Ananko, votre vassal, nous as apprit que venir à vous permettrait d'atteindre le Tranchecoeur pour stopper le sort de contrôle des Dardants.
— Tu es tel que je l'avais prédit ; désintéressé par le désir matériel, ce n'est que le sentimental qui te tient à cœur. Très touchant.
— Je sens du… du… ? (Ludwig dit le mot « sarcasme » en français en espérant que le Valargus comprenne) dans votre voix.
— Comme tu le constates, c'est un concept qui nous est étranger, nous les nihilons.
— Donc vous m'appréciez… J'imagine que ça s'accompagne de quelques bienfaits ?
— Oui, mais un seul cependant : une mise en garde.
* * *
Saulia assistait à la conversation étrange entre Ludwig et le « maître ». Le groupe s'était assis depuis déjà trois minutes, tandis que son ami déblatérait un bla-bla sans fondements, répondu par la créature qui crissait avec sa bouche en croix, et le blond semblait être plongé dans une sorte de transe. Ananko ronronnait sur les jambes en tailleur de la rousse, jusqu'à qu'elle lui chuchote :
— Ton maître, tu sais de quelle espèce il appartient ?
— Pourquoi parles-tu si bas ? répondit son chat sur le même ton.
— Parce que je ne fais pas confiance à Edward, et que Karmeni est son amie ? Et que Maty est impossible à mettre dans la confidence ?
— Et moi ?
— Tu es peut-être missionné par ce « maître », mais tu es mon chat. J'ai lu assez de livres sur les familiers pour comprendre que rien ni personne ne peut nous séparer.
— Je ne suis pas ton familier, et même si c'était le cas, le lien qui nous unirait ne serait pas indestructible.
— D'accord, d'accord… (Saulia se renfrogna) Mais je te fais confiance.
— Moi aussi, bailla le chat, puis la regarda de ses deux émeraudes.
La sincérité de cette réponse vibra à l'intérieur d'elle.
— Alors, ma question ?
— Mon maître est un Gardien.
— Un habitant des Limbes ?
— Il est ici, et ailleurs. Mais il n'est pas n'importe quel Gardien : il est celui qui garde la clé.
— Comme tous les Gardiens, non ?
— Non. Les autres gardent les Portes. Lui, c'est la Clé. C'est lui qui confère aux rares élus la charge de ce pouvoir.
— Te l'a-t-il conféré, cette clé ?
— Oui. Mais il n'y a pas que moi ; l'autre l'avait sur lui également.
— Qui ?
— Hé !
C'était Maty qui avait coupé la conversation en tirant frénétiquement sur le bras de Saulia. La blonde, visiblement paniquée, montra du doigt l'endroit où Karmeni…
— Il nous trahi.
Que… ? Saulia se tourna pour voir si Edward avait été prévenu… avant de constater avec effroi qu'il était endormi, attaché à un pilier de lumière. Puis le regard de la rousse fut attiré par un scintillement dans les hauteurs ; là, elle vit une lame acérée, puis deux, quatre, neuf et douze ! Les Dardants descendirent des plafonds à l'aide de fils, araignées masquées d'écailles tranchantes.
Karmeni débarqua depuis les ombres, son masque sur le côté droit de sa tête. Il souriait, et tapota la tête d'un Edward dodelinant. Avec un rire, il déclara :
— Qu'il est présomptueux de votre part de penser que d'anciens alliés le seront à jamais. Et que tous les mourniens de Néo-Mourn sont prompts à ployer sous le joug humain.
— Je te l'avais dis ! glapit Maty en se cachant derrière Saulia.
Le grand magicien blond ordonna à ses hommes de se saisir de Ludwig, qui ne résista pas, toujours en train de lâcher des sons incompréhensibles. Il ne réagit même pas quand on le bâillonna et qu'on lui attacha les deux mains dans le dos ; les Dardants l'emportèrent avec autant de facilité qu'un fermier et son agneau.
— Ananko ! s'exclama Saulia.
Le chat bondit sur elle, en elle, et une bourrasque enluminée balaya l'ensemble de la salle. En Saulia, la bourrasque enfla pour laisser apparaître un duvet noir et roux, changer son nez en museau aux longues et fines moustaches, fendit ses yeux pour qu'ils deviennent deux jades fulgurantes. Ses dents s'allongèrent en crocs, ses ongles devinrent griffes étincelantes.
Elle se mit à quatre pattes et feula. Le vent cessa de souffler, et un Dardant s'exclama :
— Qu'est-ce que c'est que cette horreur ?!
— Rien qui puisse nous empêcher d'accomplir notre destin ! et Karmena fit une large geste de la main en direction de la chatte-garou. Lancez vos sorts les plus puissants !
Les Dardants hurlèrent leurs Mots, tracèrent leurs Runes et déchaînèrent sortilèges, enchantements, maléfices, conjurations… Un déluge d'éclairs, de métal et de pierre, de flammes s'engouffrèrent à l'unisson dans le hall pour plonger sur Saulia.
Mais elle se sentait bien plus puissante que toute personne présente. Les projectiles magiques avançaient au ralenti, elle les évita en courant sur les murs. Elle toucha un pilier, qui tinta et la propulsa vers un Dardant qu'elle déchiqueta d'un coup de griffe retourné, sa gorge déchirée et ensanglantée. Avant que son voisin s'en soit rendu compte, la queue de chat fila à sa jambe pour le faire tomber tête la première contre le sol, si violemment qu'on entendit un craquement.
Un magicien la remarqua dans la panique, et lança le Glyphe d'Arrêt Sommaire. Saulia fut enchaînée par la magie pendant un instant mais la résistance était faible. Elle poussa sur ses membres arrière, approchant le Dardant qui hurlait de terreur… avant que son sort ne faiblisse, qu'elle ne fonce sur lui et lui arrache ses entrailles de ses dents.
Les Dardants étaient entraînées : ils se réunirent pour lancer une vague de charmes destinées à affaiblir, à tromper, à décourager. Saulia en évita quelques uns, d'autres rebondirent sur son pelage semi-spectral, un seul l'atteint mais ne la ralentit qu'un instant. Elle faucha un, deux puis trois Dardants, avant qu'ils ne s'écartent d'une lévitation.
— NAHASH !!!
Un serpent de lumière frappa Saulia de plein fouet, la fit valdinguer contre un mur. Ce dernier était si solide que le choc en fut plus dur. Le serpent s'enroula autour d'elle, l'étouffant. Elle griffa le sort, mais c'était inutile ; combattre une Nature n'avait rien de trivial.
Karmeni, main ouverte, bras tendu vers elle, contrôlait le serpent. Ses yeux ambrés s'embrasaient et le magicien souriait, puis commença lentement à refermer sa main. Le serpent serra plus fort, Saulia suffoqua. Elle devait trouver une solution… son esprit sombrait déjà…
Nous ne pouvons plus combattre, fit Ananko dans sa tête. Je vais couper la connexion. Soudain, le corps de Saulia redevint humain, un volute noir sortant de sa poitrine. Karmeni fit un geste de la main, et le serpent fondit sur le volute pour s'enrouler autour, formant une bulle de lumière. Le volute frappa contre les parois, mais il était prisonnier.
Elle retomba au sol, et le choc la fit tomber dans les pommes.
* * *
[1] Intraduisible (nihili) : désigne ce qui n'est ni frère, ni sœur, ou les deux à la fois.
Annotations
Versions