Chapitre 4

9 minutes de lecture

Je passais une journée décevante et difficile. J'étais sans cesse harcelé par des demandes imprévues qui perturbaient mon projet principal. Le midi, je touchais à peine au repas que m'avait préparé ma chérie, je n'avais pas le temps ni la tête à faire une pause, je devais faire face à cette surcharge de travail. Je quittais le travail épuisé. Je m'assoupis dans le bus de retour.

 Je marchais à nouveau dans ce paysage à la féerie exubérante, les couleurs étaient si criardes qu'elles en devenaient écœurantes. Ce monde avait un je-ne-sais-quoi d'artificiel, c'était une beauté factice, une exubérance touchant à la folie. J'avançais dans ce paysage de collines fleuries lorsque je fus réveillé par l'un de mes voisins qui descendais lui aussi. J'oubliais immédiatement ces songes délirants et je rentrais dans notre immeuble.

Je passais la porte de notre appartement, je déposais les clefs dans le vide poche sur le buffet à coté de l'entrée et se faisant j’aperçus la boite en métal. Je haussais un sourcil en me souvenant de l'étrange épisode qui m'était arrivé la veille, mais ce dont je ne me rappelais pas c'était à quel moment j'avais sorti cette boite de mon sac pour la placer là ? J'avais du agir machinalement, ou bien c'était ma chérie qui avait peut être sorti la boite en y plaçant mon repas… Je haussais les épaules, il était tard et je n'avais ni l'envie, ni le courage de m'attarder sur cette question sans importance.

Je me changeais et je me préparais un plateau repas pour m'affaler ensuite dans le canapé. J'allumais la télé, je zappais quelques temps et je posais la télécommande pour manger avec un certain appétit. Je jetais un coup d’œil à la télévision sans vraiment l'écouter. Je finissais mon repas, mais je restais devant l'écran trop fatigué pour me lever. J'étais éreinté et mes paupières s’alourdissaient devant les images défilant devant moi. Les images s'agitaient de plus en plus vite, j'étais de plus en plus fatigué. Les images s'agencèrent en une multitudes de formes colorées, un paysage vallonné m'apparut.

J'étais encore dans ce monde fantasmagorique aux vives couleurs criardes, j'avançais sous les voiles chatoyants, dansants dans le ciel. Je marchais maintenant au milieu d'immenses fleurs, elles avaient une tige si fine et une tête si grosse que l’ensemble semblait être une grotesque caricature, les couleurs de ces végétaux étaient trop vives, l'herbe était grasse et d'un vert éclatant. L’ensemble semblait provenir d'un dessin d'enfant ou d'un esprit dément, c'était un monde naïf et pourtant écœurant.

Je gravissais ces rondes collines, je dévalais leurs pentes comme sur un toboggan, je traversais des ruisseaux d'un bleu criard dans lesquelles des poissons venaient à mes pieds et semblaient me sourire. J'arrivais enfin à un chemin peint en gris qui slalomait entre les buttes, je le suivais mais il semblait se dérouler à chacun de mes pas pour s'étendre à l’infini.

Je regardais devant moi et j’aperçus alors une forme venir en sens inverse, je m’arrêtais pour l'attendre. La forme avançait rapidement, ses enjambés étaient longues et gracieuses, elle semblait progresser en dansant.

A mesure qu'elle s'approchait, la forme se précisa, c'était un de ces êtres longilignes, mais à mesure que l'écart entre nous se réduisait je m'aperçus qu'il était particulièrement grand, c'était la plus grande des créatures que j'avais vu. Elle était aussi différente sur d'autres points de sa singulière apparence. Cet humanoïde était visiblement androgyne et il/elle était vêtu étrangement. Il portait une combinaison aux multiples couleurs mélangées qui pourtant m'apparaissaient bien dans leur individualité, ces couleurs changeaient, se lovaient les unes dans les autres pour disparaître et en former de nouvelles toujours aussi vives. Son corps moulé dans cette tenue laissait voir une poitrine qui ne permettait pas de déterminer si c'était de petits seins fermes ou de beaux pectoraux musclés. Sa taille était fine et ferme, ses longues jambes bien galbées. Cette vision m'hypnotisa autant qu'elle me repoussa. La créature portait des cuissardes vertes, une longue redingote transparente et un haut-de-forme légèrement penché d'un bleu marine constellé d'étoiles clignotantes. Son visage blanc et allongé, son nez droit et régulier, ses oreilles fines et longues, ses lèvres pourpres et ténues. Je contemplais cette beauté en scrutant chaque détail un-à-un avant de terminer par fixer son regard. Ses yeux étaient comme celui de ses semblables : de magnifiques yeux en amande. Mais à la différence des autres, ses yeux étaient emplis de couleurs, c'était un maelstrom de couleurs mouvantes qui semblaient vivantes, c'était des étoiles, des galaxies colorées qui s'agitaient, un univers semblait être contenu dans ces yeux là. Je ne pouvais détacher mon regard de ces yeux. J'entendis alors une douce mélodie provenant de la créature.

« Bonjour mon ami mais que faites vous là ? on vous attend au village !» dit-elle / il en me souriant.

Avant que je ne puisse répondre quoi que ce soit, la créature se plaça à coté de moi et passa son bras sous le mien.

« Allons-y ! il ne faut pas les faire attendre ! »

Je tentais de répondre mais aucun son ne sortit de ma bouche.

Nous avancions d'une démarche rapide, aérienne et bondissante, l'androgyne à mes cotés murmurait d'une voie langoureuse des paroles que je ne comprenais pas, mais dont le son me parcourait l'échine comme une agréable caresse.

Nous dansions plus que nous marchions, et je me mettais à chanter les quelques paroles incompréhensibles que la créature prononçait. Des oiseaux nous rejoignaient, voletants maintenant à nos cotés et chantants à leur tour. J'étais tout à la fois horrifié et grisé par la mélodie, par la vue, et par l'androgyne, par cet infernal monde féerique.

On bout d'un laps de temps indéterminé, nous arrivions en vue de quelques constructions de briques rouges et aux toits d'ardoises bleues. Des rideaux brodés pendaient aux fenêtres, et sur les rebords, des pots de fleurs étaient disposés. Les rues étaient parfaitement pavées, aucune jointure ouverte, pas une herbe dans les interstices, la route était lisse et rutilante comme le reste de ce village de conte de fées. Les habitants de ce petit paradis étaient des créatures longilignes. Toutes se tournaient à notre passage et nous saluaient en souriant.

Mon compagnon et moi-même allions jusqu'au centre du village, là une maison, plus grande que les autres, trônait au bout de la place, au centre se trouvait une magnifique fontaine projetant des jets étincelants dans l'eau limpide du bassin.

Nous entrâmes dans ce qui devait être l'hôtel de ville ou la maison du maître de ce village. Je passais la porte d'entrée à la suite de l'androgyne et là… tout changea.

J'étais dans une salle immense au plafond invisible, une pièce qui ne pouvait certainement pas être contenu dans le bâtiment que j'avais vu en entrant. Cette violation flagrante des lois les plus élémentaires de la physique me glaça, je restais quelques instants pétrifié à regarder autour de moi. Cette immense salle était sombre et emplie d'une musique si forte qu'elle me faisait vibrer de l'intérieur. Les murs étaient des miroirs renvoyant les flashs lumineux de couleurs variées provenant de boules suspendues en lévitation dans le vide. Partout autour de moi une foule de créatures longilignes dansaient à des rythmes dissonants, certaines s'agitaient de manière rapide et saccadée, d'autres bougeaient lentement et langoureusement. Elles portaient toutes des vêtements aux vives couleurs et chantaient des airs différents. Cette abondance de couleurs, de sons était tout bonnement écœurante, je titubais les sens assaillis par ce trop-plein, mes oreilles bourdonnaient, mes tempes palpitaient et mon ventre se tordait.

J'étais subitement tiré en avant et je m'enfonçais péniblement au milieu de cette foule compacte de corps dégingandés. J'étais happé, bousculé et finalement rejeté par cette marrée de couleurs et de sons pour m'échouer sur la grève d'une estrade. Plié en deux, je reprenais mes esprits avant de me relever.

Devant moi se trouvait l'extrémité d'une file qui montait les escaliers jusqu'en haut de cette estrade semblable à une tour cylindrique. J'étais poussé en avant dans cette file d'attente qui gravissait les marches. Plus j'avançais plus j'étais mal à l'aise, la musique et les chants dissonants ne parvenaient pas à couvrir complètement des cris provenant du sommet. Je montais et je découvrais de sombres alcôves pratiquées dans la tour, à l'intérieur des forment produisaient de faibles sons. Je m’arrêtais un instant, le clignotement stroboscopique de la lumière ambiante m'obligea à me concentrer pour discerner les détails de ces formes. Je distinguais avec horreur des cadavres ou des mourants agonisants liés aux murs par des cordes ou des chaînes. Les déguisements ridicules qui les recouvraient partiellement ne pouvait dissimuler les marques de coups et les multiples plaies qui les faisaient souffrir.

Je voulus me retourner et m'enfuir mais des mains me poussèrent en avant et de longs doigts effilés s’agrippèrent devant moi pour me hisser vers le haut de la tour.

Là, je découvris avec horreur une scène abjecte, au sommet de cette tour se trouvait une croix dressée en X sur laquelle était attachée une femme, ma compagne, ma chérie, l'amour de ma vie ! J’assistais avec effroi aux souffrances de ma chérie alors que ces créatures la tourmentaient. Sous leur apparence séduisante, ces êtres se révélaient être en réalité des monstres sadiques. Ils passaient chacun leur tour pour infliger les pires outrages à ma compagne avant de disparaître derrière la croix en riant. Malheureusement je restais impuissant à réagir. Je voyais le grand longiligne, cet immonde arlequin avec son haut de forme qui riait à gorge déployée, ses mâchoires s'ouvrant exagérément laissant apparaître des dents comme ceux d'une scie. Sa gorge laissant deviner un gouffre sans fond. La grande créature tapait dans ses mains, bondissait sur place, et riait toujours plus fort, tel un damné. J'utilisais toute ma volonté pour mettre un terme à tout cela rapidement.

Le rire devenait tonitruant ;

Alors sur mon front la sueur perlait ;

J'entendais plus fort son rire hurlant ;

Mais je devais encore me concentrer.

Ce gloussement de délire ;

Ne pouvait être possible ;

et pourtant toujours ce rire ;

cauchemar invraisemblable.

Je devais me réveiller.

***

Je me réveillais en sursaut, j'étais sur le canapé, la télévision encore allumée projetait sa vive lumière de couleurs animées. J'étais haletant, transpirant et fébrile. Je reprenais doucement mes esprits après ce cauchemar délirant.

Tout à coup j'entendis un éclat de rire tonitruant. Le même rire que ce grand androgyne, cet Arlequin malsain ! Ce bruit me frappa comme une gifle, me rappelant les outrages infligés à ma chérie, je bondis d'un coup, pris de folie, enragé. Instinctivement je cherchais une arme pour la défendre, je fouillais et je saisissais un marteau pris dans ma modeste boite à outil. Mon arme improvisée à la main, je fouillais l'appartement en quête de l'origine de ce rire qui n'en finissait pas de se jouer de moi. Je retournais notre logement sans dessus dessous puis je l'aperçu.

La boite métallique était maintenant d'une éclatante beauté multicolores, le couvercle c'était ouvert laissant s'échapper une longue poupée vêtu de losanges bariolés et portant un petit chapeau, le visage était hilare et m'apparut comme celui du grand arlequin de mon cauchemar. Je devins subitement fou. Je raffermis ma prise sur le manche du marteau pour détruire cet abject objet riant. Je voulais lancer le marteau dans la direction de la boite posée sur le buffet de l'entrée. Lorsque la porte d'entrée s'ouvrit. Avant que le marteau ne quitte ma main, je détournais mon regard de la boite un instant, ma main suivit mon geste. Le beau visage de ma chérie apparut à la porte. Le marteau quitta ma main et vint frapper violemment la tête de ma chérie. Elle s’effondra instantanément comme si on avait coupé les fils d'une marionnette. Je hurlais d'incompréhension et de détresse. Non ! Je courais pour m'accroupir à ses cotés. Son visage si beau était couvert de sang, je tentais vainement de refermer sa plaie béante, de nettoyer sa mine devenant de plus en plus pâle. Je l'embrassais, je l’appelais en pleurant sans comprendre ce qui se passait.

Et j'entendais encore ce rire dément.

Toujours je le perçois

ce fou rire taquin

et il se joue de moi

c'est le grand arlequin

Je l'entends tous les jours

autant dans mes sommeils

que quand je me réveille

et il me joue des tours

il me hante toujours

c'est le Grand Arlequin

*

Aujourd'hui, dans cette chambre d’hôpital, je l'entends, il a empli mon être, il rit de moi. Je l’entends dans chacun de mes rêves et dans chacune de mes pensées. Malgré les médicaments qu'ils me donnent, je l'entends clairement. La folie ricanante. Ces rires me parlent, ils m'indiquent le responsable : le Grand Arlequin, il s'est joué de moi. Le dieu de la folie souriante et des couleurs dansantes.

Puisse la mort me délivrer de ce rire et m'amener auprès de celle que j'aime.

Annotations

Vous aimez lire Guillaume Etuy ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0