Chapitre 6

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 "Lâchez-moi !" criai-je, me débattant de toutes mes forces, tirant sur mon bras dans une tentative de fuite. Mais rien. Il était comme une roche impénétrable, une masse de muscles et de force qui résistait à tout.

"Je ne vous suis pas !" rétorquai-je, ma voix s’étranglant avec la peur qui commençait à se frayer un chemin sous ma peau.

 Mais c’était peine perdue. Le colosse ne montrait aucun signe de faiblir. Avant même que je ne puisse réagir, il m’attrape d’une main ferme par la taille, et, dans un mouvement fluide, il me soulève comme si je n’étais rien de plus qu’un fétu de paille. Mes jambes se tendirent et je hurlai, me débattant désespérément, frappant de mes poings contre son dos massif, mais il ne semblait même pas en ressentir l’impact.

 "Lâchez-moi !" hurlai-je encore, mes bras se balançant dans le vide, mes ongles griffant sa peau sans résultat. Mais il ne répondit pas. Il ne fit qu’avancer, ses pas fermes et constants, tandis que je me retrouvais suspendue par-dessus son épaule, dans une position aussi humiliante que contre nature.

 Les premières secondes furent un tourbillon d’efforts vains, de coups désespérés et de cris qui, je le savais, ne servaient à rien. La force qu’il exerçait sur moi, ce poids inhumain, semblait me réduire à l’état d’un jouet, une poupée sans pouvoir, sans contrôle. Chaque seconde supplémentaire passée suspendue à son épaule me rendait plus consciente de ma faiblesse. Et, au fond, une partie de moi se rendit, fatiguée par l'inutilité de toute cette lutte.

 J’ai cessé de me débattre, peu à peu. Ce n'était pas une capitulation, pas tout de suite, mais simplement une reconnaissance silencieuse de ma propre impuissance face à ce colosse. Je me laissai finalement porter, mes bras tombant mollement le long de son dos massif, mes pensées envahies par l'humiliation de la situation. Mon corps était secoué à chaque pas qu’il faisait, mais ma volonté, elle, s’éteignait à petit feu.

 J'avais l’impression que tout ce que j’avais appris, tout ce que mon oncle m’avait enseigné dans la forge, tout le temps passé à manier l'épée, à perfectionner mes gestes, à faire des mouvements précis et élégants… tout cela n’avait servi à rien. Ces longues heures de souffrance, de sueur et de concentration ne m’étaient d’aucune utilité ici. Rien de tout cela n’avait préparé mon corps à affronter un être comme cet homme, rien ne m’avait préparé à cette impuissance.

 Après de longues minutes à me faire ballotter sur son épaule, un paysage étranger émergea devant moi : un village, silencieux et replié sous un voile de mystère, s’épanouissait au milieu des arbres. Des maisons en bois finement sculptées s’alignaient, suspendues entre des troncs massifs ou construites en parfaite harmonie avec les arbres. Elles paraissaient avoir grandi avec eux, enroulées autour des branches comme une danse séculaire entre nature et architecture. Des passerelles de bois délicatement tressées serpentaient entre les bâtisses, et je pouvais presque sentir la sagesse ancienne de ce lieu, une magie empreinte de paix et de secrets cachés sous chaque toit.

  Alors que nous traversions ce dédale sylvestre, je sentis des regards sur moi, des yeux s’attardant dans l’ombre des fenêtres, des murmures étouffés à mon passage. L’attention que je suscitais, cette méfiance presque palpable, me rappela instantanément les rues de Cartétoile. Là-bas aussi, les gens m’épiaient, avec cette même distance prudente, cette même suspicion voilée. Et moi, je marchais seule parmi eux, me débattant avec la certitude que jamais je ne pourrais m’échapper des ombres de leurs jugements.

 À Cartétoile, je n’avais jamais été comme les autres. La cause ? Une marque mystérieuse que je portais depuis l’enfance, cette tache incompréhensible sur ma peau, un entrelacs de lignes fines et bleutées, s’étendant depuis la base de ma nuque jusqu’au creux de mes reins. La première fois que je l’avais vue, enfant, elle m’avait fascinée ; mais pour les autres, elle représentait autre chose, quelque chose de terrifiant et d’inconnu. Ils me regardaient avec une peur presque tangible, d’autres m’évitaient, et certains n’hésitaient pas à exprimer un mépris injustifié. L’inconnu les effrayait, et je portais cet inconnu en moi.

 Mon oncle, mon seul refuge dans cette mer d’hostilité, refusait obstinément de répondre à mes questions. Je me souviens encore de ces conversations étouffées, mes tentatives de comprendre cette marque, de lever le voile sur ce mystère… mais toujours il changeait de sujet, trouvait une excuse, un prétexte pour éviter mon regard insistant. Alors j’avais renoncé, et j’avais trouvé une manière simple de me protéger de ces regards insidieux : j’avais laissé pousser mes cheveux jusqu’à ce qu’ils tombent en une cascade sombre et ondulés, dissimulant les arabesques que tous fuyaient.

 Devant moi se dressait un spectacle presque irréel, un arbre monumental dont les racines sinueuses s’enfonçaient profondément dans la terre tandis que son feuillage d’un vert éclatant s’étendait majestueusement vers le ciel. Ses branches portaient, en leur sommet, un fruit doré qui scintillait, étranger et envoûtant.

  Le colosse qui m’avait portée jusqu’ici me déposa enfin au pied de cet arbre, et je sentis le sol froid sous mes pieds nus. D’un geste nerveux, j’ajustai la cape pour couvrir au mieux mon corps, rassemblant le tissu autour de moi. Je relevai les yeux, encore sous le choc de ce qui m’entourait, et mon regard se posa alors sur le trône, imposant, à quelques pas de là.

 Ce siège n’était pas de pierre ou de fer comme je l’avais toujours imaginé pour un trône. Il était fait de bois clair, sculpté de manière si fine qu’on aurait dit qu’il poussait directement des racines de l’arbre. Une figure y était assise, immobile et imposante. Mes yeux parcoururent chaque détail de cet être, frappée par son allure qui me paraissait à la fois familière et éthérée. Il était grand, plus que n’importe quel humain, et sa silhouette fine et élancée dégageait une grâce que je ne saurais décrire. Sa peau pâle luisait d’une étrange lumière sous les feuilles, et sa chevelure argentée tombait en vagues soyeuses autour de son visage. Les mèches fines et argentées encadraient son profil comme un voile d’étoiles, et au sommet de son front, une tiare trônait, sertie d’une pierre émeraude.

 Mais ce qui me frappa le plus, ce furent ses oreilles. Longues, élégantes, elles se dressaient fièrement, dépassant de sa chevelure avec une finesse étrange, presque surnaturelle. Mon cœur manqua un battement. Cet être... Il n’était pas comme moi, ni comme les habitants de Cartétoile. Un souvenir me revint, une histoire lointaine murmurée par mon oncle un soir d’été, quand il évoquait les terres mystérieuses au-delà de nos murailles. Ce peuple légendaire, presque oublié, aux oreilles fines et aux yeux clairs… Les Elfes.

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