Les petits détails
—Alors Max, quoi de neuf ?
Je m’assois sur un fauteuil délavé au milieu d’une pièce nue. Une pièce qui pue les malheurs, les secrets chuchotés à voix basse et les larmes versées des gens qui m’ont devancé. C’est le cabinet d’un certain docteur psychanalyste avec qui j’avais un rendez-vous chaque Vendredi. Un rendez-vous avec l’enfer.
J’essayais au début de notre rencontre de peindre le fantôme d’un sourire sur mon visage endurci par le temps. Mais aujourd’hui, je ne peux que regarder le sourire de la femme devant moi avec une mine glaciale, impénétrable.
—Rien de spécial, grommelai-je en dénouant la cravate autour de mon cou. Elle me gratte toujours, rappel que je ne suis et je ne serais jamais libre. Je suis un rat minuscule dans une ville en carton se bousculant avec d’autres rats. Nous sommes tous, quelques soient nos fortunes, quelques rats d’égouts. On coure sans cesse et on ne sait jamais ce qu’on cherche.
—Pas de cauchemar ? dit-elle en écrivant sur son carnet. Elle ne fait que répéter le blabla des gens qui m’entourent : Comment vas-tu ? Dors et ne pense à rien… Prends les choses à la légère … Un blabla dont je suis malade. Personne n’essaye de comprendre ce que je raconte. Tout le monde me dit que c’est commun et que ce n’est rien.
—Non, je n’ai pas eu de cauchemar.
Je mens pour mettre fin à cette discussion.
—Et ta petite amie ? dit-elle froidement, sans rencontrer mon regard.
Je hausse les épaules indifféremment. Elle essaye de mettre de l’ordre dans ses cheveux chaotiques roux.
—Avez-vous…
—Je ne te pais pas mille dollars pour que tu fourres ton nez dans ma vie perso, bon sang ! Dis-Je entre mes dents.
Elle soupire.
—Tu ne prends plus tes médicaments ?
Elle parle de ce cocktail infernal d’anxiolytiques et de somnifères qui n’ont plus d’effets. Un venin qui te tue petit à petit, dose par dose.
—Comment veux-tu qu’on progresse si tu ne fais rien de ce que je te prescrits ? lança-t-elle rudement. Elle me fixait avec ses yeux bleus, froids. Des yeux qui se sont habitués à voir les malheurs des autres sans laisser tomber une seule larme.
—Tes antidépresseurs ne font rien ! Je t’ai déjà dit que je n’ai pas de dépression, bon sang ! Hurlai-je, en se mettant sur mes pieds. Rien ne marche, d’accord ? Trouve une autre solution parce que sinon, je pense que je vais sombrer dans la folie !
Je me rapproche d’elle et elle me dit, ses yeux luisants d’une pitié cruelle :
—Désolée, je suis ton docteur et non pas ta mère. Tu peux et tu dois fixer ta vie toi-même, Max.
Je me jette sur elle et je l’étrangle avec toute ma force. Elle essaye de crier et soudain, l’horreur de mon acte me frappe et je recule, mon cœur cognant dans ma poitrine.
—Dehors, espèce de fou ! hurla-t-elle.
Je prends mon manteau et je dégringole les escaliers jusqu’à arriver à la rue. Je suis salué par l’air pollué, la symphonie de klaxons et le brouhaha des passants. Il neige. Les flocons cristallisés s’entassent sur mon manteau hors prix mais je suis absorbé par mes propres pensés. Les gens me heurtent, s’excusent puis continuent leur chemin. Des amis marchent, bras dessus dessous, et d’autres écoutent les propos de leurs amants, effervescent d’amour. Les petits enfants jouent à l’avion et leurs parents rient à tue-tête.
Je crois être entouré par un conte de fée. Tout est bien qui finit bien. Je me demande, pourquoi rien ne marche avec moi ? Pourquoi je me sens isolé dans un trou, claquemuré entre l’ennui et la souffrance nuit et jour ?
Je continue de marcher, la tête baissée. Je retrouve mon 4x4, j’y entre. Je me noie dans le coussin luxueux et ma main cherche machinalement la boîte de cigarettes dans ma poche. J’en prends une, je l’allume et j’inhale profondément, laissant la nicotine me brûler l’œsophage, un moment où la douleur devient extase.
Pour un moment, j’oublie tout. J’oublie mon travail qui m’attend dans une demi-heure, j’oublie Tara qui m’a quitté il y a deux jours, j’oublie mon existence et qui je suis.
Pour un moment, je me retrouve près de mes parents, ayant neuf ans et regardant un dessin animé.
La cigarette touche à sa fin et je rouvre mes yeux. Je reçois la réalité comme une gifle sur le visage. Je me passe les deux mains et j’entends mon téléphone vibrait. Je donne un coup au pauvre volant et je raccroche sur ma secrétaire.
Je me dirige vers mon appartement. Je me tiens au seuil de la porte lorsqu’une jeune et ravissante femme croise mon regard. C’est ma voisine d’en face.
—Coucou ! lança-t-elle en passant.
Je ne perd aucun instant de mon « temps précieux ». J’entre, je file vers la douche et je fais remplir le jacuzzi d’eau bouillante. J’y plonge, je me brûle mais je ne sens plus rien.
Je suis devenue inerte. Rien n’a plus de goût, rien n’a plus de sens.
Je ferme les yeux et laisse ma tête se noyer. J’hurle et l’eau piquante entre partout, par ma bouche, par mes oreilles. Je tiens le souffle pour quelques secondes avant que je ne me remets sur mon séant, retrouvant mon haleine.
Depuis des années, je ne sais pas ce qui m’arrive. Est-ce une dépression ? Une crise du milieu de la vie ? Je n’en sais rien. Ma vie n’a plus de sens. J’ai atteint tous les buts que je me suis mis. Toutes les listes de souhait ont été comblées avant que j’arrive à mes trentaines : villa sur la plage, sortie aux Maldives, ma propre entreprise, voiture, costumes. Tout me dégoûte. Tout est gris. Pendant des moments, je regarde le ciel. Mais je suis trop occupée pour admirer le croissant de lune, se baladant dans le ciel. Mes yeux ne fixent que mes pensées, que mes cauchemars.
Comment peut-on voir les étoiles filer alors que l’on a une tempête dans le cœur ?
Je suis pris par une nausée existentielle. Une envie de renoncer à ma vie avec la peur des conséquences. Je n’ai même pas la hardiesse de penser à me tuer.
**
Le soleil se couchait tranquillement à l’horizon et le ciel était semblable à un tableau impressionniste de Monet, des tâches délicates rouges, bleues et violettes par ci et par là. Ambre venait de fermer sa petite librairie. Elle fit un signe de la main à son ami et son collègue de travail. Il cessa de neiger et maintenant, la ville était couverte par un manteau blanc brillant. Ambre sourit aux oiseaux qui revenaient en hutte à leurs maisons. Elle devait rentrer aussi.
Marchant prudemment sur le sol glissant, elle atteignit la place de stop de l’autobus. Ambre soufflait des nuages sur ses mains rougies et mordis par le froid. C’était la veille du nouvel an, tout le monde s’apprêtait à l’accueillir en liesse et en famille. Malheureusement c’était sa première fois à se trouver seule pendant l’hiver glacial. Elle avait à se déplacer pour chercher un job et elle laissa sa famille à la capitale.
Le bus s’attardait à arriver et elle jeta un coup d’œil à sa montre. Sept heures moins le quart.
—Tu as besoin d’un chauffeur ? dit-il, sortant sa tête de la fenêtre de sa 4x4.
Elle se retourna et vit Max garant sa voiture deux mètres loin d’elle. Max, son voisin grincheux. Elle lui sourit.
—C’est pas grave, je prends le bus.
—Pas question, Ambre. Monte, dit-il d’un ton sévère.
Elle soupira et se dirigea vers la voiture.
Parbleu, il connaît mon nom.
L’intérieur était chaud et confortable. Un confort de luxe qui ne lui était pas familier.
—Qu’est ce que tu fais ici par cette heure-ci ? dit-il en réglant le chauffage.
Il évitait son regard avec courtoisie. Elle haussa les épaules et dit avec une petite voix amusée :
—Je travaillais, bah !
—Où ?
Elle lui montra la petite librairie du doigts.
—Je pensais que tu étais prof, murmura-t-il.
Ambre rit et le son chatouilla ses oreilles. Il y avait longtemps qu’il n’avait écouté un rire si limpide et innocent que le sien.
—Pourquoi ?
Il la regarda d’un œil perçant et lui dit :
—T’es le genre de gens qui dévorent les livres. Je pensais que tu étais prof de littérature.
—Tu es ridicule. A-t-on besoin de fréquenter la fac pour tomber amoureux des mots ? Non, je suis libraire tout simplement.
Il tourna la clé dans l’engin et ils partirent.
—Tu lis ? dit-elle, en dessinant des petits visages souriant sur la vitre embrumée.
Il se sentit embarrassée d’avoir à lui confesser que le seul papier qu’il touchait est celui de ses contrats et de ses affaires financières.
—Oui, mais pas les livres dont tu parles.
Elle tourna la tête subitement et il évita encore son regard. Ses joues s’empourpraient sur-le-champ.
—Bien sûr tu ne lis pas. Tu es homme d’affaire. On n’a pas le temps pour lire quand on a des contrats à signer, grommela-t-elle.
Il soupira :
—Tu veux qu’on dîne ensemble ?
Elle lui jeta un regard et dit :
—Conduis-nous vers la plage.
Max fronça les sourcils, perplexe. Il sentait du mystère dans l’air. Cette nuit sera rocambolesque.
**
Je la regarde du coin de l’œil, alors qu’elle regarde par la fenêtre. Je me sentais étrangement en sécurité avec elle, ma voisine de dix ans avec qui j’ai à peine parler une ou deux fois. Nous arrivons à la côte. Il fait terriblement noir et lorsque j’arrête la voiture, je lui dis, en joignant les mains sur le volant :
—Que veux-tu faire par cette heure-ci à la mer ?
Elle sourit, un sourire enfantin qui illuminait son visage coquin. Elle mit des mèches de sa chevelure blonde derrière son oreille et me dit :
—Tu sais, j’avais un souhait depuis que j’étais petite. Je voulais passer la nuit du nouvel an éveillée, attendant que le soleil se lève. Ça sera beau, le soleil et la neige et le nouvel an, n’est-ce pas ?
Je scrute ses yeux verts scintillant comme des rubis. L’enthousiasme dans ses paroles me donnent une envie de l’imiter dans tout ce qu’elle fait.
—Tu veux qu’on reste ici jusqu’à l’aube ? demandé-je, en me massant le cou.
Elle secoue la tête et me plaie.
—D’accord, d’accord. Tu n’as pas faim ?
Elle cherche dans son sac et trouve un bouquin qu’elle me tend :
—Tiens, ton âme a faim. N’est-ce pas ?
Je ris et elle rit aussi.
—Lis-moi, ta voix me fait vibrer le cœur quand tu parles, murmura-t-elle en fermant les yeux.
Mes doigts tressaillant ouvre à la première page et je nous lis. C’est un roman de jeunesse, une des histoires qu’on nous lit avant de dormir, et qui caresse nos rêves.
Ambre écoute attentivement. Tantôt elle répète mes mots en souriant, elle secoue la tête, et tantôt elle rit. Elle finit par s’endormir sur mon siège. Je la regarde et mets une mèche récalcitrante derrière son oreille. Elle est un vrai ange, je pourrais voir son cœur à travers ses paroles, ses émotions et ses mouvements. Je me suis habitué aux gens hypocrites que j’ai oublié que de telles gemmes existent.
Je me mets à lire silencieusement le roman dans mes mains. Une petite histoire à propos d’un groupe d’adolescents cherchant une île perdue est le moyen parfait de se remettre d’une journée aussi mouvementée que la sienne.
Les heures passent sans que j’y fait attention. Je lis et relis certains passages et je me retrouve les larmes aux yeux. Jamais je n’ai aimé le silence que lorsque j’ai eu un livre aux mains.
—Max ? dit Ambre en ouvrant les yeux.
—Oui, ma belle ?
Elle ouvre les yeux et se trouve dans le siège arrière de ma voiture, mon manteau la couvrant soigneusement.
—Le soleil est-il ? dit-elle en se frottant les yeux.
Je tourne et lui sourit :
—Pas encore, je t’attendais pour regarder le lever ensemble.
Je sors de la voiture et lui ouvre la porte. Elle se met sur ses pieds chancelant et je lui prend le bras.
—Désolée, j’étais fatigué. Je n’aurais pas du te laisser seul, dit-elle avec une petite moue triste.
Je lui pince la joue et lui dis :
—Je n’étais pas seul. J’avais un livre, il est le meilleur compagnon de nuit.
Sa main enlacée dans la mienne, nous nous rendons vers la côté. Les vagues dansaient avec un murmure enchanté. La lune se tenait dans son coin obscure, ordonnant aux étoiles de laisser le chemin au soleil. Nous prenons une place sur un grand rocher.
—Tu ne t’es jamais rendu à la côté en hiver, n’est-ce pas ? demanda-t-elle en jouant avec du sable de ses pieds.
Je hoche la tête.
—Tu viens ici ?
—Toujours, j’aime la mer. Elle me comprend sans que je n’ouvre la bouche. Les vagues prennent mes douleurs et les engloutissent. Les mouettes me font des signes de bienvenue. Je me sent une avec la nature ici. C’est joli, c’est magique.
Je la contemple alors qu’elle scrute l’horizon de ses yeux brillants.
Quelques flocons de neige touchent délicatement sa chevelure et ses vêtements. Elle tend la main et essaye de les toucher en pouffant de rire.
—Comment tu fais ?
—Je fais quoi ?
Je prends un caillou et je le lance avec désespoir sur l’eau.
—Comment fais-tu pour rester heureuse ? Comment fais-tu pour voir des couleurs si vives alors qu’on ne voit que du gris ? Apprends-moi à apprécier la vie, car je suffoque.
Ambre se tait pour un bon moment. Ses cheveux cachent son visage qui me rappelle celui des femmes des peintures impressionnistes. Elle est vraiment un tableau vivant.
—Ferme les yeux, me dit-elle doucement.
Je le fais. Mon cœur rompe ma poitrine et le démon de mon anxiété m’étrangle. Mais je sens sa main prendre la mienne :
—Dis-moi, qu’entends-tu ?
Je me précipite en disant :
—Rien, je n’entends rien.
Elle soupire.
—Max, c’est ça ton problème. Tu es toujours pressé du temps. Tu cours toujours, tu ne prends pas de temps pour apprécier les petits détails. Le vent qui chante, l’horizon qui se colore d’une palette incroyable, les voisins qui te font un signe de la main. La vieille femme qui te propose des cookies au chocolat. La beauté est partout, les couleurs sont dispersés partout. Tu dois juste prendre du temps, inspire, expire. Regarde avec ton cœur, écoute avec ton âme. La vie est un tableau qu’à première vue semble chaotique, mais après être soigneusement dévoilé te parait époustouflant.
Je tends l’oreille et je souris.
—Maintenant, dis-moi. Qu’entends-tu ?
Je lui presse la main et dis :
—Je peux entendre les mouettes s’écriant au loin, leur son s’évanouit avec le fracas des vagues.
L’eau trouble le sable dont les graines dorées se séparent. J’entends ton souffle régulier, les battements de mon cœur qui est épris par la beauté de ton sourire et de tes mots. Je m’entends tomber dans l’amour de tes yeux.
J’ouvre mes yeux et son visage est teinté d’écarlate.
—Je vendrai mon âme pour pouvoir apercevoir le monde avec tes prunelles, Ambre.
Elle rit à tue-tête en clappant des mains.
—Regarde, le soleil ! dit-elle en me saisissant le bras. Le soleil se lève !
Je regarde l’horizon et je vois le soleil apparaître timidement au bout des nuages gris. Il verse ses rayons magiques sur la surface de l’eau. Ma main cherche mon téléphone pour prendre une photo. Une fois que je le prends, Ambre l’arrache de ma main.
—Non, non, mille fois non. Réjouis-toi du moment, oublie tout. Grave le paysage dans ta mémoire, tu ne sais jamais si c’est ton dernier lever de soleil. C’est toute une nouvelle année, c’est toute une chance devant toi. Prends-la et ne la gaspille pas.
Elle se met sur ses pieds et se met à tourner en toupie. Je la prends dans mes bras et nous sommes pris l’un par les yeux de l’autre.
—Comment te sens-tu ?
— J’ai des ailes, je me sens né de nouveau. Merci, Ambre. Merci.
Je l’embrasse avec délicatesse, mes mains autour de sa taille. Ses lèvres sont fragiles comme les feuilles de ses livres et ses yeux brillent de joie.
Je la dépose par terre et nous regardons le soleil qui avance toujours.
— Raconte-moi une histoire, Ambre. Raconte-moi. Mon âme a encore faim.
Elle rit et nous longeons la côté alors qu’elle parle et parle d’un prince d’un pays perdu dans les nuages. Je ris, je l’embrasse, je coure après elle.
Je me sens rempli d’une envie de vivre avec elle. De prendre conscience de chaque moment, de chaque détail, de tous les feuilles qui se détachent des branches, de tous les oiseaux qui roucoulent le matin.
Je goûte la vie et cette fois-ci, elle ne me brûle pas la bouche. Elle me chatouille les sens.
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