*Laura

J-0

Elle se trouvait actuellement dans la salle de réunion de la mairie d'Oxford. La Chose avait convoqué tout le gratin de la ville pour un conseil journalier à propos des récalcitrants menaçant la ville. Mais ça n'était pas le seul sujet qui avait été traité : le gouvernement du Royaume-Uni avait vu d'un très mauvais œil le changement soudain de souveraineté au sein de la ville, et avait menacé la Chose de se démettre de ses fonctions. Le monstre avait refusé pour sûr, mais ça rendait ses relations avec le monde extérieur à Oxford compliquées. Laura avait beaucoup apprécié cette petite victoire, qui démontrait l'impuissance temporaire de la Chose et son corps physique. Un frisson la gagna et elle agita ses doigts.

L'épée dans sa main ne ressemblait à aucune autre arme qu'elle avait pu voir de sa vie et sa non-vie. Elle l'agita dans sa main : elle était légère, épousait la prise de ses doigts et la forme de sa paume. Un doigt sur le fil de la lame lui parut caresser un chuchotement. Et c'est là qu'elle saisit une partie de l'immensité de cet objet. Il était effectivement magique, mais d'une magie si intriquée qu'elle n'obéissait plus aux lois kirrotiques habituelles. Cet objet avait été créé par quelqu'un ou quelque chose… Mais dans quel but ?

— Tu es magnifique, lui murmura-t-elle dans l'espoir qu'elle l'entendrait.

Pas de réponse ni de signal direct. L'épée resta elle-même malgré la ferme intention. Laura sentait néanmoins sa connexion profonde avec l'objet… et Ludwig, bien qu'un peu moins. C'était comme s'il se trouvait au coin de son regard, sa main effleurant son épaule. Un sentiment bien réconfortant dans ces temps troublés.

Car le ciel loin était trouble non d'étoiles mais d'immenses navires volants aux voiles dorées. Elle savait de qui il s'agissait : Ugo et l'empire qu'il servait débarquaient enfin sur Terre pour s'emparer des Fragments de Vérité. Lorsqu'elle tournait la tête vers la fenêtre, elle craignait d’apercevoir ces ombres inquiétantes au travers des nuages.

« ...Laura, tu es là ? »

— Ludwig ! s'écria-t-elle en entendant sa voix, se leva par la même occasion.

« Ah, tu m'entends ! Ça a l'air de fonctionner… Tu es toujours à Oxford ? »

— Oui, j'y suis… Ça fait du bien d'entendre ta voix.

« Et moi donc ! Alors, tu as trouvé quelque chose contre la Chose ? »

— Il n'a pas atteint l'apogée de son pouvoir. Il est toujours plus puissant que moi, mais quelque chose cloche…

« D'après Edward et un ami, vu qu'il n'est plus dans les Limbes, il n'a plus de « territoire » à gouverner ».

Ça tombait sous le sens.

— Alors il faut le détruire maintenant ! répondit Laura qui savait l'urgence.

« Tu penses à l'assaut d'Ugo ? » et elle opina du chef, aussi Ludwig continua : « Je ne l'ai pas oublié, ne t'inquiète pas. Mais je dois te dire ceci : il n'attaquera pas tant qu'il ne sera pas sûr d'une chose. »

— Laquelle ?

« Que Yannis est bel et bien mort »

Son sang se glaça. Si Ludwig laissait entendre cette possibilité, c'était sûrement grâce à cette Maty qui traînait avec Edward.

« Ne t'inquiète pas, on a pas de confirmation réelle. »

— D'accord, ne nous occupons pas de ça dans ce cas… Où es-tu, en ce moment ?

« Je te fais confiance, alors je vais te le dire : on est dans une forêt au nord de la ville, mais je ne sais pas exactement où. En tout cas, la pagaille qu'on a provoqué a assez changé le paysage pour voir l'endroit à des kilomètres. »

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? (il lui raconta, et elle blêmit) Alors il est passé à l'action…

« Mais ça nous dit une chose : il nous craint. Donc on est dangereux et on peut se soulever, rameuter des alliés. »

— Vous avez des idées ?

« La Blue Sight n'a pas envoyé de signes de vie, mais j'ai personnellement plusieurs contacts qui m'ont répondu. J'aurais du français, de l'espagnol, du norvégien, de l'irlandais, de l'allemand qui débarqueront d'ici ce soir. Ce sont tous des magiciens et des magiciennes que Béryl, Saulia et moi ont aidé par le passé. »

— C'est rassurant… vous êtes arrivé à former un plan ?

« Oui : le jour où Ugo débarquera depuis les airs, ça mettra la pagaille dans le monde entier. Nous avons deviné qu'il s'agissait d'une situation crée par la Chose à son avantage. Alors s'il s'en sert comme arme, on fera de même : il nous faudra frapper au moment précis où il enverra ses forces contre Ugo. »

— Pourquoi ferait-il ça ?

« Parce que c'est son moyen le plus sûr de s'attirer les faveurs de la Terre et de Néo-Mourn. Les premiers parce qu'il manipulera les événements pour faire passer l'empire comme un envahisseur total, et les seconds parce que l'empire cherche à détruire la magie. »

— Alors c'était son plan depuis le début ?

« Et récupérer les Fragments de Vérité par la même occasion : Ugo ne possède pas un pouvoir lié au combat pur, ni de la magie. Si l'Empire voit sa flotte en mauvaise posture, ils se replieront et… »

— Quelqu'un vient !

Laura ferma le lien créé avec Ludwig alors que le Frère entrait.

— Je ne te dérange pas ? minauda-t-il avec de petits yeux étrécis.

Toujours sous sa forme modifiée d'Archibald Parmi, le Frère se déplaçait avec une nonchalance hostile. Tout son être respirait la fureur… Il a dû être puni de nouveau par la Chose, devina-t-elle. Pas de blessures physiques. Juste l'esprit qui était déchiré. Et cette instabilité provoquait des sautes d'humeur que le Frère tentait visiblement de dissimuler.

— Non, répondit-elle d'un air sévère.

— Ah…

Il s'installa sur une chaise et posa ses pieds sur la table. Il agissait désormais comme un adolescent capricieux, ce qui n'était pas étonnant. Laura comprenait qu'il s'impatientait, conséquence de son enveloppe physique et de sa présence dans le monde existentiel : il commençait à être « infecté » par les émotions… Mais ce n'est pas suffisant pour que le Tranchecœur agisse sur lui, sentit-elle en effleurant l'arme sur ses genoux. Elle n'avait pas disparu malgré la présence du Frère. Ce dernier se mit à siffloter quand Laura demanda :

— Qu'est-ce que tu penses de la Terre ?

Surprise : il parut désarmé. Son sifflement s'arrêta, ses jambes sortirent de table alors qu'il la regardait d'un air curieux. Juste cette curiosité infantile propre à tous les membres de la Famille devant l'inattendu.

— Qu'est-ce que tu viens de dire ?

Il n'y avait aucune menace dans sa voix, juste de l'incrédulité. Laura répéta :

— Que penses-tu de la Terre, maintenant que tu y habites ?

— Qu'est-ce que je pense… Mais je n'y habite pas. Les Limbes, c'est chez moi, affirma-t-il avec amusement.

— Tu te meus dans un monde physique, tu manges pour que ton corps ne meurt pas, tu t'abrites des intempéries sous un toit, tu dors dans un lit…, énuméra Laura. À mon humble avis, c'est suffisant pour dire que tu y habites.

Le Frère croisa ses bras et fronça des sourcils. Ses émotions devinrent illisibles.

— Où veux-tu en venir ?

— Nulle part. Je pose la question, c'est tout.

— Tu mens. Tu tentes de me manipuler, mais ça ne marchera pas.

— Mais bien sûr…

Elle roula des yeux et se leva de sa chaise. Il remarqua l'épée à son poing… mais ne réagit pas plus que ça. Le Tranchecœur se dissimule au regard…, comprit Laura face à cette réaction. Elle lui montra l'épée :

— Mon arme d'exécutrice.

— C'est quand que tu passes à l'acte ?

— Où veux-tu en venir ? lui lança-t-elle avec un sourire.

À son tour, le Frère se leva et s'approcha d'elle. Elle fit un pas en arrière, craignant qu'il ne la touche. Mais il se tint à l'écart, toujours avec cet air curieux.

— Je m'inquiète pour toi, c'est tout.

Brutale fut la sincérité qui émanait de lui. Laura la sentit à travers le Tranchecœur, et en eut le souffle coupé. Le Frère resta silencieux, la regardant dans les yeux, bien que les siens étaient vides de toute lueur. Ou bien était-ce la lumière extérieure qui empêchait la sorcière de voir à l'intérieur de ces pupilles vertes ?

— Tu te fais des illusions, lui dit-elle. Ce ne sont pas tes vrais sentiments, juste la volonté de la Chose qui m'espionne à travers toi.

Cette phrase était un test lui étant destiné. Et surprise encore : il rit avec un air dépité, presque pathétique.

— Les illusions et moi, ça fait deux. Je n'ai jamais été doué pour tromper mon monde bien longtemps… Je…

— Taktaek1 !

Le Frère se retourna, Laura regarda par dessus son épaule : la Soeur était entrée, la Skol'mok en qui la Chose avait le plus confiance. Ayant délaissé l'apparence d'Éléanora, la Soeur était devenue une Laura « rebord de falaises avec ses rochers pointus et tranchants »... Moquerie de sa part ou jalousie refoulée ? La véritable Laura ne sentait guère l'un ou l'autre, juste le vide caractéristique d'une nihilienne. La Soeur se tourna vers le Frère :

— N'as-tu rien de mieux à faire en cette heure ?

— J'allais justement m'y atteler, et le Frère se leva.

Il jeta un dernier regard à Laura par dessus son épaule avant de sortir de la salle. Ce regard avait la saveur d'un pain rassis, mais c'était déjà un bon début ; Laura vrilla le sien vers la Soeur, qui, appuyée contre un mur, croisait ses bras dans une posture de chien enragé qui laissait entrevoir ses crocs.

— Tu vas me mordre ? s'amusa Laura en croisant les jambes, les mains sur le cul de sa chaise.

— Tu aimerais bien, rétorqua la Soeur d'une voix-coutelas ; son attitude avait changé du tout au tout depuis le départ du Frère.

Observer les réactions des nihiliens ne donnait en aucun cas des indications sur leurs émotions. Mais malgré leur absence d'âme, il existait un lien fort entre leur corps physique et leur esprit, ce qui convolait avec le fait qu'ils exprimaient des « émotions » comme le ressentiment ou l'ennui. Et c'était le cas à présent : la Soeur n'aimait pas que Laura ait autant d'importance aux yeux de la Chose. De la jalousie, devina aisément la Sorcière sans utiliser le Tranchecœur.

— Je devais t'accompagner à l'exécution, et tu m'as l'air prête, indiqua la Soeur avec un geste du menton en direction de l'épée.

— Et si je l'utilisais pour te trancher la tête ?

— Essaye, tu verras.

Laura se leva. Aucune réaction. La sorcière contourna la table, s'approcha de la Skol'mok assez près pour sentir son souffle. Toujours aucune réaction. Elle leva la main soutenant le Tranchecœur déguisé en épée banale, plaqua la lame contre la gorge blanche. Toujours. Aucune. Réaction… Du sang perla. Le cœur de Laura battait à la chamade. L'arme… elle ignore que je peux la blesser avec !

— Vas-y, « tue »-moi, l'encouragea la Soeur avec un air goguenard.

— Mais avec grand plaisir, répondit Laura, tout en s'écartant : Mais d'abord, j'accomplis mon travail, n'est-ce pas ?

— Précisément.

Le sang avait disparu, de même que la coupure. Il était étrange de voir son propre visage se faire meurtrir par sa main, mais pour Laura, c'était en soit réconfortant : elle rongeait l'ancienne elle-même, déchirait sa poupe et sa cale pour fendre les mers sous une nouvelle forme plus élancée, plus dirigée vers un objectif.

* * *

Réunis autour d'un même billot, les Skol'mok déguisés, les mourniens et les humains naïfs avaient les yeux rivés sur Laura. Une assemblée de vautours : si elle ne leur offrait pas un cadavre sous peu, ils iraient se repaître de sa chair. Elle regarda à ses pieds.

C'était une personne à l'allure d'une housse de couette, avec un sac à patates sur la tête et la même énergie que le tubercule. Un homme… non, une femme ? Difficile à dire, car son corps était masculin mais son âme féminine. Laura savait que pour qu'une âme ne se « genrait » que rarement. Quand cela arrivait, c'était souvent à cause du corps qui déteignait sur l'âme via l'esprit. Mais cette femme-là au corps d'homme avait subit une maladresse de la nature : son âme était femme, déchirant son esprit en réponse d'un corps incompatible. Pourtant, malgré la souffrance psychique que subissait cette personne, dont elle ne connaissait ni le nom ni le visage… sa dysphorie lui donnait plus de pouvoir magique qu'un magicien lambda.

Laura comprit que cette exécution n'était pas seulement une mise en garde ou un exemple : c'était un message. Cette personne… est une sorcière. Un mage qui ne pouvait être atteint de l'orbasos, parce qu'il échappait à l'influence des anciens. Et ainsi, à l'influence de la Chose elle-même.

— J'attends.

Cette horreur sans nom – la Chose – couvait dans sa voix mielleuse et amusée une menace crissante. De nouveau, le regard améthyste de la sorcière se porta sur son semblable. Elle leva son épée par dessus sa tête, ses deux mains si serrés autour de la poignée que ses doigts en pâlirent. Soudain, le sorcier cria :

— Pitié, ne me tuez pas ! J'ai pas envie de mourir !

— Fais le taire, reprit la Chose d'un ton las.

Elle était cernée, ne pouvait pas riposter. Sans connaître l'étendue des pouvoirs du Tranchecœur, elle se doutait qu'elle aurait l'avantage mais ça ne la rendait pas immortelle. De plus, la Chose était accompagnée de tous ses Skol'mok, et avait presque autant de puissance qu'un Orbas à son apogée.

— Laura. Fais le taire.

— Non.

Décision stupide de sa part. Mais Ludwig lui avait appris que, parfois, il est nécessaire de faire des actes stupides pour faire avancer les choses : elle baissa son épée, la laissant tomber le long de sa jambe. Ses yeux croisèrent ceux de la Chose, qui s'étrécirent de rage.

— J'aurais mieux fait de te jeter dans le Trou…, et il soupira, avant de faire un geste vif de la main.

Une pression formidable s'appliqua sur Laura, qui fut plaqué au sol dans l'instant suivant. La force était telle que son corps menaçait de rompre… quand tout à coup, un félin jaillit d'un caillou pour mordre la Chose à la gorge. Ce dernier fut si surpris qu’il en bascula en arrière alors que le fauve secouait sa tête telle une poupée de chiffon. Ce fut la débandade : les gens venus assister à l’exécution, trop contents d’avoir enfin quelque chose à se mettre sous la dent, rongeaient leurs freins et mettaient pieds sur dents sans dessus-dessous ; Les Skol’mok vinrent aider leur maître en tentant d’attraper la bête, mais cette dernière glissa sous leurs doigts tel un poisson en furie. Laura croisa le regard étincelant de l’animal et le reconnut.

Un Skol’mok – qui n’était ni le Frère ni la Sœur – la prit par le bras. Laura lui asséna un coup de poing en pleine face et incanta. Son énergie magique bouillonna puis jaillit de ses phalanges. La tête du Skol’mok éclata en mille morceaux fumants qui éclaboussèrent ses comparses qu’elle fixa avec un air farouche. Ils ne s’approchèrent pas, remarquant l’épée dans sa main qui semblait lancer des menaces froides et silencieuses.

Un hurlement de rage lui parvint, elle se retourna : la Chose s’était métamorphosée en une masse noire pétrole, balançait des insultes odieuses ainsi que des tentacules visqueuses vers le félin qui bondissait, sautait, esquivait avec une agilité surnaturelle. Laura fonça vers la Chose avec la ferme conviction de gagner du temps. Son geôlier la remarqua, tournant sa tête déformée vers elle, qui n’y prêta nulle attention : elle sauta par dessus une tentacule un peu mollasse et planta son épée dans la face délétère.

Tout sembla s’arrêter l’espace d’un instant, avant le grondement : on aurait dit que le tonnerre habitait la lame, qui vibra d’une force insoupçonnée. La Chose trembla, Laura également mais elle ne lâcha pas, tint bon. Leurs deux corps se brouillèrent à force de vibrer. Il y eu un bruit de goutte qui tombe sur le sol d’une grotte et la Chose se dissolut.

Soudain sans prise pour la soutenir, Laura tomba au sol. Elle mit quelques instants à se remettre de ses émotions, le Tranchecoeur encore vibrant dans sa main et chaud. La Chose était si puissante que l’objet légendaire avait dû surchauffé, ce qui était illogique… ou bien il retenait l’ennemi derrière des barreaux immatériels. Dans tous les cas – et Laura en était persuadée – la Chose n’était pas morte. Il fallait faire vite !

— Eikorna, viens…

Son appel fut coupé lorsqu’un cylindre de lumière dorée tomba brutalement dans la foule ; on aurait dit un caillou lancé dans une mare, sauf que l’eau s’éclaboussa en vagues de sang, de viscères et de vêtements carbonisés. Bien que l’explosion sonore fit s’éclater les fenêtres – et ce fut presque le cas des tympans de Laura, si celle-ci n’avait pas eu le réflexe de se protéger avec la magie – le choc fut néanmoins suffisant pour la faire se fracasser contre l’estrade du peloton d’exécution. Un craquement sonore lui fit se retourner pour constater avec une horreur dépitée qu’elle avait, par le coup du sort, rempli sa tâche de bourreau : par sa projection, la sorcière avait percuté le condamné qui voyait son cou traversé d’un pilier de bois déchiqueté.

Elle vint s’agenouiller près du malchanceux, à qui les yeux fuyaient la mort qui s’approchait à grands pas. Laura lui fredonna des mots dans la langue oubliée de tous, celle qui naquit jadis sous les mines de Mourn avant les premières rébellions, les premières révolutions. Ce langage qui s’était construit dans la servitude pour la liberté, dans le secret de la révélation future. Le sorcier, bien que ne l’ayant jamais appris, comprit les paroles de la berceuse et s’endormit à jamais, la paix dans l’âme. La sorcière sentit cette dernière s’écarter de son corps pour aller rejoindre les Limbes, là où elle croupirait pour l’éternité car elle avait manié la magie.

Laura déposa doucement le corps sans vie alors qu’elle entendait des pas. Un coup d’oeil par dessus son épaule lui exposa la scène macabre : plusieurs soldats aux têtes casqués, en armure lourde et armés de fusils futuristes débarquaient en policiers de l’espace, au milieu d’une marée de morceaux de foule éparpillés tel des arbouses trop mûres. Un des soldats enleva son casque et elle le reconnut entre mille.

Son nez rouge, sa moue dégoûtée et ses yeux vicelards n’avaient pas changé depuis qu’elle l’avait vu, une seule et unique fois lors du Festival des Maegni. Néanmoins il avait vieille : sa barbe était plus fournie, son teint plus sec et ses traits s’étaient durcis ; auparavant affublé d’une dégaine de petit intello chétif, vu son armure qui devait peser un âne mort, il semblait presque aussi imposant que Ludwig. Et le plus extraordinaire dans tout cela, c’était que ce nabot magicophobe avait vieilli.

Immédiatement après qu’elle l’eut observé, il tourna la tête vers elle et son regard s’assombrit quand soudain, Eikorna réapparut à côté de Laura, son bras pendant mollement le long de son corps. Dès qu’Ugo la vit, la stupéfaction transperça son visage fermé.

— Eikorna ? Mais qu’est-ce que tu fais là ? Et comment… (il marqua une pause, fronçant les sourcils) Non, pas toi aussi…

— Contente de te revoir, Ugo.

Laura n’eut même pas besoin du Tranchecoeur pour savoir qu’elle mentait. Elle tourna la tête vers son alliée : elle avait les yeux rivés sur les cadavres. S’approchant d’elles, Ugo sembla le remarquer et fit un large geste de la main.

— C’étaient des collaborateurs, tu sais ce que c’est.

Il continua de s’approcher mais Laura se releva en pointant l’épée vers lui.

— Ne fais pas un pas de plus.

— Toi, sorcière ne m’adresse pas la p… (il marqua de nouveau un silence) Quoi ? Mais c’était Ludwig qui…

— Tu n’étais pas là, tu ne pouvais pas savoir, le coupa Eikorna.

— Je sais tout, tu sais. Et je sais aussi que ce que vous avez tué reviendra à la charge très prochainement, répondit-il d’un ton à couper du fer, avant qu’il ne s’adoucisse : Eik, écoute… je ne vais pas passer par quatre chemins – il montra vaguement Laura sans la regarder, la mettant hors d’elle – mais cette immondice te trahira bientôt. Rejoins-nous !

— Merci, mais non merci. Je préfère cent fois lécher les bottes de Laura plutôt que de soutenir ta quête d’extermination.

Même si il ne fallait pas aller jusque-là, Laura remercia du regard la métamorphe avant de reporter son attention sur le Porteur de Vérité Liquide. Elle remarqua à ses yeux mordorés qu’il était en train de calculer les possibilités de victoire pour annihiler l’obstacle que la sorcière représentait ; derrière lui, les soldats étaient à l’affût, bien que leurs armes restaient pointés vers le sol. Tout à coup, Ugo râla :

— Franchement, je m’attendais à ce que tu dises non : t’as toujours été profondément engagée dans la lutte pour les minorités.

Laura sentit son alliée flancher légèrement, alors elle-même affermit sa prise sur son épée et ses mots sortirent en lames de sa bouche :

— Tu dégages de cette planète ou c’est moi qui vais m’en charger !

— La ferme, bulbe kirrotique.

Il leva sa main et les soldats levèrent leurs armes – des fusils qui brillaient de la lueur caractéristique du fer brûlant – et l’ancien nabot continua :

— J’en ai assez de vos petites magouilles, tes amis magiques et toi, sorcière. Alors je te retourne la menace : tu dégages de ma planète et peut-être j’envisagerais de juste te retirer ta Porte… (il sourit) et ton âme.

— Alors c’est ça, ton modus operandi, maintenant ? lança Eikorna avec un ton sarcastique que Laura ne lui connaissait pas. Des menaces d’extrême-droite couplées à une dose de fascisme.

— Eik, s’il-te-plaît…, grinça Ugo, mais l’autre enchaîna :

— Tu n’as pas donc pas idée de ce que tu viens de faire ? Tu viens de tuer une foule de personnes que tu n’as même pas essayé de regarder, juste parce qu’ils étaient massés à une exécution. As-tu pensé qu’ils étaient contrôlés par la Chose ? Pourquoi tu as choisi cette cible, Ugo ? Ce n’est pas juste pour le message ou essayer de vaincre l’Ennemi, non… Tu as autre chose en tête.

Laura ne comprit pas exactement où elle voulait en venir… avant de voir le regard du camé de la Vérité se poser sur elle. Tout devint clair : il ne visait pas la Chose mais elle. Pourquoi, cependant ?

— Tes relents de détective ne m’intéressent pas, Porteuse. Je vais donc te demander de t’écarter.

— Ah ! Non.

Laura fut impressionnée par un tel flegme, néanmoins ce ne fut pas le cas d’Ugo qui soupira et abaissa enfin sa main. En même temps, Eikorna passa d’humaine à voile de brume sombre qui engloba tout l’espace de la rue. Les coups de feu retentirent, Laura se sentit basculer… avant de tomber sur le plancher d’un manoir en ruines après une rude bataille, juste à côté de deux jumelles qui se chamaillaient comme au bon vieux temps.

* * *

*Ludwig

— Laura ? Laura !

Il courut pèle-mêle, l’ayant senti à travers le tissu des trop nombreuses émotions dans le monde. Juste avant qu’il ne sente sa présence, il avait perçu tel un Obi-Wan Kenobi une « grande perturbation » et des « milliers de voix qui s’étaient tues ». Mais l’arrivée de Laura était telle une éclaircie dans un ciel de nuages : immanquable.

Et là, il la vit : toute échevelée, couverte de sang qu’il n’espérait pas le sien et d’un pus noir et visqueux, une épée claire dans ses doigts blanchis par un serrage extrême. Dès qu’elle le vit lui, son corps se détendit l’épée tomba au sol alors qu’elle le prit dans ses bras.

— Par le Serpent, ton odeur m’avait manqué…, murmura-t-elle.

— C’est un peu bizarre mais super mignon, pouffa le blond en s’écartant pour la regarder et continua : Je suis désolé de te dire ça, mais…

— Une douche, oui. Je reviens tout de suite.

— Euh, non, c’était pas ce que je voulais dire ! Bien que t’en ais besoin pour sûr sauf que… on a eu quelques ennuis.

Son regard se posa sur Kara et la fausse Horebea et Laura fit de même. La Skol’mok ricana.

— Bah alors, les tourtereaux ? Vous allez vous accoupler devant nous ou pas ?

— C’est assez intéressant…, murmura Laura puis dit à Cédric : Tu comptes faire quoi avec eux ?

— On en discutait justement. Viens nous rejoindre.

Après avoir vérifié qu’elle n’était pas blessée, il l’accompagna jusqu’à la salle du conseil où elle put revoir tous ceux qu’elle avait perdu de vue si longtemps. Les larmes lui montèrent aux joues alors qu’elle serrait dans ses bras chaque ami, chaque connaissance. Ludwig souriait jusqu’aux oreilles : tout le monde était là, réuni. Les retrouvailles émouvantes terminées, tous s’installèrent autour de la table et demandèrent à Laura ce qu’il s’était passé ; ils avaient tous vu l’immense rai de lumière transpercer la voûte grise du ciel anglais.

Elle raconta, les autres suspendues à ses lèvres, silencieux comme des tombes. Laura paraissait en colère mais Ludwig la sentait troublée. Eikorna compléta la récit avec une moue dégoûtée. La nouvelle du retour d’Ugo… c’était l’événement de trop dans tout ce foutu bordel.

—…et je me suis retrouvée ici, grâce à Eikorna.

— J’ai eu du mal à faire ce que j’ai fait, avoua cette dernière en frissonnant. On aurait dit… qu’une entité m’empêchait de passer entre les strates de la réalité.

— Les Gardiens, comprit Ludwig.

Son amie brune hocha de la tête. Soudain, Saulia se leva avec fougue :

— On doit l’en empêcher ! Il nous faut un plan d’attaque !

— Qu’est-ce qui t’arrive ? sourit Ludwig. Où est passée la Saulia réservée et prudente que je connaissais ?

— Il s’agit de la sécurité de tous les magiciens et des non-magiciens. On ne peut pas se permettre d’attendre !

Une raison plus que suffisante pour prendre les armes, pensait Ludwig. Seulement, à force de se battre, il était parvenu à une conclusion : la violence finissait toujours par se dévorer elle-même et tout ce qui l’entourait, en commençant par la partie la plus faible. Leur cas à eux. Ugo, lui, possédait une armée intergalactique ! Le blond soupira, ses doigts martelèrent la table ; comment diable pouvait-on combattre ça ? Avec quelle armée ? La Terre était divisée entre les pro-Dardants et les anti-mages, sûrement en train d’hésiter à s’allier avec Ugo. Mais…

Avec le plan que Ludwig prévoyait de faire, il y avait une chance de s’en sortir.

— Oh, ça c’est ton air de défaitiste, fit remarquer Béryl. Qu’est-ce qui te tracasse ?

Il la regarda avec un air mi-figue, mi raisin ; dans ce genre de situations, elle parvenait toujours à le percer à jour.

— J’ai un plan, mais il faudra me faire confiance à 100 % pour que ça marche.

— Dis toujours, grommela Edward.

— Bien. Comme vous le savez, mon rôle d’ambassadeur est de trouver un compromis pour que les deux partis cessent d’être en conflit. Nous savons que les magiciens veulent vivre une vie tranquille et ne souhaitent pas être persécutés à nouveau, et qu’Ugo veut supprimer tout ce qui a attrait à la magie. Voici ma solution : je vais couper le lien qu’a notre monde avec la magie.

FIN...?

1Nom. Le son est plus nasal et les syllabes avalées. Retranscription sonore partielle.