1. Traque détraquée

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SONJA

— Et avec une double dose de crème, s’il te plaît.

Ma tête bascula contre la banquette du véhicule tandis que je raccrochai le communilocuteur. Si je restais ne serait-ce que dix minutes de plus coincée dans cet endroit miteux, mes camarades en subiraient les conséquences.

— On est loin d’avoir terminé, tu sais ? Ton café sera froid depuis longtemps quand on remettra les pieds au poste.

Je me tournai en direction de ma collègue. Ce qu’elle pouvait se montrer rabat-joie ! On croupissait depuis des heures à l’intérieur de la locomobile à l’arrêt, à lutter contre la bise et le silence oppressant des rues de Magellan. Et bien sûr, aucune trace de notre suspect. Une nuit de filature pour rien. Quelle frustration !

Je fouillai dans mes poches afin de trouver une boite dont la vue offusqua les membres de mon équipe.

— Encore ces fichues croquenfers !

— C’est moi le major, Eugénie. Je fais ce que je veux.

Mes oreilles décidèrent de quitter la voiture pour ne plus supporter de reproches. Il est vrai que ces petites baies portaient – à juste titre – une réputation d’attrape-crapule. Peu m’importait. Elles permettaient à mes jambes de se dégourdir et à mon cerveau de lâcher prise. Quant à leur toxicité, je n’y croyais pas le moins du monde.

Je savais qu’il ne fallait pas manger de croquenfers en service, là où le moindre écart mettrait la mission en péril. Mais personne n’oserait me dire comment me comporter. Pas même Camille et Eugénie, mes brigadières favorites. Aucune d’elles ne souhaitait se mesurer à moi. Surtout pas à quatre heures du matin.

— Tu crois vraiment que ce Muche est le détracteur d’automates ?

Un filet de fumée s’échappa d’entre mes dents alors que je croquai dans une autre baie.

— J’espère bien. J’ai aucune intention de rentrer au poste les mains vides. Les Magellois commencent à se douter de quelque chose… Si nous ne rétablissons pas l’ordre, la situation pourrait dégénérer.

Depuis la révolution de métal, les machines faisaient partie intégrante de nos vies. Les sentinelles, plus résistantes et sans émotion pour les trahir, avaient peu à peu remplacé les hommes aux fonctions militaires et juridiques. Elles assuraient la sécurité des citoyens vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ce que ces idiots de mécanistes n’avoueraient jamais, en revanche, c’était que leurs marionnettes se corrompaient aussi vite que les humains. Depuis quelques semaines, les signalements de détraqués affluaient au quartier général.

— Il paraît que les contremages sont aussi sur le coup.

La révélation d’Eugénie manqua de m’étouffer.

— Qu’est-ce qu’ils ont à voir là-dedans, les contremages ?

— J’ai entendu dire que depuis l’apparition des détraqués, de plus en plus d’ésotériciens se montrent. Comme s’ils sentaient que les machines…

— Pff ! Balivernes. Les chasseurs de mages veulent juste se pavaner devant les Magellois. Tu sais comment ils sont.

Seuls les brigadiers s’avéraient capables de rivaliser les sentinelles automatiques. Pourtant, peu de gens connaissaient notre unité. Pour la majorité des citoyens, les policiers de chair et d’os n’existaient plus depuis longtemps. Le mérite allait à ces traqueurs de marabouts que le continent acclamait depuis l’interdiction de la pratique, soixante-dix ans auparavant.

Et si les contremages alimentaient toutes les rumeurs, nous étions toujours coincés dans cette maudite ruelle à faire le sale boulot.

— On traîne ici depuis vingt-trois heures, pesta Camille en s’étirant. J’en ai marre…

La demoiselle passa une main sur son visage. L’impatience la contaminait à son tour. D’habitude, nos missions se limitaient à la mise hors service d’une marionnette mal boulonnée. Tout se déroulait sur quelques heures, parfois quelques minutes. Mais cette nuit, il s’agissait d’une enquête complexe dont le dénouement tardait à nous être révélé.

Les rues de Magellan dormaient paisiblement, éclairées par la lumière vacillante des réverbères. Les derniers fêtards, amoureux et autres oiseaux noctambules se retranchaient dans les immeubles exigus de Roberval depuis le couvre-feu. Il restait à présent quelques âmes errantes, souvent ivres, qui ne remarquaient même pas la présence de notre voiturette à l’angle du boulevard Paradis.

— Centrale à première brigade, répondez, à vous.

Un sursaut traversa le groupe. Je me précipitai à travers

l’ouverture pour décrocher le communilocuteur.

— Ici major-brigadier, transmettez l’information.

Tous les regards se tournèrent vers moi. Mes camarades retinrent leur souffle.

— Trois sentinelles repérées entre Roberval et la Crypte. Elles se dirigent vers l’usine désaffectée. Autorisation de mise à l’arrêt. À vous.

— Major-brigadier à Centrale, bien reçu. Nous entamons la procédure. Terminé.

Le signal se coupa. Un large sourire se dessina sur les lèvres d’Eugénie. J’adressai le mien au quatrième officier, tassé sur la banquette arrière, qui n’osait prononcer le moindre mot depuis le début de la traque.

— C’est le moment, Maëlan. Tu vas enfin faire partie du groupe !

— Tu ne crois pas que c’est un peu tôt ? me murmura Camille une fois hors de la locomobile. Léopold aurait convenu, il est plus habitué aux missions de terrain…

Je me contentai de soupirer, davantage concentrée sur l’état de mon équipement que sur les médisances de ma subordonnée. Gilet, gants, protections pour les articulations et ma ceinture alourdie de matériel mécatronique : câbles de rechange, boîtier plein de vis et d’écrous ainsi que mon incontournable cruciforme à tout faire. Le minimum vital pour mener notre travail à bien. Je réajustai le col de ma chemise avant de m’embarquer dans la rue la moins éclairée, en compagnie de notre jeune recrue.

Son foudroyeur masqué dans un pan de son manteau, Maëlan marchait la tête haute mais le regard vers le pavé, assombri par un voile de crainte. Rien de grave. Le véritable courage ne se dévoilait que face aux plus grandes frayeurs.

Nous traversâmes le quartier de la Crypte à la hâte. Je détestai cet endroit. Il y régnait, en plus des odeurs pestilentielles d’huile et de pollution, un climat d’une lourdeur incomparable. Rien ne vivait dans ce labyrinthe de gouttières crasseuses et de façades décrépies. Les ombres des vêtements étendus de fenêtre en fenêtre dissimulaient les rongeurs infiltrés dans les monticules de déchets qui jonchaient les trottoirs. Des bâtiments aux énormes colonnes de fumée s’alignaient derrière les mansardes, faisant trembler la terre de leur vrombissement monstrueux.

Le râle des machines ne devait en aucun cas nous écarter de nos plans. Maëlan repéra l’un des suspects à l’instant où il disparut derrière l’angle de l’avenue Mortecomble. Je remerciai son assiduité avant de poursuivre notre chemin.

Le détraqué tournait et virait à travers les ruelles mortes sans se douter que nous le suivions de loin. S’il découvrait notre présence, nous perdrions toute chance d’atteindre notre objectif.

Nos pas se firent les plus discrets possibles, afin de percevoir au mieux le cliquetis de son mécanisme endommagé. Cette sentinelle portait les marques d’un combat. Sa dernière victime avait dû le brutaliser avant de tomber sous ses coups, moins puissante qu’un automate créé pour se faire obéir par tous les moyens… ou presque. À l’instant où un automate prenait une vie, il sortait de sa condition et devait être détruit.

En bifurquant pour la énième fois dans l’obscurité, nous découvrîmes une impasse. Et plus un robot à la ronde.

— Où ?!

Je plaquai une main sur la bouche de Maëlan. Un peu plus et son hurlement réveillait le quartier.

— C’est pas vrai, grogna Camille, arrivée une minute après

nous. On a encore perdu leur trace.

— Pas vraiment.

Sous les yeux intrigués de mes collègues, j’empoignai la grille qui nous bloquait la route et la soulevait à sa base. Mon hypothèse se confirma : ce morceau de grillage n’était qu’un leurre pour dissuader les esprits trop curieux.

La brigade se contorsionna entre le métal et les sacs de déchets pour pénétrer dans la zone interdite. Une fois de l’autre côté du barrage, je me débattis pour nous frayer un chemin à travers les hautes herbes. Quoi de mieux que l’exploration nocturne d’un repaire de criminels en ruine ?

Mes yeux mirent un moment à s’adapter aux ténèbres de cette nuit sans lune. Les lumières de la ville se trouvaient désormais bien loin. Aucun allumeur de réverbères n’oserait s’aventurer par ici.

Une fois en sécurité, je brandis ma lampe afin d’observer les alentours, juste assez longtemps pour voir sans être vu.

Personne.

Nous pouvions sortir nos armes et progresser sans crainte d’être remarqués. Dans le plus grand silence, nous nous dirigeâmes vers l’entrée de la manufacture en friche. Un bâtiment de briques rouges deux fois plus long que large, aux vitres brisées et aux façades grignotées par les plantes grimpantes. Ses poutres rivetées se confondaient avec l’horizon : difficile d’estimer le nombre de pièces qu’il nous faudrait explorer.

Des centaines d’automates en parfait état reposaient au rez-de-chaussée. Je longeai le mur jusqu’à l’escalier le plus proche, avant de faire signe à mes camarades de me suivre.

Le son des rouages qui s’entrechoquaient résonnait contre les parois à moitié effondrées. Quelqu’un sciait, taillait, trafiquait le métal depuis l’étage.

— Trafalgar Muche est ici, susurrai-je. Il a peut-être placé des pièges. Faites attention.

Le bruit des aiguilles s’amplifiait tandis que nous gravissions les marches. Là, le tic-tac d’une pendule. Un peu plus loin, le gargouillis d’un réservoir abîmé, le tintement d’une chaîne et le grincement d’un remontoir desséché. Et cette odeur d’huile nauséabonde, mêlée à la puanteur de la suie et du soufre qui irritait les poumons et manquait de nous faire tousser.

Avancer. Peu importe les obstacles. Le bruit étouffait les battements de mon cœur qui s’emballait malgré moi. Aucun entraînement ne pouvait diluer la crainte que nous masquions derrière nos pistolets, à l’affût du moindre danger.

Des ombres dansaient sur les couloirs du palier. Un grand feu brûlait dans la pièce la plus éloignée. Le brasier reflétait la silhouette d’un homme et éclairait le sol jonché de carcasses mécaniques. Je découvris avec effroi l’étendue des pouvoirs de notre suspect : des visages griffés, cabossés, aux capteurs arrachés et à la mâchoire fendue. Des squelettes démembrés dont il ne restait plus qu’un bras ou une jambe d’où s’échappaient de petites étincelles.

Certains d’entre eux semblaient fonctionnels — ou du moins réactifs. Il arrivait qu’une main sursaute et se mette à trembler, ou qu’une tête se tourne en gémissant d’une voix éreintée : « je… vous… arrête… »

— SILENCE !

Un cri. Je me figeai. Retins ma respiration. Un détraqué nous fixait de ses ampoules aux filaments rougis. L’une d’elles menaçait d’éclater. La grille de sa cheminée ventrale butait contre ses rotules usées. Il avança jusqu’à moi en boitant. Et il m’observa. Plus rien ne bougea.

— Tout ce que… tout ce que… vous di-di-direz sera… retenu contre…

La machine passa finalement son chemin.

— Tout ce que… t-t-tout ce que vous direz…

Elle s’écrasa contre le mur. Son corps s’effondra au milieu de ses semblables, garnissant la fosse commune de ce cimetière d’automates.

Je brûlais à l’idée de rencontrer ce savant dérangé. Le coffrer. Comprendre ce qui le poussait à capturer des sentinelles pour les torturer et les rendre coupables de crimes abominables.

Trafalgar Muche hantait nos enquêtes depuis plusieurs mois. Le Méridien d’Aigrefeuille nous suppliait de retrouver l’auteur de ces sabotages. Nous n’étions pas à notre première opération, mais cette affaire dépassait toutes celles que nous avions élucidées jusqu’alors. Et j’avais hâte de lui régler son compte.

— Brigade de Magellan !

Nous fîmes irruption dans la salle sans porte, les armes braquées sur le criminel.

L’adolescent malingre qui siégeait en face de nous se leva calmement. Je crus d’abord à une blague. Le scélérat que nous traquions n’était en réalité qu’un gamin mal coiffé, à la salopette trop grande maculée de charbon et de sueur.

Il nous dévisageait depuis son trône d’ouvrier, entre trois rangées d’automates inactifs. Derrière lui, une chaîne poursuivait la fabrication de pièces détachées.

— Monsieur, vous êtes accusé de trafic de sentinelles ainsi

que de pratique illégale de mécatronique !

Étrangement, il ne se défendit pas. Au contraire, il semblait nous attendre. Comme s’il savait que cette nuit serait la dernière qu’il passerait en liberté. Aucune émotion ne salissait sa figure, pétrifiée dans une expression d’un froid saisissant. Il se laissa attraper sans opposer de résistance, si bien que Maëlan se chargea de lui sans notre aide.

Tandis que notre jeune recrue le conduisait hors de la salle, Camille et Eugénie s’approchèrent des automates truqués. Rien de dangereux, les industries Malherbe viendraient les chercher tout à l’heure.

— Euh, Sonja ? On a un problème…

À l’autre bout de la pièce, Eugénie contemplait l’immense panneau de commandes. Elle appuya sur tous les boutons, tourna toutes les manettes et abaissa chaque piston… en vain. Le regard désemparé qu’elle me lança m’atteignit comme une balle en plein cœur.

— On ne peut pas l’arrêter !

Un gloussement de Trafalgar Muche nous plongea dans l’effroi.

— Ils vont venir vous chercher.

Maëlan lui pressa la nuque pour le forcer à répéter ses mots glaçants.

— Les rouages sont enclenchés. Vous devriez fuir tant qu’il est temps.

À cet instant, le carillon de la Tour-Horloge retentit. Il était cinq heures du matin.

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