Saulia, ou ceux qui nous accompagnent
*Ludwig
Un réveil des plus difficiles accueillit Ludwig ; la gueule de bois et les courbatures furent si violentes qu'il en gémit, et sa voix enrouée le fit tousser. Sa poitrine se soulevant, provoquant plus de petites douleurs de contractions musculaires… Bref, un petit cercle vicieux qui dura jusqu'à que ses muscles soient suffisamment chauffés.
— Ludwig ?! retentit la voix de Saulia, si fort qu'il s'en mordit la langue. Les autres, venez ! Il est réveillé !
Vint ensuite le bruit tambourinant des pas dans l'escalier, et les yeux de Ludwig s'habituèrent à l'obscurité jusqu'à qu'il distingue le visage de Saulia, fendu d'un sourire. Il regarda autour de lui : il se trouvait sur un lit vieillot dans une chambre aux papiers peints moisis. Soudain, la porte s'ouvrit avec fracas pour découvrir Edward, Maty, et un mournien un peu en retrait qu'il ne connaissait pas.
— Bienvenue parmi nous, lâcha le vampire en se précipitant vers Ludwig, puis s'agenouilla devant lui : Tu te sens mieux ?
— Un peu éméché et pas mal de courbatures, maugréa le blond en se massant l'épaule. J'ai raté quoi ?
— Un superbe road-trip de nuit, répondit Maty qui s'était avancée. Ça fait du bien de te revoir.
— Tu savais que j'allais revenir, éluda Ludwig.
— Je ne savais pas où, répondit-elle avec honnêteté.
Il savait qu'elle ne mentait pas, non seulement parce qu'elle ne le pouvait pas, mais aussi parce qu'il le sentait. Elle capta son regard sondeur.
— Tu l'as retrouvé, comprit-elle.
Saulia et Edward se tournèrent vers elle, puis vers Ludwig, lequel sourit et expliqua toute sa mésaventure dans les Limbes, sa rencontre avec la Chose, sa détention et sa libération par Laura.
— Alors elle ne nous a pas trahi…, se réjouit Saulia en baissant les yeux.
— Jamais, répondit le blond. Elle s'était juste trahie elle-même pendant un moment.
— Tu es sûr que tu n'as pas de séquelles ? s'enquit son ami vampire en le regardant sous toutes les coutures. Un humain qui passe autant de temps dans les Limbes…
— Juste une gueule de bois, je te dis… (il tenta de se lever, avant de se rendre compte qu'il avait les jambes flasques) Et un peu de mal à marcher.
— C'est l'incorporalité.
Cette fois, c'était le mournien qui avait parlé. Les amis de Ludwig s'écartèrent pour le laisser s'approcher de lui, et le mournien l'examina d'un œil plus critique que le vampire, le regardant plus précisément dans les yeux.
— Ton Esprit a été endommagé, et ça fait que ton Âme et ton Corps ne sont plus vraiment en phase.
— Formidable. Et j'imagine que vous pouvez y remédier, tout en m'apprenant qui vous êtes ?
— Je te soignerais, rétorqua le mournien en effleurant la jambe du blond. Et je me nomme Heinrich Korsakoff, un vieil ami de notre ami commun ci-présent.
Heinrich Korsakoff. Membre légendaire de la Red-Sight, disparu il y a quatre-vingt ans de cela, supposé mort, résuma Ludwig dans sa tête. Il était fort possible que ce soit un autre imposteur.
— Edward ? demanda-t-il se tourner vers lui.
— Heinrich est une personne de confiance. Et Maty l'a vu, elle sait qui il est.
Ludwig avait placé la sienne dans le vampire et dans son amie prophétesse, et il voulait s'abstenir de faire preuve de méfiance. Néanmoins, il glissa sa main à sa ceinture… avant de se rendre compte que le Tranchecœur ne se trouvait pas là. D'un geste plus naturel que la respiration, il porta sa main vers son cœur, et d'un instant à l'autre, le Fragment de Vérité fut dans sa main. Les autres eurent un mouvement de recul, sauf Heinrich qui regardait Ludwig droit dans les yeux.
— Touchez-le, ordonna ce dernier.
Aucune hésitation de la part du magicien, qui toucha le plat du hachoir du bout de l'index. Ludwig frémit devant le torrent d'émotions et de souvenirs qui l'assaillit, les écarta d'un geste mental pour accéder au noyau de cet homme, quelque chose qui se trouvait au plus profond de l'Âme.
Il y trouva de la vulnérabilité. De l'amour, et un profond sens du sacrifice. Tout le contraire d'un changeforme.
Ludwig sortit de sa méta-transe pour revenir au monde réel. Heinrich lui lança un regard interrogateur.
— Il n'est pas un imposteur, concéda Ludwig en rangeant l'artéfact dans son cœur ; Heinrich tiqua.
— On joue pas à Among Us, ricana Edward. Mais je te comprends.
— Et vous ?
Le commentaire blessa chacun d'entre eux, et il le sentit. Mais le souvenir du faux Yannis, et de tous ses amis devenant de la boue noire était trop présent dans son esprit.
— Excusez-moi, lâcha Ludwig. C'est juste que…
— On comprend tout à fait, lança Saulia en posant sa main sur la sienne.
Son sourire compatissant n'avait rien d'hypocrite. Ludwig la ramena vers lui pour la serrer fort dans ses bras. Il sanglota :
— Putain, qu'est-ce que tu m'as manqué !
— Pareillement.
Son ventre gargouilla, le ramenant à la réalité la plus terre-à-terre qui soit. Maty déclara avec malice :
— J'ai préparé le petit déjeuner. Pile pour cinq personnes !
* * *
Après avoir avalé une demi-douzaine de toasts aux œufs, tout un bol de tomates cerises et deux bananes, un café et un lait chaud au miel, Ludwig s'affala sur sa chaise en soupirant d'aise. Les autres l'avaient accompagné dans sa frénésie, mais avec bien plus de retenue. Néanmoins, Heinrich dit avec peine :
— Il va falloir que j'aille refaire les courses… C'était des provisions pour un mois…
— On ira ensemble, rota Edward sans retenue ; Heinrich lui lança un regard courroucé, et le vampire lui sourit paresseusement, avant de s'étirer : Maintenant, c'est l'heure de la partie la plus compliquée de la journée.
— La digestion ? supposa Saulia.
— Non, les plans d'attaque pour battre l'ennemi.
— Encore faut-il savoir de qui il s'agit réellement, tempéra Maty. Heinrich en sait plus que nous sur ces métamorphes.
Tous se tournèrent vers le vieux magicien noir. Lequel soupira en faisant tourner sa cuillère dans son lait à la cannelle, les yeux dans le vague. Après un long moment de silence, il soutint leurs regards impatients.
— Ce sont des Skol'mok[1]. Le terme métamorphe ou imposteur ne fonctionne pas, c'est ce qui m'a fait tiqué, s'adressa-t-il à Ludwig. Chaque Skol'mok possède la capacité d'incarner une personne à la perfection (devant les visages sceptiques, il expliqua plus en détail) Imaginez que vous vous déguisiez en quelqu'un d'autre. Vous seriez toujours vous, mais avec une autre peau. Alors peut-être changer votre comportement, vos habitudes ? Ça peut permettre de tromper plus longtemps, mais passez à l'interrogatoire et vous ne pourrez pas répondre à toutes les questions concernant la vraie personne. Alors vous apprenez sur son passé, ses secrets, ses rêves… Pour un temps humain, ça pourra peut-être vous suffire, mais… Vous serez toujours vous-même, reniant votre nature profonde. Et l'Âme finit toujours par revenir vous hanter, vous faire redevenir ce que vous étiez avant.
— Mais les Skol'mok n'ont pas d'Âme, comprit Ludwig.
— Précisément ! C'est ce qui leur permet d'être plus malléables que l'eau ; en l'absence d'âme, ils ne sont jamais influencés que par celle qu'ils copient. Car c'est ce qu'ils font : ils emprisonnent l'Âme de quelqu'un en eux, ou un fragment, afin d'être cette personne. C'est plus que de la simple personnification, c'est de « l'incarnation parfaite ».
— Et d'où viennent-ils, ces Skull Moque ? s'enquit Edward avec une mauvaise prononciation.
— Skol'mok, le corrigea gentiment Heinrich. Et pour répondre à ta question, ils viennent des Limbes ; ce sont des Autres.
— Donc en plus des Gardiens, des Limiers et des Sirènes, il y a eux ? résuma Ludwig.
— Oui.
— Et ils sont dirigés par la Chose, ajouta-t-il.
— Je n'ai jamais entendu parler de ça, avoua Heinrich.
— C'est lié à Yannis-Skol'mok ? devina Saulia, toujours aussi vive d'esprit.
Ludwig acquiesça.
— Et la Chose, qu'est-ce que c'est ?
— Une entité dirigeant les Limbes, résuma Ludwig.
— Personne ne dirige les Limbes, s'offusqua Heinrich.
— Apparemment, si. Et le plus gros problème, c'est que la Chose compte faire de même avec le monde physique.
— Tu connais ses points faibles ? s'enquit Edward.
— Pas autant que les tiens, concéda Ludwig. Mais lui nous connaît. Tous. Il prépare son coup depuis « l'aube des temps », si j'ose dire.
— Je vais faire plus de café, et Heinrich se leva de sa chaise pour rejoindre la cuisine.
* * *
*Saulia
Le silence s'installa dans le petit groupe. Saulia observa du coin de l’œil ses amis : Ludwig raclait quelques débris d'omelette dans son assiette, Edward regardait dans le vague et tapotait la table du majeur, Maty bourdonnait quelque mélodie entraînante en mineur. Ne restait qu'Ananko, qui toujours ne parlait p…
— J'étais fatigué, excuse-moi.
Saulia faillit tomber de sa chaise, avant de se redresser. Elle ouvrit la bouche à plusieurs reprises, ne sachant que dire, quand Ludwig intervint :
— Fatigué de quoi ? De parler ?
— Précisément. Cela me demande une énergie non négligeable.
— Mais à quoi tu employais ton énergie ? gronda Saulia, la moutarde dans la trachée.
— À empêcher le corps de Ludwig de se désagréger (la colère de Saulia retomba aussitôt) Comprenez moi, maîtresse, mais je ne voulais pas vous voir vous effondrer plus encore avec sa mort, et… Ah !
Elle l'attrapa sans prévenir pour le serrer contre elle, farfouillant son nez dans son pelage chaud. Et elle en profita pour le couvrir de baisers.
— Tu es pardonné, tiens ! V'là des poutous !
— Pourquoi tu fais cette tête, Edward ? demanda Ludwig.
— J'ai toujours rêvé de voir un combat entre une femme et un chat, répondit-il avec un ton déçu.
— C'est déjà fait pour moi, minauda Maty.
Saulia les ignora. Elle s'écarta d'Ananko pour le laisser respirer ; ses grands yeux verts la regardaient avec une adoration féline inimitable. Soudain, elle eut une idée…
— An, tu es déjà allé aux Limbes ?
— Oui. Pourquoi cette question ?
Les autres s'étaient tournés vers Saulia, qui prit un instant de réflexion, avant de demander :
— Tu connais les points faibles de la Chose ?
— Je suis vraiment désolé – son ton était penaud, mais ses yeux verts étaient toujours grands ouverts – mais mon ancien maître, le Valargus, m'avait ordonné de ne jamais m'approcher de la Chose et ses séides. Il avait peur de me voir dévoré.
— Mais il t'en a parlé, c'est suffisant… Que t'a-t-il dit d'autre ?
— Qu'elle était cruelle et gourmande. Très gourmande, mais pas comme l'entendent les humains.
— Plutôt gourmandise de nouveauté ?
— Je crois qu'il y a un mot pour ça…
— Avide, lâcha Ludwig avec une moue.
— Oui ! Son avidité ne connaît nulle limite, et d'après ce que Ludwig a dit, je sais qu'il ne s'arrêtera pas à asservir juste la Terre, mais tous les mondes connus !
— Ce n'est pas lui le vrai ennemi.
Maty avait changé de ton ; grave, solennel, celui qui annonçait une tragédie prochaine. Une voix qui s'apprêtait tout autant à une bande-annonce de thriller américain. Saulia sentit son échine frémir, et pas seulement à cause de sa mauvaise expérience avec le cinéma ; Maty prophétisait. Elle les prévenait d'un danger. La rousse vit ses amis pendue aux lèvres de la blonde, qui déclara :
— Ils sont trois et un. Leurs visages sont brouillés, mélangés. Ils œuvrent à la lumière du jour, où chacun est aveuglé.
— Tu ne nous apprends rien, grommela Edward en se curant une dent.
Saulia lança un regard courroucé au vampire, qui soutint le sien un instant avant de se ranger, visiblement de mauvaise humeur. Il marmonna une excuse, prit son assiette et débarrassa le plancher pour aller rejoindre Heinrich dans la cuisine. Saulia vit Maty le suivre du regard, l'air peiné.
— Maty, tes renseignements sont précieux. N'écoute pas ce qu'il dit.
— C'est gentil, sourit cette dernière en se tournant vers la rousse. Mais il a raison.
Saulia la regarda avec un air entendu, parce qu'elle ne voulait pas que la blonde se dévalorise parce qu'un vampire séculaire insultait ses capacités. Et aussi parce que Saulia commençait à se sentir de plus en plus misandre envers beaucoup de monde.
— Ma capacité a ses limites, parce que je ne possède pas l'Histomoira, ajouta Maty.
— C'est quoi, l'Histomoira ?
— C'est comme le Tranchecœur ou la fiole de Ugo ?
L'interrogation venait de Ludwig, qui avait arrêté son manège de raclement. Son regard était tourné vers la chaise d'Edward, vide. Maty acquiesça, et Saulia fit fonctionner ses méninges pour comprendre le sens de cette question rhétorique : la flasque de Ugo, le tranchoir de Ludwig et l'Histomoira de Maty n'avaient rien de magique, mais faisaient tout comme, particularité remarquée la première fois par Horebea… À son souvenir, le visage et le cœur de Saulia se tendit, et elle serra son chat contre elle.
— Maîtresse ?
— Juste… Je veux juste être seule. Vous pouvez m'accorder ça ?
Personne ne discuta. C'était un temps sombre, un de ceux où l'on perd des gens que l'on aime et on ne peut pas s'attarder sur la lamentation, où on ne peut qu'avancer pour survivre ou s'arrêter pour mourir. Saulia ne s'arrêtait pas, elle ralentissait l'allure pour s'écarter du groupe, prendre du recul. Elle devait le faire, car il est des chemins que l'on emprunte seule.
L'air frais de la forêt lui fit du bien. L’œil du matin éclairait la buée de ses souffles et les perles accrochés dans les toiles d'araignée. Saulia frissonna, et rajusta son manteau ; il ne fallait pas attraper un rhume.
Elle se souvint des quelquefois où ça lui arrivait, de tomber malade. Toujours soigneuse en travail comme en santé, ce genre d'affres ne la touchait que peu ; d'aucuns lui disaient qu'elle possédait une forte constitution, ou d'autres y voyaient une forme de vulnérabilité qui la ferait faillir plus violemment. Mais elle n'était pas tombée malade depuis la mort d'Ananko, alors les jasements s'étaient stoppés, tués par l'habitude.
Mais la vulnérabilité était là. Tout comme la blessure liée à l'absence d'Horebea ; la petite béance qui n'attendait qu'un instant de faiblesse pour laisser s'introduire les maux du cœur. Saulia s'était faite une amie, et celle-ci lui manquait. Ludwig était un ami, mais il restait aussi son collègue et patron. Edward était distant, et Maty difficile à cerner et à apprécier complètement. Ananko n'était qu'un chat qui l'appelait « maîtresse », et malgré son amour pour elle, il ne la comprenait pas complètement. Horebea, elle, lui manquait. Si elle avait été là, la mournienne serait probablement au pied de guerre, prête à en découdre quelque soit l'ennemi. Saulia se promit de la contacter dès que possible.
Penser à Horebea de cette façon lui redonna un peu de courage. Saulia se mit à sourire malgré elle, et éclata de rire. Oui, elle était vraiment folle de réagir ainsi, mais c'était son envie. Elle voulait rire. Rire de la situation, des gens et au nez du désespoir. Une fois son hilarité passée et quelques larmes séchées, elle entendit le grincement du perron. Et le froid de l'air parut plus sec.
— J'ai dis que je voulais être seule, dit-elle en se retournant.
— Et j'étais pas là, répondit Edward en s'asseyant sur le petit escalier.
Il ne portait pas sa cape d'ombres mais un manteau brun ample qui allait bien avec le ton châtain de ses cheveux. Ses yeux, sous le ciel dégagé, ressemblait à deux spinelles rouges et étaient au moins aussi dures. Mais pas tranchantes. Elle fut troublée par l'air que le vampire prenait : il avait l'air désolé. Cela suffit à la rendre furieuse.
— Je n'ai pas besoin de ton réconfort.
— Qu'est-ce que tu as contre moi ? On s'entendait bien, pourtant.
— Mais tu t'entends ! s'écria-t-elle, et le vampire haussa un sourcil. Tu te rappelles ce que tu avais dis à Ludwig, le soir où on a enlevé Yerkes.
— Je me souviens, oui : « Ludwig, haïr ce monde-là te rendra fou. Tu es un Porteur, tu ne dois pas te perdre dans ces élucubrations métaphysiques. Lâche ton arme. » ou un truc comme ça.
— C'était exactement ça, tu veux dire.
— Je sais, je te faisais marcher. Mais quel argumentaire tu crois gagner en usant de mes propres mots ? Tu me blâmes encore d'avoir créé des Maty à la chaîne, de les avoir tué quand elles devenaient folles à lier jusqu'à tomber sur la bonne ? Que j'abuse de mon pouvoir ?
— Précisément, cracha Saulia.
Ses poings étaient tellement serrés que ses jointures blanchirent. Ses dents crissaient presque. Son cœur pulsait de colère, de rage. Mais Edward ne réagit pas, ne recula pas, resta stoïque ; il était immortel et bien plus fort qu'elle, avec ou sans fusion.
— Tu sais que je n'ai rien fait de mal ? Ni de bien, je l'avoue ; j'ai joué avec le feu, je me suis brûlé… Et j'ai réussi à forger mon rêve. C'est tout.
— Edward, ce que tu as fait à Maty… Je ne peux pas te le pardonner.
Elle s'était retenue, avait prit sur elle pour Ludwig, pour survivre, mais sous l'absence de pression et dans ce cocon protecteur, tout revenait à elle.
— C'est un acte abject ! Tu te crois meilleur que Ludwig parce qu'il a voulu tuer une « vraie personne » et pas toi avec les autre Maty ?!
— Bien sûr.
Sa réponse était si honnête que la colère de Saulia retomba d'un coup. Ne restait que la haine puante qui menaçait de la faire vomir des injures. D'une inspiration, elle ravala cette bile et murmura :
— Et alors ? Tu penses que ça va rester impuni ? Que Maty ne t'en veut pas ?
Il se leva d'un bond, se plaçant devant elle et la toisant de sa hauteur. Deux rubis tranchants. Là, c'était terrifiant, à tel point qu'elle déglutit.
— N'ose pas présumer aussi facilement. Ne penses pas que, parce que tu es une femme, tu comprends comment fonctionne les autres femmes ; Maty est elle-même, elle a choisi de croire en moi, de m'aimer malgré ce que je lui ai fait subir.
— Elle a peur de toi, se força à coasser Saulia.
— Tu crois que c'est le cas ? En réalité, c'est l'inverse : j'ai peur d'elle. J'ai peur qu'elle me révèle mon Sort, qu'elle le manipule à ses fins pour me détruire, et elle le peut. Tu crois que je peux la tuer ? Si elle est vivante, c'est parce qu'elle sait quand elle va mourir. Les autres ne sont pas mortes parce que je les ai tué, Saulia.
— Alors comment ? frémit-elle.
— Ce sont elles, qui, lassées de vivre, ont manié le destin pour m'amener à abréger leurs souffrances. Mais cette Maty-là, elle a décidé de ne pas filer le destin. Sais-tu à quel point elle me fait confiance ? Laisse-moi te montrer.
Edward glissa sa main dans son manteau, et Saulia se tétanisa, de peur qu'il n'en sorte quelque fétiche bizarre ou poème d'amour faux. Mais non.
À la place, l'objet qu'il sortit était d'une étrangeté que Saulia qualifierait de caractérielle ; flottant au dessus de la paume d'Edward, un livre sans couverture et circulaire frémissait d'impatience de raconter l'histoire du monde à venir. Rien que cette vision suffit à la rousse à détourner le regard, de peur de perdre la raison. Edward avait rangé l'Histomoira dans son manteau quand elle eut le courage de le fixer lui.
— Elle t'a confié la seule arme capable de te vaincre.
— Ce n'est qu'un geste. L'Histomoira est à elle, ce qui fait qu'elle peut la reprendre quand elle le souhaite.
— Mais c'est déjà un geste, souffla Saulia. Je suis…
— Confuse ? Désolée ? Garde tes effluves sentimentaux, je ne suis pas venu pour ça.
Il se rassit et l'invita à faire de même à ses côtés. Quand son postérieur rencontra le froid humide du chêne, il sortit une boîte de bonbons Ricola au cassis de sa poche, s'en prit un et lui en proposa. Elle refusa d'un signe de tête et d'un « non, merci » étouffé. Après avoir rangé la boîte, il croqua le bonbon au lieu de le sucer, et mâchonna bruyamment.
— Je veux t'entraîner à te battre.
— Hein ?
Pour tout dire, elle ne s'attendait pas à grand-chose avec lui. Mais cette annonce l'époustoufla. Edward parut s'enorgueillir de son petit effet, un sourire aux lèvres.
— Oui, t'entraîner. Je t'ai vu bouger : c'est presque aussi motivant que de regarder une limace courir.
— Les limaces ne courent pas…
— Précisément. Ta façon de combattre est animale, ce qui fait que ta force et ton pouvoir sont dominés par ton… chat.
— Tu l'aimes pas, hein ? lança-t-elle à brûle-pourpoint.
— À choisir entre un vrai et le tien, c'est évident.
Saulia ne lui fit pas remarquer qu'un chat comme Ananko ne serait que profitable pour un vampire aux pouvoirs de ténèbres mystérieux, mais s'abstint devant sa moue dégoûtée. Elle revint au sujet principal :
— Donc, m'entraîner… Avec Ananko ?
— Pas seulement avec lui. Toute seule, pour commencer.
— Tu me réduirais en bouillie.
— Non.
— Si !
Edward soupira, avant de présenter sa main à plat. Saulia la regarda sans comprendre, avant de reporter ses yeux sur lui.
— Pousse-la vers le bas.
Ce fut avec hésitation qu'elle s'exécuta, consciente qu'elle ne parviendrait pas à le faire bouger d'un pouce. Mais aucune résistance surhumaine ne l'accueillit, car la main d'Edward s'abaissa lorsqu'elle appuya dessus.
— Recommence, ordonna-t-il en reprenant la même position.
Curieuse, elle s'exécuta. Cette fois, ce fut plus dur. Le sourire d'Edward fut si condescendant qu'il aurait pu incarner toute une génération de « mecsplication »
— Tu crois qu'avec mon expérience, je n'ai jamais appris à maîtriser ma force ?
— Et tu crois que j'en sais long sur les vampires ?
— Bien essayé, mais ça ne marche pas. Je t'entraînerais, un point c'est tout.
— Et pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi ?
— Parce que tu es la seule capable de déployer autant, sinon plus de force que moi. Parce que l'ennemi approche, plus fort que jamais et inconnu de surcroît. Parce que tu es l'amie de Ludwig, et que tu dois être autant capable de te protéger que de le protéger lui, tout comme il est capable de le faire pour toi et lui-même.
— Je vois mal Ludwig se battre. C'est lui que tu devrais entraîner.
Edward ricana et tourna son regard vers la porte de la maison. Saulia distingua de l'amusement dans l'éclat de son œil et de son sourire.
— Oh, crois-moi, il n'en a pas besoin. Il y a beaucoup d'objets comme le Calisang, l'Histomoira ou la flasque de Ugo, le Tranchecœur en fait partie. Mais de tous ces objets, c'est le seul qui soit une arme. Et il y a une très bonne raison à cela.
* * *
*Ludwig
Alors qu'il aidait à faire la vaisselle, il remarqua les photos accrochées au mur. Chacune d'entre elles racontait une histoire différente, mais avec les mêmes personnages : Edward, Karmeni, Éléanora, Heinrich et le dernier, Synnaï. Il était très différent de Yannis : bien bâti, roux, le visage aussi effilé qu'une épée. Son sourire était néanmoins timide, à l'instar de sa nouvelle identité.
— C'était le bon temps.
Il se tourna vers Heinrich, qui observait la photo avec un sourire triste. Ludwig opina, et retourna à son labeur. Seulement, le magicien ne le lâcha pas :
— Dites-moi, à quoi il ressemblait sur Mourn, quand il n'était… pas lui-même ?
— Odieux, égoïste, cruel et un humour à vous faire tousser d'ennui – lorsque le blond vit le regard de son hôte s'assombrir, il continua – mais il fallait avouer qu'il avait bon fond.
— Vous dépeignez un portrait solide, ne le ternissez pas pour me faire plaisir. Ce n'était pas Synnaï.
— Désolé… (Ludwig fit la moue, conscient qu'il devait décrire une personne dont l'existence n'était que le fruit d'un sortilège) Sur Mourn, il était avide de tout : savoir, amis, pouvoir… et ce n'était pas son seul défaut, loin de là. Mais honnêtement, la seule qualité que je lui avais prêté durant cette période, c'était son engagement dans sa loyauté.
— Vraiment ? ricana doucement Heinrich.
— Qu'est-ce qu'il y a de drôle ?
— Synnaï possédait toutes les qualités qu'un mage n'atteindra jamais. Mais son seul défaut, c'était sa loyauté.
— Je vois pas en quoi c'est un défaut.
— Il y a une différence entre la loyauté et l'amitié ; l'un implique un engagement moral, l'autre sentimental. Mais la moralité est une chose bien plus rigide que le sentiment, ce qui implique que l'on peut perdre notre liberté par attachement moral.
— La loyauté n'inclue jamais la liberté, répondit Ludwig.
— D'une certaine manière, si : la loyauté peut induire la liberté si l'attachement est mutuel. Tout comme l'amitié, d'ailleurs. Mais pour Synnaï, qui était attaché au monde entier sans que personne ne réponde honnêtement à sa dévotion, c'était une loyauté biaisée, de martyr : il trimait pour son prochain sans jamais personne pour trimer en retour.
— Il me fait penser au Christ.
— Saviez-vous qu'il l'avait rencontré ? (Ludwig haussa les sourcils, étonné) Oui, il a rencontré bon nombre de vos légendes et modèles. Une de vos montagnes porte son nom parce qu'il y est tombé.
— Le mont Sinaï ? Sérieusement ?
— Lorsque j'étais à la recherche de Karmeni, j'ai pu constater moi-même la déformation des propos de mon très cher ami sur deux tablettes de pierre, qui ne décrivaient que son identité, sa nature et la raison de sa visite. Le prophète Moïse a mal interprété le message et est descendu, deux tablettes à la main, pensant qu'il s'agissait de textes sacrés envoyés par un ange.
Ludwig n'en revenait pas. L'influence de Synnaï sur l'humanité était telle que la religion judéo-chrétienne avait presque été inventée par lui. Mais…
— C'était du mournien. Comment les juifs ont pu le lire ?
— Aucune idée ; c'est l'un des mystères que je n'ai pas pris la peine de démanteler.
La conversation s'arrêta là. Ludwig tourna son regard vers la fenêtre ; la forêt qui entourait la maison était dense et haute, les cachant d'éventuels rôdeurs, et de radars grâce à la magie. Si y entrer avait été difficile d'après ce que Edward lui avait raconté, en sortir sans lui ne serait pas une mince affaire. Sa prise sur l'éponge s'affermit ; il ne voulait pas quitter aussi tôt ses amis, surtout sans plan d'attaque contre la Chose, mais chaque instant passé ici en était un où il n'était pas aux côtés de Laura. Et ça menaçait de lui déchirer la poitrine.
Il la sentait, toujours. C'était un peu comme lorsque vous respiriez ; lorsque vous vous en rendiez compte, vous le faisiez volontairement. Alors dès que Ludwig pensait à ce lien indéfectible qui le reliait à elle, il devenait plus fort, plus réel. Comparé aux embrouillements habituels du Tranchecœur, c'était curieusement simple. Mais la Vérité n'est-elle pas la simplicité même ?
— Ludwig !
Il sursauta : il se rendit compte qu'il répétait le même geste sans assiette dans ses mains. Il s'excusa envers Heinrich, qui la balaya d'un geste.
— Vous n'avez rien fait de mal, pour l'instant.
Ludwig sentit une pique déguisée, mais au lieu de se vexer, il demanda :
— Avez-vous déjà aimé, M. Korsakoff ?
De nouveau, un petit sourire triste. Mais cette fois, des rides se dessinèrent aux coins des yeux du magicien, lui donnant l'apparence d'un soixantenaire, alors qu'il paraissait en avoir trente.
— Oui.
Ludwig sentit tout un bagage émotionnel s'empiler derrière ce seul mot.
— Alors vous comprenez, éluda-t-il.
Heinrich opina du chef, et ils continuèrent de faire la vaisselle.
Plus tard, après que Ludwig eut prit une douche et changé de vêtements, il entendit des éclats de voix dehors. Il s'approcha de la fenêtre… et recula de surprise en voyant une ombre fuser de la droite vers la gauche ! Ce fut si rapide qu'il dut reprendre son souffle avant de regarder de nouveau. Edward apparut sous son nez, puis disparut. Ce fut suffisant pour que Ludwig se précipite à l'extérieur.
Saulia roula-boula sous son nez, le nez dans les feuilles mortes. Il vit Edward lui ficher un coup de pied dans le ventre, lui arrachant un cri de douleur. Ludwig se précipita vers lui.
— Mais qu'est-ce que tu fais ? Arrête !
Le vampire se tourna d'un coup vers lui, et Ludwig évita un coup de poing rapide qui toucha l'endroit où se trouvait sa tête, une seconde plus tôt.
— Tu vois ? (Ludwig pensa dans le feu de l'action qu'il s'adressait à lui, mais le regard du vampire était tourné vers Saulia, qui se relevait tant bien que mal) Il ne s'attend pas à ce que je le frappe, mais il s'attend toujours à être frappé. Fais pareil !
— Merde, Edward ! lança Ludwig, scandalisé, avant d'aida Saulia à se relever : Tu vas bien ?
Elle acquiesça doucement ; son visage était tuméfié, un filet de sang coulait de son nez. Le blond entendit le vampire ricaner.
— Regardes-toi, lança-t-il d'une voix moqueuse vers Saulia en ignorant Ludwig. Tu te reposes sur lui dès que la situation s'envenime. C'est cela que tu veux ? Rester la petite conseillère fragile qui se repose sur son chat ou son patron pour se battre ?
— C'est toi qui vas trop loin ! s'écria le « patron ».
— Laisse-nous. Ce n'est pas ton combat, c'est le sien.
Quelque chose dans le ton employé par le vampire fit obéir Ludwig sans discuter ; il y avait de l'impératif, mais aussi de l'agacement, voire de la colère. Un dernier coup d’œil à Saulia lui fit presque changer d'avis, changement qui mourut en revenant vers Edward. Ludwig s'écarta.
Saulia fit face au vampire. Edward la dominait en taille, en vitesse et en force. C'est de la folie sans Ananko! pensa Ludwig, tendu ; en termes de technique pure, il la surpassait. C'était un combat à l'issue univoque.
Edward s'élança, lança son pied par un mouvement circulaire. Le coup atteint le flanc de Saulia, qui fut projetée au sol. Le heurt fut visible et arracha une grimace sifflée à Ludwig. Edward ne s'acharna pas sur sa cible, tourna autour d'elle à la manière d'un vautour livide. Il tissa quelques insultes, pelota deux-trois ordres rapiécés d'un conseil repassé à l'huile caustique façon « vampire ». Au sol, Saulia tremblait sans pleurer. Puis elle se releva et se posta devant le grand blafard. Ludwig sentit un vent de courage dans le cœur de la secrétaire. Ses yeux rayonnaient de défi, littéralement pour lui.
Cependant, elle ne tomba pas dans le piège imbécile des élèves impatients. La rousse était intelligente, mesurée et créative. Elle ne fonça pas mais attendit. Attendit le coup brouillé de vitesse, qui la fit reculer de quelques pas dans un grognements. Edward était toujours aussi rapide, toujours aussi fort. Mais cette fois, Ludwig ne vit pas Saulia tomber.
Il tourna son regard vers Edward, mais lui resta de marbre. Il insulta de nouveau Saulia, et Ludwig frémit quand à la justesse tranchante de la phrase. Il comprenait le principe de l'entraînement du vampire : autant physique que psychologique, il modelait une résistance aux injures. Ludwig reporta son attention sur Saulia, sans pour autant la sentir flancher de l'intérieur, du moins pas suffisamment pour la faire vaciller.
Edward bondit. Son poing s'écrasa sur le visage de Saulia dans un craquement sourd. Sa tête et son buste partirent sur le côté, mais elle ne chuta pas. Le vampire sautilla en arrière, le poing couvert de sang. Elle n'est pas tombée, constata avec émerveillement Ludwig. Comment elle a… et il se tourna vers Edward, mais ce dernier avait les yeux plissés, fixés sur son « élève ». Il disparut pour réapparaître devant elle, la cueillit d'un simple uppercut. Ce fut à cet instant que Ludwig distingua le léger mouvement de la tête vers le haut.
L'uppercut fit mouche, mais Saulia ne fit que reculer de quelques pas. Ludwig fut impressionné par l'efficacité suicidaire de cette technique : elle permettait de minimiser les dégâts tout en étudiant le style de l'adversaire. Face à ça, Ludwig ne put s'empêcher de lancer :
— Il privilégie son côté gauche.
Saulia et Edward se figèrent. Le dernier sourit, et Ludwig comprit qu'il avait saisi son idée : il n'avait pas aidé Saulia comme un père envers son enfant. Il l'avait aidé comme un allié, d'égal à égal.
C'était tout ce qu'elle demandait. Edward s'élança, ses hanches tendus dans la préparation d'un coup plus complexe qu'un simple crochet. De quoi vous déboîter la mâchoire ou vous faire perdre quelques dents. Ludwig n'aurait pas pu l'éviter, pas avec cette distance ni ce laps de temps. Saulia ? C'était son baptême du feu. Elle s'abaissa légèrement sur la droite au dernier moment, avec une telle rapidité que c'en était presque surhumain. Le poing lui effleura la joue… avant que le genou d'Edward ne lui démolisse le menton.
— C'est mieux, déclara-t-il à sa disciple à terre qui se tenait le menton en grognant de douleur. On arrête là pour aujourd'hui !
Edward la laissa saigner au sol, rebroussant chemin vers la maison. Ludwig croisa son regard, et malgré la maîtrise parfaite des émotions du vampire, il sentit une infime pincée de satisfaction. C'était donc une victoire énorme pour Saulia. Il aida cette dernière à se relever, plus par amitié respectueuse que par inquiétude teintée de pitié. D'une voix boursouflée, elle souffla :
— Fe fuis nulle…
— Si tu es nul, je suis négatif, se moqua-t-il, mais elle l'ignora pour continuer :
— F'aurais pas dû regarder que fon poing…
Ludwig sourit alors qu'il la ramenait à la maison d'Heinrich.
* * *
*Saulia
Elle grinçait des dents en rentrant dans la maison. Elle l'avait vu ! Elle avait vu ce genou arriver dans sa face, mais son corps n'avait pas répondu. D'une certaine manière, elle parvenait enfin à comprendre l'obstacle que rencontre tout sportif dans leur début poupon de carrière : la décalage entre le corps et l'esprit. Était-ce pour cette raison qu'elle se battait de façon « animale » selon Edward ? Peut-être s'agissait-il d'une manière de dire que son instinct ordonnait, et son corps répondait.
Une fois qu'elle eut spécifié à Ludwig qu'il n'y avait plus besoin de la transformer en momie à pansements, elle partit à la recherche de la seule personne présente qui pourrait lui offrir un tant soit peu de soutien féminin : Maty. Après quelques minutes, elle finit par abandonner les recherches au rez de chaussée pour se concentrer sur l'étage, qu'elle n'avait pas vraiment visité.
Mis à part les chambres spacieuses, l'étage était truffé de portes fermées à clé ou condamnées. Sachant qu'il s'agissait de la demeure d'un magicien légendaire, Saulia ne s'en étonna pas. En revanche, certaines portes pouvaient s'ouvrir, et bien qu'elle crût tomber sur quelque lieu enchanté, telle une forêt contenue dans une pièce ou un passage secret vers Néo-Mourn, elle fut déçue de voir qu'il ne s'agissait que de pièces vides, au plancher poussiéreux.
Saulia trouva Maty dans la seule pièce intéressante de l'étage. Assise au milieu de la pièce sur un tabouret, la blonde faisait face à une fenêtre large qui laissait passer beaucoup trop de soleil pour un temps britannique. Autour d'elle, Saulia distingua une multitude de tableaux inachevés, du matériel de peintre et un chevalet vide.
— Excuse-moi de te déranger…, commença la rousse, bien qu'elle ne savait ce que Maty faisait.
— Chut ! Il n'a pas fini.
D'un geste très vif et ténu de la main, la blonde désigna le chevalet. Saulia revint vers celui-ci et sursauta : une silhouette peignait sur une toile, alors qu'il n'y avait rien l'instant d'avant. Curieuse, Saulia s'approcha.
— Attends la fin ! siffla Maty.
Ce ton ne lui était pas habituel : parental, presque sec. La rousse s'arrêta et rajusta ses lunettes. De là où elle était, elle grappilla le plus de détails.
La silhouette n'avait rien d'humain sinon la… silhouette. Le visage ne possédait pas d'yeux ou de bouche, mais des contours de nez et de fossettes. Aucun cheveu sur la tête, ni de barbe ou de poil. La peau du peintre était grise, prenant différentes teintes allant du pigeon au noir en fonction de l'ombre et des reliefs. Car il y avait des reliefs sur ce peintre qui agitait allègrement son pinceau. Des reliefs de muscles, de tendons, d'os…
Un rapide examen permit de constater que la silhouette était nue et dépourvue de parties génitales et pourtant… il y avait quelque chose de masculin dans sa posture, avec les bras écartés du torse et la façon un peu maladroite de s'asseoir. Et ce mouvement : une énergie et une gestuelle assez féminine, c'est-à-dire quelque chose de maîtrisé, de calme sans être mou. La combinaison de la posture et du mouvement semblait transcender l'addition seule des deux. On aurait dit qu'Apollon avait décidé de laisser son ombre mener des fantaisies.
Le manège dura quelques minutes de plus, durant lesquelles le peintre sembla se fatiguer petit à petit. Ses mouvements ralentirent jusqu'à s'arrêter complètement, le changeant en statue. Ce fut à cet instant que Maty autorisa Saulia à s'approcher du peintre. Quand elle le toucha, il n'avait aucune autre chaleur que celle du soleil du la surface de sa peau. Peau un peu rugueuse qui rappelait la pierre.
Pierre qui tomba en poussière sous son exclamation surprise. Saulia retira sa main, de peur qu'elle ne subisse le même sort. Quelques instants plus tard, un tas de poussière fine gisait en partie sur le sol, en partie sur la chaise. Éberluée, Saulia se tourna vers Maty, cherchant une explication.
— C'est un homoncules, expliqua-t-elle. Une forme de vie artificielle très proche du golem, à la différence qu'il peut penser, rêver et imaginer.
— J'en ai déjà entendu parler, se souvint la rousse en observant avec étonnement la poussière qui scintillait au soleil. Mais c'est une chose théorique… qui…
—…l'a fait ? Le seul et unique Heinrich Korsakoff. Sa nature est une sorte d'animisme avancé : il peut insuffler une partie de son âme dans un objet.
— Quoi ?
— Non, ce n'est pas dangereux, répondit Maty avant que Saulia ne pose la question. L'Âme est immortelle et indivisible. Si tu en coupes un bout, il repousse.
— Mais l'autre bout, alors…
— Il devient une âme à part entière, sans l'être totalement. Tu dois savoir que la magie, c'est une histoire de contraires et d'inverses. Bon, tu veux toujours ton soutien émotionnel, oui ou non ?
— Que… ? Je… Tu peux arrêter de lire l'avenir, s'il-te-plaît ?
— Je viens de le faire à l'instant où tu me l'as demandé, vu que je savais que tu allais le demander.
— Merci.
— Pas de quoi, sourit la blonde en croisant ses jambes. De quoi tu voulais me parler ?
Saulia resta interdite, jusqu'à que Maty soupire.
— Écoute, je sais ce que tu vas me demander grosso modo de mémoire, mais je préfère te demander par moi-même. C'est plus naturel.
— Le fait que je m'acclimates, c'est aussi voulu ? s'agaça la rousse.
— Saulia !
— Désolé.
La rousse trouva un troisième tabouret et s'installa en face de Maty. La lumière du soleil baignait la pièce d'une chaleur réconfortante, pourtant elle avait froid. Son interlocutrice pencha de la tête.
— Les autres te manquent, hein ?
— Horebea, surtout.
— Je ne l'ai jamais connue. Elle est comment ?
— Tu n'as pas lu son avenir ?
— Bon !
Maty prit de nouveau ce ton sec qui fit sursauter la rousse.
— J'ai muselé mon don rien que pour toi, quelque chose qui fait profondément partie de moi au même titre que ton genre, tes préférences en matière de sexe ou ton rêve le plus profond ! De plus, ajouta la blonde en levant son doigt pour souligner son propos, je ne suis capable de voir l'avenir que des gens que je vois vraiment, et l'avenir dans les grandes lignes est plus opaque qu'un lac vaseux. Et pour couronner le tout, je ne vois que l'avenir, pas le passé des gens avec lequel tu en apprends beaucoup plus sur eux ! Donc non, je n'ai pas lu son avenir ! finit-elle avec fermeté.
— Pardon, je…
—…tu ?
—…pouvais pas savoir.
— Non, tu ne pouvais pas. Mais ça n'excuse pas le fait que un, tu ne me respectes pas parce que je suis un clone qui a accepté que son créateur n'était pas qu'une ordure, et deux, tu ne me fais pas confiance.
Saulia se sentit penaude, parce que la blonde avait visé juste et qu'elle l'avait deviné sans un don de prévoyance. Maty prit un air suffisant
— J'ai raison, ça se voit sur ton visage. C'est drôle, hein ? Pas besoin d'un don de clairvoyance pour deviner certaines choses.
Il n'y avait aucune trace de sarcasme dans sa voix, juste de l'amusement. Saulia sourit malgré elle face à la situation, avant de tendre sa main et dire :
— Je suis désolée. Tu m'excuses ?
— Bien entendu, répondit la blonde sans hésiter. Entre femmes de pouvoir, on doit se soutenir devant toute cette masculinité toxique.
Elles s'échangèrent un sourire complice, avant de tomber dans un silence éloquent. Un silence qui laissait entendre une entente grandissante entre deux âmes, deux volontés qui pouvaient plier le monde. Puis :
— Horebea est une mournienne, la jumelle de Kara. Tu la connais ? (Saulia vit Maty nier, aussi elle continua :) Pour te la décrire : elle a la peau mate, les cheveux noirs et les yeux verts, plus verts que les miens ou ceux d'Ananko. Tu verrais son visage, on dirait une épée finement ouvragée ! Elle est… oui, elle est belle, avec un sourire moqueur qui a l'air de montrer qu'elle en sait plus sur le monde que n'importe qui. Et son petit nez qui se retrousse quand elle est mécontente ! Ça lui fait ressembler à un petit goret mignon… Quant à sa façon de s'habiller, je ne t'en parle pas ! Sa jumelle est horrible pour le vestimentaire, mais Horebea est toujours élégante ! La dernière fois que je l'ai vu, elle avait ce dégradé undercut, tu vois ? montra Saulia en mimant des formes autour de la tête ; Maty opina. C'est trop chou ! Mais elle n'est pas que chou ou belle, ou mignonne. Elle est… vraiment, vraiment forte. Dès qu'on la croise du regard, qu'on la voit marcher, c'est presque instinctif : tu sais que tu vas passer un sale quart d'heure si tu te mets sur son chemin…
Durant sa description, Saulia ressentait une chaleur dans son corps partir de son cœur, chaleur qui convergeait vers son bas ventre. Ses joues rougissaient légèrement, son souffle s'écourtait et les battements de son cœur accéléraient. Elle n'était pas dupe, et bien moins prude. Aussi chuchota-t-elle dans un accès de confidence :
— J'aimerais bien qu'elle me fasse passer un sale quart d'heure aussi !
— Saulia ! s'exclama Maty, mais avec un air d'amie faussement outrée qui dissimulait la joie de voir l'amour se déclarer devant elle.
— Je sais, mais argh ! Elle est vraiment parfaite ! Plus parfaite que Zendaya ou Denna du Nom du Vent ! Ça fait tellement longtemps que je ne me suis pas plongé dans une relation que j'ai oublié ce que ça fait !
— Et alors ? Comment tu te sens ?
— Là ? Sur un petit nuage. Et elle n'est même pas là ! Oh, merde, comment je vais faire quand ce sera le cas ?
— Dis-le lui.
— Bien sûr que je vais lui dire ! pouffa la rousse. La question, c'est comment ? Les rituels mourniens sur l'amour sont les plus obscurs et les moins dévoilés de leur culture.
— Tu crois que tu peux l'appeler ?
— J'ai déjà essayé, et je suis tombé sur le répondeur… Mais avec l'incident du Skol'mok, je…
Saulia sentit le nuage se dérober à ses pieds, la faisant s'écraser sur le sol de la dure réalité. Elle sentit un sanglot gargoter dans sa gorge.
— Je suis persuadée qu'elle est en vie, la consola Maty.
Sachant qu'il ne servait à rien de mentir, Saulia la crut. Elle renifla avant d'avoir une idée :
— Tu peux utiliser ton don ? (avant que Maty ne réponde, Saulia continua avec précipitation) Et avec les détails que je connais ? Ça te suffirait pas ? Je sais ! Tu pourrais lire mon avenir ! Voir si elle en fait partie, du moins un peu…
En réalité, le fait que Maty puisse accepter lui semblait un peu incongru. Cependant, sa joie fut ranimée quand la blonde sembla se concentrer un instant. L'air sembla devenir plus lourd. Saulia se retint de respirer, le cœur suspendu. Elle sursauta quand sa confidente augura :
— Elle sera à tes côtés pour toujours.
Estomaquée, le bon sens de Saulia lui demanda d'être prudente.
— Tu…
—…ne te fais pas marcher ? Non, ce n'est pas mon rôle. Je ne te dis que la vérité.
Saulia faillit sauter de joie. Elle embrassa Maty sur les deux joues, la serra dans ses bras et sautilla hors de la pièce, le cœur léger.
* * *
*Maty
Elle regarda l'amoureuse sortir avec tant de gaieté qu'on ne pouvait qu'être heureux en la regardant. Pourtant, et comme à chaque prophétie, il y avait un hic. Un hic que Maty n'allait pas expliquer, bien sûr, parce que ce serait contraire aux règles imposées par l'Histomoira. Ces règles stipulaient que l'avenir devait paraître clair pour chacun, mais flou pour tous ; cela signifiait que chaque prophétie proférée pouvait s'interpréter comme on le voulait, et surtout comme ça nous arrangerait. Mais l'interprétation était autant contrôlée par le destinataire que la prophétesse elle-même.
Ces mots qu'elle avait prononcé n'avaient rien d'anodin. « Pour toujours » ne pouvait signifier qu'ils seraient unis là où les choses ne changent jamais, là où les choses vont quand tout est fini. Quand au « faire marcher », c'était bien le cas : Maty ne faisait pas marcher Saulia, c'était elle-même et ses jambes qui la menaient sur son chemin.
Un rire aigre la secoua douloureusement. Ce don qu'elle avait accepté lui permettait d'être la seule personne à voir clairement l'avenir, son avenir. Pas de devinettes, de doubles sens ou d'autres esbroufes linguistiques. Maty savait ce qui allait lui arriver. Et elle plaignait Saulia de penser la même chose.
Sauf que…
Sauf qu'il n'y avait pas qu'un avenir pour Saulia, un avenir où Horebea était morte. Car cette dernière était bien morte ! Mais il existait un autre avenir, où Saulia pleurerait, puis déchaînerait sa fureur contre l'ennemi. Cet avenir-là était plein de souffrances, qui creuseraient de profonds sillons dans son cœur. Et même si cela augmentait les chances de réussite de la guerre contre la Chose, Maty préférait sacrifier des chances de sauver le monde pour sauver une âme des affres de l'amour.
* * *
*Saulia
Six jours plus tard, un jour avant le Débarquement…
La taille est un facteur clé dans la réussite d'un combat. Savoir l'utiliser, c'est trouver la bonne serrure. Après avoir passé presque une semaine à franchir les murs qu'Edward lui avait successivement imposé, Saulia parvenait enfin à le toucher plus d'une fois par combat. Mais l'exploit qu'elle avait véritablement accompli, c'était d'éviter la plupart de ses coups. Presque tous. Seuls quelques uns passaient encore parce qu'il utilisait ses pouvoirs de vampire pour les asséner.
Alors qu'elle et lui s'entraînaient devant la porte du manoir, celle-ci s'ouvrit avec fracas : Ludwig avait son téléphone à la main et l'agitait avec un sourire triomphant. Saulia para un coup de genou avant de haleter :
— Qu'est-ce qu'y a ?
— Béryl ! C'est Béryl au téléphone !
La rousse lança un regard à Edward, qui soupira avant de lui faire un signe de tête. Saulia se précipita vers son ami, le cœur au bord des lèvres ; la scientifique aurait-elle des nouvelles d'Horebea ?
— Tu es toujours là ? fit Ludwig.
— Oui ! répondit la voix échancrée de Béryl. Saulia est là ?
— Je suis là, assura-t-elle. Tu vas bien ?
— Je te mentirais si je te disais oui, mais ça pourrait être pire. Lud m'a mis au courant pour tout le monde, et je suis heureuse que vous soyez en sécurité !
— Merci !
Elle se tourna vers le blond pour voir s'il voulait dire quelque chose, mais il l'invita à continuer, et Saulia ne se fit pas prier :
— J'imagine que Ludwig t'as mis au courant des « Skol'mok » ?
— Oui.
— Ça veut dire qu'Horebea et les autres vont bien ! dit Saulia avec emphase.
Un silence tendu s'ensuivit. Elle glissa un regard vers Ludwig, qui détournait le sien, l'air mal à l'aise. Puis Béryl se mit à raconter, d'une voix sourde, monotone. Le cœur de la rousse se serra. Quand la scientifique eut finit son récit, elle ravala son espoir derrière la grosse boule dans sa gorge.
— Je vois.
Ces deux mots furent si froids que l'air parut plus chaud.
— Je… Je suis désolé, Saulia, mais quand je suis tombée quand les autres ont été enlevé. Mais ce dont je suis sûre, c'est…
Béryl ne finit pas sa phrase. C'était inutile ; Horebea avait été tuée par l'imposture de Kara, ou une Kara manipulée mais l'un ou l'autre n'avait pas d'importance. Le mal était fait. Saulia remercia la scientifique avant de s'éloigner. Ludwig tenta de la retenir, mais elle s'extirpa de sa prise qui avait peu de conviction.
Ce fut Edward qui l'arrêta, la fixant droit dans les yeux. Et, après ces six jours à combattre sans arrêt avec lui, sans pause, du soir au matin… elle le vit. Son regard distingua les contours de son âme, du moins c'était ce qu'elle croyait. Et ce qu'elle croyait la poussa à le serrer dans ses bras. Le corps du vampire était froid, dur et sentait la mort. Pourtant, ça avait quelque chose de plus réconfortant que la chaleur humaine ; celle-ci lui aurait rappelé à quel point celle d'Horebea lui manquerait. Edward passa son bras autour de l'épaule de Saulia, secouée par des sanglots silencieux. Il murmurait « pleure maintenant… pleure aujourd'hui… pour ne pas pleurer demain et en mourir… ». Venant de lui, c'était inédit et elle le savait. Mais il faisait cet effort pour qu'elle soit forte. Force qu'elle puisa dans ses larmes.
Elle les essuya sur sa manche, renifla avant de lever les yeux vers le vampire. Dans ces derniers luisait une lueur courroucée… mais pas contre elle. Il y avait aussi de la fierté, ou de l'amusement ?
— On va passer à l'étape supérieure. Eh, le démon !
— Je suis un chat, sire Edward, fit ce dernier en jaillissant de l'ombre de ce dernier. Un chat, rien de plus.
— Je connais des chats, tu n'es pas l'un d'eux, démon. Saulia, fusionne avec lui.
Elle se tourna vers Ananko en haussant des épaules, et le chat miaula avant de sauter dans sa poitrine. Immédiatement, les muscles de la rousse gonflèrent, des poils la couvrirent des pieds au museau et ses yeux se fendirent. L'énergie libérée souffla les feuilles aux alentours.
— Je vais t'expliquer un truc très simple, commença le vampire. La magie, contrairement à ce que pensent les mages, ne se résume pas à la simple kirromancie. La magie, au sens général, c'est la manipulation de la réalité au-delà des normes acquises ; ça va de la simple physique à la Vérité pure. Ton pouvoir fait partie de ce cercle, et par conséquent, il est sujet à des règles précises. Un…
Sans prévenir, un coup de pied supersonique faillit décrocher la tête de Saulia. Le bang du mur du son franchi éclata juste au-dessus de sa tête… et elle se rendit compte qu'elle avait relâché la transformation.
—…ton pouvoir réagit à ton instinct, et s'éteint dès que tu es en danger de mort. Plus on est fort, et plus on a de chances de mourir face à un coup fort. Les corps mous et faibles encaissent mieux. Simple logique de physique des impacts. Deux…
Il la poussa du bout des doigts, mais ce fut suffisant pour la faire tituber. Sa propre mollesse la surprit quand le vampire s'exprima :
—…le contrecoup est puissant. Ton corps supporte mal la décharge d'énergie, parce qu'il est humain et physique alors que ton animal est un être astral. Je ne suis pas un spécialiste de l'animamancie, mais mettre deux âmes dans un seul corps est éprouvant pour ce dernier. Trois ?
Le vampire fonça sur Ananko, et Saulia sut que ce n'était pas pour rire. Un geste instinctif vers son chat sembla l'aspirer vers elle, et il rentra dans sa poitrine, enchaînant la métamorphose. Edward s'arrêta.
— Pas besoin de contact physique. Ton chat est une âme, par conséquent la distance, l'opacité du milieu ou l'interférence magique n'a pas d'effet sur votre lien. Les seules choses qui vous gêneraient, ce serait la Vérité ou la Nature d'un mage.
— Attends… Pourquoi je me transforme pas ? fut surprise de constater Saulia.
— Quatre : l'Âme est plus souple que de l'eau, déclara dans un rictus le blafard. Ton âme peut épouser la forme de ton animal, au lieu de se lier à lui. Un peu comme une maison.
« Je vous entends toujours, maîtresse. J'entends tout ! » déclara Ananko dans sa tête. Elle en fut troublée, et ordonna à son chat de sortir. Ce dernier s'exécuta si facilement qu'elle ne sentit presque rien, mais elle l'apostropha gentiment pour faire bonne mesure. Après, elle se tourna vers Edward pour lui demander de reprendre l'entraînement.
* * *
Bien qu'une journée à se faire battre à plate couture était un remède contre le malheur, la douleur engendrée sur le corps amplifiait celle du cœur. Saulia, sortie de douche, se regarda dans le miroir : elle était échevelée, des poches sous les yeux, des estafilades et des bleus sur tout le corps, ainsi que deux-trois poils de chat sur le torse. Elle se les épila d'un geste sec, et la douleur lui donna l'impression de s'arracher le cœur.
Fallait-il vraiment que ce soit aussi douloureux ? Pas les poils, mais la perte. Horebea était la seule rencontre féminine qui aurait pu devenir autre chose qu'une amie, et ce depuis un sacré bout de temps. Mais c'était surtout une femme à l'envergure de Saulia. La fausse modestie ne l'avait jamais aidé, et c'était son orgueil qui l'avait amené ici. Pour le meilleur comme le pire. Mais à se regarder dans cette glace, elle se sentait plus froide qu'auparavant, plus dure. Son regard avait perdu ce scintillement d'intelligence espiègle pour devenir un éclat de ruse méfiante. Son corps avait perdu ses traces de rondeur pour adopter une carrure de guerrière, de tueuse. Son torse musclé vibrait sous chaque respiration, ses biceps gonflaient lorsqu'elle serrait l'évier blanc de ses mains qui se voulaient poings. En une semaine, Edward avait canalisé sa rage en une journée de dur labeur. Y avait pas à dire, c'était un entraîneur de génie.
Durant les maigres pauses, elle s'était accordée des brèves discussions. Le vampire était avare quant à ses expériences, mais la ténacité de Saulia avait eu raison de lui ; durant son service dans l'armée prussienne, il avait décimé à lui-seul un régiment entier, dans la nuit froide. Assez méticuleusement pour faire passer ça comme une attaque de loups. Et c'était le cas, en un sens ; le vampire pouvait se changer en loup.
Mais elle n'était pas un loup. Elle était une chatte furieuse, aiguisant ses griffes dans l'ombre pour frapper.
Quand Saulia descendit les escaliers, elle se rendit compte qu'il y avait du bruit. Pas le genre de bruits auquel on s'attend dans une maison, mais des bruits étouffés, du genre qui se veulent furtifs. Son oreille s'était-elle affinée à force de devenir bestiale ? Pas le temps de tergiverser, elle ralentit son pas dans les marches, qui heureusement n'étaient pas grinçantes.
Un Autre jaillit dans l'escalier à la vitesse de l'éclair, gueule en fleur béante sur de belles dents. La gueule claqua à l'endroit où Saulia se trouvait, une demi-seconde plus tôt. Elle avait sauté d'une marche en arrière, petit exploit spectaculaire d'agilité. Elle appela Ananko sans explications, fusionna avec lui et bondit vers l'Autre. Les doigts de la rousse devinrent griffes au moment où elle toucha la tête du monstre. Sa propulsion associée à l'énergie de libération de fusion les firent fuser à travers la porte, qui explosa sous l'impact. L'Autre sous sa griffe, Saulia fit une retournée arrière pour se réceptionner sur ses pattes, avant d'utiliser la force accumulée de son élan pour soulever l'Autre, lui faire faire un arc de cercle et l'envoyer valdinguer contre un arbre. Le monstre partit s'écraser contre le tronc avec un craquement sonore. Le bois ou l'os ? Peu importe, parce qu'il n'était pas seul.
Six. Ils étaient six Limiers et bien plus immondes que ceux qu'elle avait déjà vu à Oxford, dans les archives. Filiformes et difformes, musclés à squelettiques, elle les savait plus puissants que n'importe quel éléphant boosté aux stéroïdes. Les Limiers regardèrent leur congénère s'affaisser le long du tronc qui s'effondrait lentement. Des oiseaux paillèrent en décollant des branches. Le silence de la forêt fit place au silence du combat, de la tension.
Un Limier crissa en s'élançant vers Saulia, suivit par les autres. Saulia esquiva le premier en sautant par dessus, lacéra le second et rebondit sur le troisième. La mêlée s'enchaîna. Un Limier aggripa le poignet de la rousse, qui s'en extirpa. Elle lui déchira le visage d'une morsure. Derrière elle, deux monstres jouèrent des mandibules, près de sa queue virevoltante. Ananko, de concert, poussa une patte arrière pour projeter un bon paquet de terre et de feuille mortes, désorientant les monstres. Saulia se jeta sur le dos du Limier blessé qui titubait, lui écharpa la peau jusqu'au os. Du sang laiteux jaillit, poisseux. Le Limier s'effondra.
Soudain, l'un d'eux mordit son mollet gauche. Elle hurla, se retourna vivement avec un coup de griffe. Le Limier mordant avait reculé, les autres le suivirent. Leurs attaques étaient mesurées, presque coordonnées. Chacun d'entre eux voyait en Saulia un adversaire à ne pas sous-estimer, et l'estime est une arme bien plus dangereuse que le croc ou la griffe. La rousse se déplaça en cercle autour d'eux, à quatre pattes, évaluant la situation. Supériorité numérique. Possibilité de renforts. Immunité à la douleur et la peur. Tels étaient leurs atouts. Quels étaient les siens ?
Les sens. Exacerbés par l'adrénaline, elle distinguait les contours de leurs Âmes avec plus de netteté que sous forme humaine. Leurs « Auras » comme lui avait expliqué Heinrich. Et grâce à l'entraînement d'Edward…
Le Limier qui l'avait mordu courut en zigzag jusqu'à elle, profitant de son élan pour lever ses pattes avant et faire une griffure descendante. Saulia s'était déjà décalée légèrement et cueillit le monstre à la jugulaire, projetant une traînée de sang dans son sillage. L'assaillant s'effondra. Ses comparses, au nombre à moitié réduit, adoptèrent une approche nouvelle : ils mimèrent Saulia et coururent en cercle pour la désorienter. Mais leurs Auras les trahirent eux aussi. Le premier trébucha quand elle s'étendit au sol pour lui faire un croche patte, avant de mourir d'un cou brisé. Le deuxième fut broyé quand elle piétina en évitant le troisième à plusieurs reprises. Ce dernier vit son bras arraché, puis sa gueule déboîtée jusqu'au déchirement.
Pantelante, l'hybride féline soufflait comme un bœuf devant six cadavres frais. Ses griffes, trempées de sang ivoire, tressautaient et cliquetaient les unes contre les autres. Son pelage était parcouru de vagues de fureur et de stress, électrisant sa peau.
— Très impressionnant, vraiment.
Elle se retourna, et son cœur tomba en morceaux : devant elle applaudissait une Horebea au sourire narquois. La même posture. Le même visage. La même Aura. Mais elle vit à travers ce déguisement parfait.
— Sale Skol'mok ! rugit la rousse en grattant le sol, les babines retroussées.
— On m'a dit de tuer une rouquine, observa le changeur de forme avec le ton râleur d'Horebea, en tournant sa tête à droite à gauche. J'imagine que c'est toi…
— Je vais te tuer !
— Grand bien t'en fasse.
Saulia fusa à s'en brouiller les alentours, son champ de vision uniquement concentré sur cette imposture souriante. Sa griffe levée s'abattit avec toute la rage possible sur la poitrine qu'elle aurait aimé toucher d'une autre manière. Une douleur cuisante perça la sienne, et Saulia s'étala dans son élan jusqu'à percuter un arbre. Elle se releva derechef, pour voir sa propre poitrine blessée de trois zébrures profondes et saignantes. L'Horebea éclata de rire.
— Oh, ça c'est une chouette Nature ! Soeur ne rigolait pas… Bon !
La fausse Horebea tira l'épée à sa ceinture, avant de prendre une posture guerrière si familière. Saulia faillit éclater en sanglots quand l'imposture déclara d'un ton amusé :
— On danse, ma belle ?
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[1] Ancien mournien, d'avant les Âges Sombres ; signifie « Ceux qui se cachent derrière le voile »
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