Quatrième version

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14. Le cimetière. Illizi, le 19 septembre 2023.

Les gens d’antan redoutaient de passer près des cimetières. Très superstitieux, ils croyaient que les esprits surgissaient des tombes, pour effrayer les passants.

Une profonde anxiété s’emparait d’eux, lorsqu’ils s’approchaient des sépultures. Leurs cœurs se mettaient à battre fort, notamment, à la lueur des étoiles.

Une croyance ancestrale était entretenue depuis la nuit des temps. Il s’agissait de l’existence d’un animal mythique qui hantait les cimetières. On l’appelait ajedɛun n leqber, « le cheval des tombes ».

À Tiaouinine, les hommes se réunissaient, tous les jours, sur la place du village. Ils se donnaient rendez-vous, chaque soir, devant le mausolée Taqerrabt n Sidi Amer.

L’atmosphère était fraîche, sombre et calme, à l'intérieur de cette maisonnette, de deux mètres sur quatre, et haute d’environ trois coudées. Les murs de pierre, de quarante centimètres d'épaisseur, supportaient un toit, en forme de V inversé, fait de tuiles creuses rouges.

En hauteur, de profondes niches creusaient les murs, durs et rugueux, recouverts d’argile blanche. C'étaient les fameuses tiḥnayin, où l'on plaçait des bougies allumées et déposait des pièces de monnaie.

Le plancher, en pisé, comportait deux petites dalles de carrelage, collées à même le sol. Les visiteurs, crédules et fétichistes, les embrassaient avec honneur et un grand respect.

Devant la structure, se trouvait une placette, exiguë et revêtue de pierres, où s’asseyaient, en cercle, les «adultes mâles», sous l’ombre d’un oléastre. C’était là que se tenait, depuis des lustres, le conseil du village.

Un beau jour, le sujet de la frayeur fut abordé, par un groupe de jeunes, en marge de l’assemblée. Chacun fit part de son point de vue sur la question. Les plus aguerris racontèrent leurs propres expériences de situations épouvantables.

L’inquiétude se lisait sur le visage de certains villageois alors qu’ils écoutaient ces histoires d’horreur. Leurs gestes nerveux trahissaient de fortes émotions, et des frissons leur parcouraient l’échine. L’obscurité nocturne renforçait leur imagination et exagérait leur effroi.

À un moment donné, un jeune homme, audacieux, lança un défi : qui oserait se rendre seul au cimetière à la nuit tombée ?

Le cimetière en question était situé à la lisière du village, sur la crête de Tighilt El Bey. On y trouvait le tombeau du fondateur de Tiaouinine, le saint patron Sidi Lhadj Hand ou Sadek, venu s’y installer vers le seizième siècle du village voisin de Tizi Tzegguert.

Personne n’avait osé se porter volontaire pour relever le défi.

Le groupe était allé jusqu’à collecter une importante somme d’argent. Celui qui oserait entrer dans le tombeau du fondateur du village pendant la nuit gagnerait le pari.

Parmi la foule, il y avait un villageois au caractère bien trempé. Il s’appelait Akli. Un homme qui se moquait des croyances et des superstitions. Corpulent et fort, rien ne l’effrayait. Son visage impassible cachait une profonde détermination et son attitude défiait la peur commune.

Courageux et résolu, il accepta l’offre. Un éclat de bravoure brillait dans ses yeux au milieu de l’obscurité qui l’entourait. On lui remit un pieu en bois. Il lui fut demandé de le planter à l’intérieur du tombeau comme preuve de son passage.

* * *

Le pal à la main, le jeune homme quitta le groupe d’un pas qui résonnait dans la nuit noire. Il était enveloppé dans un bournous blanc, un vêtement que tous les hommes kabyles d’autrefois portaient avec fierté, en été comme en hiver. Ses pieds, qui foulaient la terre battue, émettaient un bruit sourd et douteux, amplifiant le silence oppressant de la nuit.

Akli s’éloigna dans les ténèbres, suivant un chemin étroit, qui serpentait entre des jardins potagers, entourés de haies basses en branchages. Le sentier, bordé par des frênes, desservait quelques maisons du quartier El Hara Bouadda. Chaque ombre projetée par les arbres semblait une silhouette menaçante, prête à surgir.

Le brave homme traversa, ensuite, un verger de figuiers, pour atteindre les bords du cours d’eau Ighzer Iheddadhène, qui délimitait la fameuse crête Tighilt El Bey. Les figuiers, avec leurs branches tordues et dépourvues de feuilles, ressemblaient à des bras griffus tentant de l'attraper.

Akli poursuivit sa marche résolue. Les étoiles scintillaient au-dessus de lui, mais l’obscurité du cimetière s’étendait devant ses yeux, enveloppant chaque tombe dans un manteau d’ombre. Malgré le bournous en laine qui couvrait son corps en entier, le froid de la nuit lui glaçait la peau, le pénètrant jusqu’aux os. Chaque souffle du vent semblait murmurer des avertissements sinistres.

Des tombes, en forme de dômes de terre, couvraient la redoutable crête de Tighilt El Bey. Chaque sépulture était munie de deux pierres tombales, équipées de réceptacles, remplis d’eau pour «étancher la soif des défunts». La lune, voilée par des nuages, dessinait des formes vagues, ajoutant à l'ambiance macabre.

L’herbe éparse et les broussailles, par endroits, avaient envahi le cimetière. Au sommet, se dressait le tombeau du saint maître de ce village maraboutique. La végétation envahissante et les tombes détériorées donnaient l’impression d’un lieu abandonné, oublié des vivants et habité par les esprits.

Le mausolée de Sidi Lhadj Hand ou Sadek était une construction traditionnelle de taille moyenne. Ses murs en pierre, peu épais, supportaient un toit recouvert de tuiles anglaises. Une vieille porte et deux petites fenêtres complétaient sa structure. Le bois de la porte grinçait sinistrement sous les coups de vent, et les fenêtres semblaient deux yeux noirs d'un ogre qui scrutaient l'obscurité.

Les murs intérieurs, blancs et lisses, présentaient des niches en hauteur, où des bougies étaient allumées à maintes occasions. Le plancher en pisé, tapissé d’une natte en doum, comportait trois minuscules dalles carrées à même le sol. Les vieilles femmes les vénéraient avec piété, croyant aux pouvoirs surnaturels des saints et à leur bénédiction. Elles imploraient leur protection, les embrassaient respectueusement tout en prononçant des prières incompréhensibles.

La modeste structure était perchée majestueusement sous l’ombre d’un gigantesque caroubier. L’arbre centenaire gardait son feuillage vert et dense tout le long de l’année. Mais cette nuit-là, ses branches semblaient former la tête géante d'une horrible créature prête à engloutir quiconque oserait s'en approcher de trop près.

Le cimetière se situait à moins d'un kilomètre de la place du village. Il n'était pas encore minuit quand le jeune homme atteignait les hauteurs de l'épouvantable crête. En cette période de l'année, le ciel était couvert de nuages, plongeant les lieux dans un noir intense. On pouvait à peine voir quelques mètres autour de soi. Pour les cœurs peureux, chaque objet aperçu au loin paraissait comme une créature affreuse ou un monstre, venu les dévorer tout cru. Le silence nocturne renforçait l'imagination. Chaque petit bruit était interprétait comme une menace émanant d'une présence certaine mais invisible.

À l’intérieur du tombeau du fondateur du village, Akli se tenait debout, un frisson électrique le fit tressaillir de la chevelure jusqu’aux orteils. La sueur perlait sur son front, son souffle saccadé par l’excitation et la crainte mêlées. Il sentait le poids des regards invisibles, l'observant depuis l'au-delà.

Les rayons du cosmos pénétraient à peine à travers les fentes du mausolée, créant une atmosphère lugubre et mystérieuse. Des ombres dansaient sur les murs, formant des silhouettes étranges et inquiétantes.

Akli planta le pieu à l’aide d’une pierre. Le morceau de bois s’enfonça fermement et profondément dans le sol...

* * *

Une heure fut passée et le jeune homme ne revenait pas. L’incertitude flottait dans l’air, et les regards anxieux des villageois se croisaient.

Une tension considérable régnait dans l’assemblée du village, chaque minute s’étirant comme une éternité. Les murmures inquiets se faisait entendre, les expressions de préoccupation et de doute se lisaient sur les visages craignant que l’audace d’Akli ne l’ait mené à sa perte. Chacun se demandait si Akli avait réellement bravé la superstition ou s’il avait choisi de fuir dans l’obscurité pour échapper au défi.

Enfin, tout le monde était convaincu que, honteux de faire demi-tour et de montrer sa faiblesse, Akli avait préféré contourner le village et faufiler discrètement jusqu’à la maison. Ils décidèrent de rentrer, eux aussi, et de vérifier l’exploit plus tard, à la lumière du jour.

Le lendemain matin, la nouvelle de la disparition d’Akli se répandit à travers Tiaouinine. Les habitants se rassemblèrent à la place du village, leurs visages exprimant une pointe d’inquiétude et un soupçon de curiosité. L’absence d’Akli demeurait une énigme qui pesait sur tous, et l’atmosphère était chargée d'angoisse et d'appréhension.


Le groupe qui avait lancé le défi la veille parlait à voix basse, se sentant coupable de ce qui était arrivé. Ils savaient que la dernière fois qu’ils avaient vu Akli, il se dirigeait résolument vers le cimetière. L’anxiété se lisait dans leurs regards alors qu’ils partageaient leurs souvenirs de la nuit précédente.

Finalement, une décision fut prise : partir à la recherche du jeune homme perdu. Les villageois se rendirent au cimetière où Akli aurait dû se trouver pour la dernière fois. L’incertitude pesait sur chacun alors qu’ils se dirigeaient vers ce lieu isolé, empreint de mystère et de superstition.

Lorsqu’ils atteignirent enfin le tombeau du fondateur du village, une scène sinistre s’offrait à leurs yeux. Akli gisait sur le sol, inerte, immobile, comme si la nuit l’avait figé dans le temps.

Le silence régnait parmi les villageois qui contemplaient la scène macabre. Les émotions étaient vives, mélange de peur, de chagrin et d’incompréhension. Les superstitions qui hantaient leurs esprits semblaient prendre vie devant eux, sous la forme de cette énigme étrange et troublante.

Tout le monde se posait des questions. Que s’était-il réellement passé dans le cimetière ? Les esprits des morts avaient-ils quelque chose à voir avec la fin tragique d’Akli ? Existait-il une explication plus rationnelle à ce mystère ?

La découverte du corps provoqua une onde de choc chez les habitants de Tiaouinine. Rumeurs et spéculations se propagèrent rapidement, alimentées par la peur et la fascination pour le surnaturel. La plupart pensaient qu’Akli avait été victime d’une malédiction due à son intrusion dans le cimetière sacré.

Peu d'entre eux avaient opté pour une explication rationnelle. Ces derniers scrutèrent «la scène du crime» d'un œil raisonnable. Ils constatèrent que le pieu en bois avait transpercé le pan du bournous avant de s’enfoncer solidement et profondément dans le sol.

Tout leur semblait clair. Ils conclurent :

« Alors qu’il s’apprêtait à repartir après avoir planté le pal, Akli ressentit une force invisible qui le retenait. Dans l’obscurité oppressante et l’atmosphère mystérieuse, il ne vit pas son vêtement fixé au sol et imagina que c’étaient les esprits ancestraux qui s’emparaient de sa personne. Son cœur, fragile, s’emballait et une horrible terreur l’envahissait. Il se sentait comme pris dans un piège, incapable d'effectuer le moidre pas. Superstitieux, après tout, comme tout le monde, il était persuadé que ces êtres furieux du cimetière, le retenaient captif, lui infligeant une frayeur mortelle. »

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