Chapitre 39 - Le plus grand acteur de tous les temps
Ludwig revint à lui l'instant d'après. L'Autre avait été vaincu par Saulia, et les autres se rassemblaient déjà en cercle pour brûler la créature à coups de magie. Le blond se redressa, et vit Laura tenant le Tranchecœur, l'air étonnée. Sauf qu'il ne ressemblait plus à un tranchoir, mais à un couteau. Ludwig se sentit soudain nauséeux, comme s'il avait perdu une partie de lui-même.
— Keriesh na vadal ? fit Bartavius.
— Hein ? répondit Ludwig.
— Na vadal ? Ipayth… Meyol !
Après ça, il se tourna vers Laura, qui était toujours figée dans son étonnement. Il se releva tant bien que mal et lui posa la main sur l'épaule.
— Laura, qu'est-ce qui se passe ?
Elle se tourna vers lui, l'air paniquée. Le Tranchecœur luisait dans sa main.
— Je ne sais pas ce qu'il se passe !
— Je ne comprends pas !
Elle continua de lui parler, mais il ne saisissait aucun mot. Confus, il se tourna vers Bartavius, qui articula en un anglais haché :
— Vous… ne comprenez plus… les langues.
— Qu'est-ce que vous m'avez fait ?
— Je ne… pensais pas que… la connexion se couperait (l'ancien directeur blêmit) Ce n'est pas… possible…
— Oh… Alors c'est bon ?
Ayant quitté l'activité de groupe, Yannis s'était glissé derrière Ludwig sans qu'il n'entende quoi que ce soit. Il ne ressentait aucune émotion venant de lui, mais ce n'était pas par perte de ses dons ; le visage de son ami magicien était ciselé d'un sourire froid.
— Qu'est-ce qui est bon ? recula Ludwig, sur ses gardes.
— Tout le monde, cessons cette comédie, voulez-vous ?
Ce que Ludwig prenait pour acquis et réel se brisa en mille morceaux sous ses yeux : « tout le monde » sauf Saulia, Maty et Edward, arrêtèrent à l'injonction du magicien. Sur tous leurs visages, la même expression glacée que l'ordonnateur… qui fondit, puis leurs visages, leurs têtes, leurs épaules, leur corps… jusqu'à qu'il ne reste plus qu'une boue noire horriblement familière. Le liquide bouillonna et fut parcourut d'une vague qui le fit glisser jusqu'aux pieds de Yannis, qui frémit. Puis le liquide sembla être aspiré par le magicien, qui gardait la même expression. Une fois tout la boue noire disparue, Yannis s'étira et fit craquer son cou.
— Aaaaah, ça fait du bien d'être entier de nouveau.
— Que…
Immédiatement, Edward apparut entre Ludwig et le magicien pour frapper ce dernier, mais lorsque le poing blafard transperça le corps, nul sang ne jaillit ; de la boue noire gicla par terre, et Yannis rit.
— La promptitude a toujours été ton fort, hein ?
Et il se métamorphosa, son visage parcourut de bulles qui modifièrent sa structure, la couleur de sa peau et de ses yeux, ses cheveux… jusqu'à ressembler à Archibald Parmini. Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce qui se passe ? se répéta en boucle Ludwig, complètement désemparé.
— Maty avait des soupçons, mais elle ne t'avait pas vu, gronda le vampire en retirant son poing.
— Allons, tu sais comment nous fonctionnons, « en bas », badina l'imposture tandis que le trou dans sa poitrine se refermait avec un bruit de succion. Laura, au pied.
— Laura… ? (Ludwig se tourna vers l'intéressée ; elle évitait son regard ! Il s'approcha d'elle, perdu) Dis-moi qu'on est dans une illusion, un rêve ou quoi que ce soit d'autre !
Rien ne lui aurait fait plus plaisir. Pourtant, elle baissait toujours les yeux, le Tranchecœur palpitant dans sa main. Le faux Yannis râla :
— Dépêche-toi. Notre Aîné n'aime pas perdre son temps.
Son cœur fut brisé, écrabouillé, piétiné à chaque pas qu'elle fit vers « lui ». Ludwig, démuni de ses dons, de sa mission, de ses réalités à chaque pas qui l'éloignait de lui. Quand Yannis/Archibald posa sa main sur l'épaule de son aimée, Ludwig sentit un poids immense sur les siennes.
— Pourquoi ? fut cette seule question, simple et lourde comme du plomb.
— Parce qu'elle ne t'aime pas ! minauda l'imposture. C'est une nihilienne, une des nôtres. Nous, les Révélés.
La fausse légende leva sa main haut vers le ciel, et Ludwig entendit un rugissement au plus profond de ses entrailles. Son âme chavira.
— Shotime !!!
* * *
*Edward
Le toit explosa sous la force magique, l'obligeant à déployer sa cape skiaphage pour protéger son ami et l'ancien directeur académique. Heureusement, Saulia eut un réflexe similaire envers Maty et l'enveloppa dans un cocon protecteur de fourrure anti-magique.
Yannis s'était enfui avec Laura. Ne restait que les cendres de l'Autre, misérables et seules. Son regard passa sur Ludwig ; ses larmes, pour la première fois depuis le Tranchecœur, étaient siennes. Seulement, sa douleur risquait de l'anéantir d'un instant à l'autre. Pour l'éviter, Edward usa de son pouvoir d'hypnose pour le plonger dans un sommeil profond. Ludwig tomba dans ses bras, sa tête dodelinant. Dans cet état, les cauchemars n'iraient pas le tourmenter… sauf si Laura avait utilisé le Tranchecœur, et dans ce cas, Edward ne pourrait rien faire.
— Il faut les retrouver, et le Tranchecœur avec ! s'époumona Lenistoler en pestant contre le trou dans le toit.
— Ça ne servirait à rien. Vous allez rentrer sur Néo-Mourn.
Le directeur se tourna vivement vers lui, la colère dans sa voix :
— Je ne le permettrais pas.
— Ce n'était pas un conseil, mais un ordre.
Lenistoler s'apprêta à protester. Néanmoins, il se tut ; la volonté d'Edward était force de loi tant que l'Hakessar n'était pas impliqué. Et le mournien en face de lui savait très bien ce qui lui arriverait s'il désobéissait.
— Je n'arrives pas à le croire… (Lenistoler retira ses lunettes et se frotta l'arrête du nez) C'était là, sous mes yeux… et je n'ai rien vu.
Faire une blague sur l'aveuglement du peuple mourmon serait de mauvais goût, même pour Edward. Et puis, ce n'était pas le moment. Il délaissa le magicien à ses tortures d'orgueil pour approcher Saulia et Maty, qui consolait la première.
— Ce n'est pas de ta faute, lui assurait-elle.
— Ils sont… tous morts… bordel…
— Jurer ne te ressemble pas, fit remarquer le vampire. Reprends-toi.
— Putain… (Ananko ronronnait sur les genoux de sa maîtresse, qui finit par sécher ses larmes) Ouh…
— On s'en va, annonça Maty, toujours en avance sur son temps.
Edward acquiesça, car ils n'avaient plus rien à faire ici. L'odeur de la chair brûlée le dégoûtait. Quand ils furent sortis, l'accueil fut mémorable : des voitures de police, des jeeps et un tank. Une horde armée jusqu'aux dents de la Ministry of Defense Police les attendait au pied de guerre. Leur chef porta un mégaphone à sa bouche :
— LES MAINS EN L'AIR !!! N'OPPOSEZ AUCUNE RÉSISTANCE OU NOUS OUVRIRONS LE FEU !!!
— Maty.
Laquelle s'exécuta, bien qu'avec réticence. Elle claqua des doigts, et tous les policiers tombèrent à terre. User de l'Histomoira sur des humains… Edward ne le cautionnait pas non plus, surtout quand l'acte était de vous montrer l'ensemble des possibilités de votre futur en l'espace de trois secondes.
— Hâtons-nous.
Ils prirent une des voitures de police après l'avoir vidé de ses occupants. Edward arracha le GPS du tableau de bord, car il contenait une balise qui pouvait aider les forces de l'ordre à localiser le véhicule, avant d'enclencher le moteur. Cela faisait depuis 1904 qu'il n'avait pas conduit, mais les voitures n'avaient pas vraiment changé depuis…
— C'est quoi, ces boutons ?
— C'est le système STOP and START, fit remarquer son amante alors qu'elle caressait machinalement les cheveux d'un Ludwig endormi, la tête sur ses genoux.
— Les humains et leur technologie…
Après quelques instants d'analyse – et surtout grâce aux directives de Maty – le vampire fit démarrer la voiture et les voilà partis pour le centre ville. Personne à rejoindre, pourtant. C'était pour ça qu'il conduisait vite, la lumière intermittente des lampadaires lui donnant une allure d'animation stroboscopique : il fallait retrouver Yannis, ou quoi que ça puisse être, au plus vite. Et chaque seconde qui passait le rendait d'autant plus furieux, froid et mécanique.
— Tu le savais, mais tu n'as rien dis.
S'autoriser de parler de ce « genre de choses » avec Maty n'arrivait que lorsqu'ils étaient seuls. Mais avec Ludwig dans les bras d'Hypnos et Saulia dans ceux d'Acli, ce fut tout comme. Maty semblait se languir dans les serres de Nyx. Ou s'y réfugiait-elle ?
— Réponds.
— Je ne suis pas obligée.
— C'est vrai. Mais ce serait plus simple si tu répondais.
— Je savais que cela arriverait, mais je ne savais pas quand ni qui le ferait en premier.
— Mais tu savais.
— Je vous ai mis en garde.
Le volant grinça sous sa prise.
— Tes paroles cryptiques sont peu appréciables.
— Darling, brocarda-t-elle avec un accent de patate chaude, tu sais que c'est comme ça que les règles ont été écrites.
— Alors brise-les
Un coup d’œil dans le rétro lui fit voir un sourire, ceux qui viennent après un trait d'esprit particulièrement poilant. Le genre de traits d'esprits que le vrai Yannis aurait lancé.
Yannis… Que les uns ou les autres lui en voulaient pour être parti, avoir laissé un monde en feu derrière lui, Edward ne changerait jamais d'avis sur le magicien. Voilà pourquoi cette trahison avait été douloureuse, et puisque déborder d'émotion était désormais un risque, cacher les siennes devenait vital pour le blafard. Quand il se regarda dans la glace du rétroviseur, il remarqua que ses yeux hazel scintillaient.
Des larmes. Des belles larmes. Une preuve évidente que « son sang de vampire, impur, souillait ses veines ». Cela le fit sourire, et Maty le remarqua.
— Il reviendra, lui assura-t-elle. Il revient toujours au pire moment.
Cette remarque le détendit un peu. D'un coup de volant, il passa sur la file de droite de l'autoroute.
— Pour aggraver les choses ?
— Tu le connais mieux que moi.
* * *
*Saulia
— Je vais acheter de quoi manger, dit le vampire à sa fenêtre, en s'adressant à la rousse et à la blonde. Ne sortez pas, regardez vers vos pieds et si quelqu'un vous remarque et appelle la police, criez.
Le groupe s'était arrêté dans une vieille station service, qui ouvrait à des heures offensantes. Lâchant le sourire le plus crispé possible, Saulia répondit :
— Regarder mes pieds et crier… Oui, ça s'accorde parfaitement avec mon mood de la soirée !
— Formidable, se réjouit le vampire avec un air aussi mort qu'une tombe. Je reviens vite
Le soupir que Saulia lâcha lorsqu'il partit fut si long qu'elle se sentit pousser de l'asthme. Sérieusement, le second degré des vampires est vraiment… elle regarda Ananko à ses pieds qui se léchait la patte. Elle lui caressa la tête, et il tourna ses deux émeraudes vers elle.
— Mon petit bichou, on dirait que toi et moi, c'est pour la vie.
— Meow ?
— Tu as perdu ta langue ? rigola-t-elle.
Mais Ananko la regarda avec des yeux grands ouverts. Des yeux de chat. Elle prit peur.
— Mais qu'est-ce qu'il se passe ? Ananko, tu me comprends, non ?
Elle fut soulagée de voir qu'il hocha de la tête. Cependant, pourquoi ne pouvait-elle plus le comprendre ? Se rappelant qu'une prophétesse était assise à côté d'elle – et aussi parce que Saulia avait besoin de parler avec quelqu'un d'urgence – elle se tourna vers Maty. Cette dernière avait les yeux baissés vers le visage endormi de Ludwig. Ce regard la troubla quand elle le croisa.
— Il s'en sortira, hein ?
— Ce n'était pas ta question initiale, fit-elle remarquer. Mais oui. Notre ami commun est plus solide que le diamant, mais aussi fragile que le cristal.
—…est-ce que je peux te demander…
—…pourquoi ton chat ne te parles plus ? J'ai remarqué ce phénomène, et Edward l'a aussi ressenti ; les policiers parlaient en anglais, et j'avais du mal à comprendre leur accent. Ludwig a perdu son lien avec le Tranchecœur, et son pouvoir, qui s'étendait à ses alliés, s'est dissipé.
— Attends… Tu veux dire que je pouvais comprendre toutes les langues grâce à lui ?
— Ne t'étonnes pas du fait que ça ne t'ai jamais traversé l'esprit. La Vérité peut être… terriblement normale quand on y est confronté sans y être lié.
— C'est quoi exactement ? De la magie ?
— Je ne l'ai jamais su complètement, mais ce que je sais de la mienne, c'est qu'elle me raconte tout ce qui peut arriver, et me donne des indices quand à l'histoire la plus probable. La mienne maintient le flot du temps dans son lit. Celle d'Edward lui confère un pouvoir sur la force vitale des choses. Pour Ludwig, c'était…
—…les émotions.
Retrouver un semblant de normalité pour son ami ne lui déplaisait pas, car Saulia avait commencé à craindre le Ludwig du Tranchecœur.
— Mais je ne crois pas que les Vérités soient uniques en leur pouvoir ; parfois, je pouvais sentir la mort, et la peur. Et qu'en est-il du changement des choses, de leurs pouvoirs sur les autres ? Nos Vérités ne sont que des fragments d'un seul et même tout.
— Et si on les rassemblait ? Ça pourrait résoudre pas mal de problèmes !
— Crois-moi Saulia, il doit y avoir une bonne raison pour laquelle cette « solution » a été fragmentée.
Sur cette phrase, la conversation s'arrêta. Maty et Saulia, leurs gestes en miroir ; l'une avec un chat, l'autre avec un homme. Edward revint quelques minutes plus tard, des sandwiches et des bouteilles d'eau à la main. L'autre était en sang. Saulia n'osa même pas le faire remarquer, vu son air.
Quand la voiture redémarra, Saulia lâcha tout de même :
— Je refuse de croire qu'ils soient morts.
Et, par miracle, le plus effrayant des conducteurs lui répondit :
— On est d'accord.
* * *
*Ludwig
Où se trouvait-il ?
Repères sans dessus-dessous. Sens déroutés. Les plaintes qu'il lâchait se perdaient dans ce décor changeant de manière permanente. Ludwig tombait à travers un espace clos, traversant des millions de soies d'araignée qui ne ralentissaient pas sa chute. Son corps était couvert de filins minuscules qui s'accumulaient, lui pesaient sur la peau et le cœur.
Le sol apparut à une vitesse inversement proportionnelle à la sienne, et Ludwig finit par l'atteindre après un temps infiniment long. L'impact fut nul, pourtant la douleur grilla presque ses neurones, au point que ses cordes vocales durent céder cent fois avant qu'il ne lâche un cri. Puis ce sol se mua en boue, qui l'enlisa jusqu'à totalement l'absorber.
Une seconde plus tard, on l'éjecta sur un sol d'herbe mouillé. Ludwig n'avait plus mal. Il se releva, avant d'être déséquilibré ; des vagues parcouraient ce sol. Un chemin ! Épargné par ces ballottements, il restait stable et fixe. Ludwig sauta dessus.
— Qu'est-ce que c'est que ce monde bizarre ?
Sa propre voix le surpris ; on aurait dit qu'elle vibrait et résonnait sur elle-même. Amusé, il cria : « écho ! », qui se répercuta dans son abdomen en le chatouillant.
Après diverses expériences amusantes, il regarda autour de lui : rien que de l'herbe parcourues par ces vagues à perte de vue, le ciel bleu et… au loin, un ville. Englobée par une eau noire, la lune louchait sur ce petit microclimat. Le chemin menait là-bas. Ludwig emboîta le pas à sa curiosité.
La ville était lointaine, mais il ne ressentait pas de fatigue ni de douleur dans ses jambes. Son corps flottait dans une sorte de presque-apesanteur. Je suis devenu un fantôme ? Peut-être était-ce le cas, à supposer que les fantômes n'avaient pas de cœur. Laura. Aïe… Si, les fantômes avaient bien un cœur ! se dit-il en pressant sa poitrine. Sauf que l'étau était moins serré ici. Chouette endroit pour les peines de cœur. Une fois la ville atteinte, il traversa le rideau d'eau. Le froid l'assaillit, un froid humide et détestable. La Grande-Bretagne ne le lâcherait pas de sitôt.
Depuis que Ludwig n'avait plus le Tranchecœur, les choses lui semblaient plus légères. Il n'était plus un super-humain avec une destinée grandiose. Tout juste un type bon pour la poubelle, sans emploi et sûrement en état comateux proche de la mort. Bah… et il haussa ses épaules en se frottant les bras. Au moins mourrait-il sans avoir à être emporté par la détresse d'une personne qui, partie en vacances de bon matin, se rappelait qu'elle n'avait pas tiré la chasse d'eau.
La ville était vide, mais pas très austère pour autant : quelques lampadaires brillaient dans les rues, ou clignotaient juste. Des morceaux de journaux, quelques mégots et deux-trois crottes de chien jonchaient le sol, ce qui laissait supposer une activité récente dans ce lieu. Ou alors c'était une connerie de magie et Ludwig partirait, préférant éviter tout cela.
Pourtant, il ne ressentait pas ce malaise, ne voyait pas ces légères vibrations dans l'air, significatives de la présence de ce pouvoir. De la Vérité, alors ! Mais pas plus ; même avec la perte de ses pouvoirs, il était convaincu qu'il reconnaîtrait la présence d'un tel deus ex machina.
Non. L'air était… humide. Froid, et humide. Un peu rêche ? Mais Ludwig s'y sentait bien, sans savoir pourquoi. Même s'il était le seul dans ce paysage urbain, il n'avait pas l'impression d'être épié, ou tout du moins pas d'être surveillé. Voilà ! La sensation de présence n'était pas oppressante, mais reposante. C'était bien la première fois qu'il se sentait bien en la… non-présence d'une personne, qui qu'elle soit. Car il y avait quelqu'un, c'était sûr. Ludwig, même sans le Tranchecœur, se persuadait de ce fait. Pour tenter le diable, il trouva un abribus. Il s'y assit ; au moins la brise ne l'atteindrait pas.
Curieuse coïncidence : sur l'annonceur électronique, le prochain bus arriverait dans deux minutes. Ou bien il ne s'agissait que d'une horaire figée par un truc qui n'était jamais réparé. Mais ça valait le coup d'attendre…
— Je vais piquer un petit somme…
— Mauvaise idée.
Il sursauta. Qui avait parlé ? Sa tête fila de droite à gauche pour repérer l'importun, mais personne. Toujours cette présence rassurante, pourtant. N'y tenant plus, Ludwig s'écria :
— Montre-toi !
— Mais je suis là.
La voix était indescriptible. Féminine et masculine, grave et aiguë. Le ton était égal à lui-même, mêlant toutes les formes d'émotions en une seule, sans être mécanique pour autant.
— Où ? demanda le blond, les yeux virevoltant dans tous les sens.
— Là. Par là. Ici. Au-dessus. Sous tes pieds. Dans ta bouche. Aux étoiles jusqu'entre les vingt-et-unes sous-dimensions.
— Ma bouche ? Sors de là !
— Pardon ! (un rire) Mais je ne peux pas. J'y suis, et n'y suis pas. C'est comme ça.
— Tu n'y peux rien ?
— Oui. Mais je ne te ferais aucun mal. Ça aussi, je ne peux pas le faire.
Ludwig se rendit compte qu'il s'était levé par panique. Il se rassit, les mains sous ses aisselles.
— Ça doit pas être drôle d'être partout et nulle part à la fois.
— On y trouve des avantages, mais c'est gentil de t'inquiéter.
Bizarrement, il trouvait cette voix désincarnée et ubiquitaire plutôt fiable. Et amicale, si on pouvait ignorer le quiproquo avec la bouche.
— Comment tu t'appelles ? demanda Ludwig, voulant éviter de penser à ce bus qui viendrait probablement jamais.
— Hadrian.
— Ah ! C'est bizarre, tu t'appelles comme un de mes am… (il s'étouffa de stupeur, puis toussota) Att… Kof…ends, c'est… toi ?
— Hein ? Ah, oui.
Une envie de hurler soudaine monta dans la gorge du jeune homme. Et il hurla. De rire. Hadrian lâcha :
— Ce n'est pas ma meilleure vanne, je te l'assure. Je travaille beaucoup mon humour ces derniers temps.
— Oh… Oh, tu m'as tué… Ooooh… Pfff… Laisse moi… hi hi… deviner : tes études en Himalaya, c'est du bidon, et en fait tu t'es engagé dans un ordre de moins séculaires qui t'ont appris des techniques ancestrales, qui te permettent par le flabudibop de te rendre sous forme astrale dans le monde des rêves, du genre à la Doctor Strange ou un truc dans le genre ? blagua Ludwig, hilare.
Silence.
— Mince, tu as presque complètement deviné. Moi qui croyais pouvoir te faire la surprise…
— Quoi ? Sérieusement ?
— À part pour la partie Marvel, tu as tout bon.
Silence, plus gênant que le précédent. Ludwig se tourna les pouces, murmurant des « ouais, ouais, ouais… » qui moururent dans son souffle.
— Du coup, tu veux un coup de main ? proposa soudainement son ami invisible.
— Pour quoi faire ?
— Pour partir. Sortir d'ici.
— Mmmh…
— Est-ce que tu sais au moins où tu es ?
— Bah, dans un sous-espace ou un truc dans le genre ?
— Tu te trouves dans le plus profond niveau des Limbes.
— Aaaah… Ah ? Super.
— Tu n'as pas l'air d'être effrayé… ni quoi que ce soit d'ailleurs.
— Je parles à mon ami que j'ai pas vu depuis notre retour sur Terre, et que je vois toujours pas.
— Ce n'est pas que ça…
— Écoute ! s'agaça Ludwig. Je suis pas là pour faire une thérapie ou quoi que ça puisse être ! Je… J'ai fait des conneries, et j'en assume les conséquences, c'est tout !
Un rire résonna dans nulle part, avant qu'Hadrian ne prenne un ton sarcastique qui ne lui ressemblait pas :
— Vraiment ?
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