Le destin

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Un jour, je remarquai les photos affichées sur le mur de sa chambre.

— Je n’avais jamais fait attention à ces photos. Elles sont très belles, c’est quoi ?

— Ce sont des photos de sculptures ou de tableau. Prends-les dans l’ordre, car elles me racontent une histoire. La première, c’est le David de Donatello, au musée Bargello à Florence.

— Qu’il est ravissant ! Quelle sensualité féminine il dégage : on dirait encore un enfant, un ado, avec quelque chose de fragile dans sa pose. Tout à fait ton genre, avec son mignon machin entre les jambes !

— Tu ne crois pas si bien dire ! La seconde, c’est Hermaphrodite endormi, une statue romaine des premiers siècles, au Louvre. Hermaphrodite était le fils d’Hermès et d’Aphrodite, réuni au corps d’une nymphe dont j’ai oublié le nom, dans un corps bisexué, doté d’un sexe d’homme et des formes voluptueuses d’une femme. Là, elle est de dos, mais, quand on fait le tour, on voit bien son sexe d’homme.

— Très belles courbes de femme. Son visage est très fin. Quelle sérénité aussi elle dégage !

— Oui, elle a une très belle figure, fine et gracile. La troisième, c’est la naissance de Vénus par Botticelli, aux Offices, à Florence également.

— Celui-là, il est connu. Mais quelle grâce, quelle finesse encore ! Elle a l’air de se réveiller, de venir à la vie. Ses yeux m’attirent.

— Et la dernière, c’est une statue du Bernin, le génie de la sculpture, Apollon et Daphné, au Palais Borghèse, à Rome. Apollon est amoureux fou de Daphné, qui le fuit, je ne sais plus pourquoi. Poursuivie, elle appelle au secours son père, qui métamorphose sa fille en laurier pour la sauver.

— Quel mouvement, quelle élégance ! Et quelle histoire ces photos te racontent-elles ?

— Jim, si tu t’intéresses un peu à moi, et si tu n’es pas trop bête, tu peux la lire, tu la connais maintenant.

— Oui, bien sûr. Alors… la première, le David, jeune homme si féminin, si beau, c’est toi, aujourd’hui, avec son sexe de garçon et sa grâce de fille. C’est ça ?

— Tout à fait. J’aime quand tu réfléchis. La deuxième ?

— Facile, c’est encore toi, avec ta double-face !

Ah ! non, c’est un peu court, jeune homme. On pourrait dire… oh ! Dieu ! … bien des choses en somme… Allez, active tes neurones, j’en veux plus, regarde mieux.

— Mmmh…

— Sa position, par exemple…

— C’est Hermaphrodite, mais on ne la voit que de dos, on ne voit pas son pénis, ni ses seins du reste…

— Oui… Allez, pour moi, ça veut dire…

— Hermaphrodite ne souhaite montrer que son côté femme, comme toi. J’ai deviné !

— Tu vois, tu peux y arriver, même si tu n’as qu’un cerveau de mec… La troisième…

— La troisième, c’est ce que tu voudrais être : renaitre en femme d’une beauté absolue. Ça, tu l’es déjà, d’une beauté absolue !

— Jim, tu n’as pas compris ou entendu ce que je t’ai dit. Ce n’est pas ce que je voudrAIS être, c’est ce que je…

Je ne pouvais pas le dire, je ne pouvais pas l’entendre.

— Oui, je sais, mais je ne veux pas le savoir… Et le dernier ?

Chère Pascale, elle n’insista pas, sachant que cela ne servirait à rien.

— Le dernier est le plan B. Si je ne change pas de sexe, je me transforme en arbre, je ne suis plus humaine, je disparais. Même avec un adorable Apollon qui me court derrière.

Le message s’affichait sans appel : même moi, le plus adorable des apollons, ne changerait rien à sa détermination. S’engager avec elle, c’était ma mise à mort annoncée. Hormis les deux premières, je n’aimais vraiment pas ces photos. Je n’aimais pas la fin de son histoire. Je passais à autre chose.

Quand elle emménagea dans notre petit nid douillet, elle accrocha ses photos, sans me demander mon avis. Je n’ai rien dit, car je savais que c’était sa vie qui se jouait, sans doute au détriment de la mienne, mais que c’était inéluctable. Elle m’offrit cependant une variante sur la deuxième, en affichant une vue de l’autre côté d’Hermaphrodite, où on distinguait son sexe d’homme. Subtile Pascale, qui me disait ainsi son partage avec moi. Mais les deux dernières images restaient inchangées.

Un soir, je lui demandai :

— Est-ce que je t’ai dit que je te trouvais très belle ?

— Aujourd’hui, non, pas encore ! Hier, trois fois, avant-hier, deux fois, le jour d’avant…

— Arrête, je sais. J’ai besoin de le répéter… Ce que je voulais dire, c’est que même s’il y a eu un mélimélo pour ton sexe, je pense qu’on a pris le plus beau chez les garçons et le plus beau chez les filles pour te créer. Tu as toutes les grâces, des traits et des proportions rêvées. Tu es un modèle parfait. En plus, une touche d’ambigüité jette un trouble, qui rompt la perfection, te rendant humaine. Que tu es attrayante, que tu es belle !

— Toi aussi, tu es un mec superbe, un corps bien foutu, un visage séduisant, mignon et viril. Pas trop macho et souvent attendrissant…

— Mais il me manque ce petit plus qui fait la différence, qui te rend splendide, attirante, envoutante, ensorcelante.

— Et ta tache sous l’œil, tu ne crois pas qu’elle fait la différence ? Une fois qu’on la voit, on a envie de te connaitre, car on a accroché ton regard. Elle le souligne si bien ! C’est diabolique. Tu es un beau petit diable.

— Et toi, tu es ma sorcière préférée.

Cet échange se mit à résonner en moi. Il me rappela celui avec Tomas, justement sur ma petite tache. Brutalement, un désespoir m’envahit, je dégringolai : « Tomas ! Tomas, où es-tu ? Tu me manques tellement ! »

Je me levai, la laissant interrogative, j’arpentai la chambre, ma gorge pleine de sanglots qui montaient. Elle ne comprit pas, se leva à son tour, s’approcha pour m’apaiser. Je lui dis que la blessure de mon grand amour disparu venait de se rouvrir brusquement. J’avais mal, si mal. Je n’avais pas de mots pour ces maux. Mon amour pour elle, fort, très fort, ne pouvait boucher le vide de celui perdu, mon amour de Tomas. Il ne pouvait pas cicatriser, car il ne s’était pas terminé, il avait été interrompu, il restait là, en attente. Une nouvelle passion ne remplace pas une ancienne.

Pendant toute cette période, Vincent n’avait pas disparu de ma vie. Tout de suite, il avait discerné ce qui se passait entre Pascale et moi. Au début, quand ma tête était plus occupée par elle que par lui lors de nos échanges, je le voyais s’interroger sur mon éloignement et mon rapprochement avec Pascale. Il fut le premier à nous surprendre ensemble. Je n’oublierai pas son regard quand il comprit où nous en étions. Je perçus pêle-mêle soulagement, réflexion et encouragement. Notre affection demeurait, sans remise en question, aussi précieuse pour lui que pour moi. Cependant, il supposait qu’il allait me perdre, alors que nos distractions physiques nous apportaient de grands plaisirs et que chercher un autre compagnon lui était impossible. Arrivaient ensuite les incohérences : comment un pédé comme Jérôme pouvait-il se laisser séduire par une fille ? Qui étais-je vraiment ? Les questions s’emmêlaient : il m’aimait, Pascale ne lui était pas indifférente, il était heureux de notre rencontre, pourtant… Il le traduisit par des félicitations, puis me demanda plusieurs fois si j’étais sûr de moi, en associant, inconsciemment, interrogations sur ma sexualité et protection de Pascale.

Contrairement aux bribes que chacun avait bien voulu me livrer, leur relation avait été beaucoup plus profonde et marquante que ce qu’ils avaient cru vivre. Une irrésistible affection, une réelle attirance les avait rapprochés. Pour les deux, cela avait été le premier élan amoureux, avec sa violence et sa fragilité. Chacun avait été retenu par un frein puissant, l’homosexualité refoulée pour l’un et l’intersexualité pour l’autre, mais ignorait que l’autre se trouvait dans la même situation. Leur élan en fut bridé sans qu’ils perçoivent vraiment la raison, laissant en blanc leur trouble et une frustration incompréhensible. Il en restait un respect, une estime et un attachement sentimental qu’ils prenaient un malin plaisir à nier, en s’évitant, tout en cultivant l’attrait. Pascale était heureuse de voir Vincent, mais distante quand nous étions trois. Vincent restait ému devant Pascale et plein de pudeur. Je mettrai du temps à les déchiffrer, d’autant que mes questions sur ce sujet provoquaient de savoureuses dérobades. Leur lien demeure particulier, fort et important, en maintenant le maximum de distance, les mêmes défenses. Je me retrouvais dans un triangle insolite, chacun projetant sur moi son amour impossible pour l’autre !

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