Sous les sabots...

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On n'a pas le temps de s'en dire plus. Le troupeau déferle soudain dans un tonnerre de fin du monde. Le sol vibre et chaque secousse résonne au plus profond de nous. Les chocs tamisent le sol, des brindilles surgissent un instant à la surface du sol sablonneux avant de replonger, avalées par les ondes chaotiques, laissant furtivement la place à un caillou, une feuille dessèchée.
J'observe tout cela avec effarement, pendant que je me rapetisse comme je peux pour ne pas me sentir entraîné dans ce désordre naturel et sauvage.

Un épais nuage de poussière nous enveloppe et rapidement, ma vue se réduit à un périmètre qui n'excède guère plus que le bout de mon bras. Marcelle me crie de me protéger la bouche avec ce que je peux mais, parce que je n'ai rien pour le faire, je me contente d'appuyer mon nez au creux de mon coude. Protection dérisoire qui m'asphyxie plus sûrement qu'elle me sauve... Mes yeux brûlent, irrités des minuscules grains qui volent dans l'air et qui se collent malgré moi sur mes paupières ; mes oreilles me font mal ; toute ma peau est en train de rôtir dans l'air incadescent. Même les poches de ma pauvre chemise sont déjà lourdes de sable.

Nous sommes coincés entre deux gros blocs de pierre grise. Marcelle s'est recroquevillée dans un petit recoin, luttant avec acharnement contre les tornades qui l'assaillent. Je la distingue, mais ma vue est floue et je ne peux pas garder les yeux ouverts bien longtemps car le sable n'attend que ça pour se ruer sur mes rétines !

Très vite, nous réalisons que nous ne pouvons qu'attendre la fin de cette apocalypse, en espérant que notre refuge tiendra le coup. Dehors, la tempête animale continue de passer devant nous, rapide, indifférente. Curieux, je m'approche avec précaution vers l'extérieur pour tenter de voir un peu mieux ce qui se passe.

Dans le flou ocré des poussières en suspension au-dessus de la terre, je ne vois que des formes indistinctes qui passent à toute allure sous mes yeux. Des gazelles, des zèbres que je reconnnais par leurs couleurs caractéristiques, des gnous aux robes noires et des milliers de pattes, comme autant de morceaux de bois brisés qui défilent en un flot continu et destructeur. Allongé dans notre abri de fortune, je m'approche aussi près que la prudence me le permet, en prenant garde de ne pas m'offrir en patûre à ces bêtes qui courent avec frénésie vers je ne sais où. Hypnotisé, je suis figé de curiosité et de peur. Et si la poussière qui me tombe dessus finissait pas nous recouvrir ? Et si ces gros blocs de pierre ne résistaient pas au rouleau compresseur de cet immense troupeau ? Et si un animal finissait par s'égarer entre ces pierres, nous piétinant comme de vulgaires fleurs ?
Fasciné par l'immensité de cette vie en mouvement, je me contente de regarder ce que la Nature peut réserver comme surprise à un citadin comme moi.

L'air s'est chargé du parfum musqué de ces bêtes. Elles chient et pissent sans même s'arrêter, là, juste sous mon nez !
Parfois, un animal trébuche et j'ai presque le sentiment que celui-ci m'aperçoit, pourtant dissimulé dans mon terrier improvisé. Mais les grands yeux de ce gnou sont noirs, je n'aperçois pas les pupilles, noyées dans le noir intégral des iris inexpressifs. Les meuglements qu'il pousse sont comme un message qu'il m'adresse personnellement, me conseillant probablement de ne pas me risquer à faire le moindre geste vers lui. Il se relève d'un simple coup de rein, s'ébroue un très bref instant puis repart à toute allure, happé par le fleuve en furie de ses congénères.
Où courent toutes ces bêtes ? Un gigantesque incendie les ferait-il fuir droit devant elles ? Se pourrait-il que ce troupeau ne soit fait que de bêtes égarées ?

J'en suis là de mes considérations inutiles quand, d'un méchant coup de coude, Marcelle se taille une petite place à côté de moi.

  • C'est pas magnifique, tout ça ? me crie-t-elle pour couvrir le bruit infernal des sabots qui continuent de passer devant nous.

Surpris, je ne sais quoi lui répondre. Je la regarde avec attention. Ses cheveux sont couverts de sable, sa peau est couverte d'une fine pellicule de poussière grise, presque blanche. Ses vêtements ressemblent à de vieux velours pelucheux. Une femme de pierre.

  • Tu sais quoi, mon gars ? Je sais à peu près où on est, maintenant.

Elle me dit ça avec une lueur de fierté dans les yeux. Elle sait qu'elle va encore me couvrir d'un peu plus de son mépris en me faisant la leçon. Seulement, elle a un métro de retard, cette fois-ci... Et je m'empresse de lui couper l'herbe sous le pied, histoire de redorer un peu mon blason.

  • Ouais, moi aussi. Je pense que nous sommes quelquepart entre la Tanzanie et le Kenya. Ces bêtes sont en pleine migration. Compte tenu de l'état de la plaine, je crois que nous sommes perdus dans le Serengeti, en Tanzani. Et tout ce troupeau remonte vers le Nord, en direction du Kenya.
  • Ben dis-donc ! siffle-t-elle d'admiration étonnée. Tu es fort en géographie, mon pote !
  • J'ai toujours regardé beaucoup de documentaires, avachi sur mon canapé avec mes canettes de bibine.

Le ton sarcastique de ma réponse ne lui échappe pas. Elle garde le silence un court instant puis, d'un sourire un peu gêné, me dit :

  • Tu sais, j'ai rien contre les mecs qui picolent leur bière sur leur banquette. Preuve est faite qu'ils peuvent toujours surprendre leur petit monde, non ?

Je retiens un commentaire acide, conscient que je tiens peut-être l'occasion de briser enfin la glace avec cette mégère irascible.

  • Merci, c'est gentil de ta part. Je suis content si j'ai réussi à te surprendre un peu.
  • Et tu pourrais continuer à me surprendre ? rétorque-t-elle en m'indiquant le troupeau d'un simple coup de menton.
  • Eh bien, je sais que ces migrations ont lieu deux fois par an. Axe Nord-Sud en début d'année. L'inverse vers le mois de Juillet. Compte tenu de ce que nous endurons en ce moment, je pense donc que tout ce petit monde monte pour trouver des plaines à patûrages. On va probablement devoir atttendre deux jours avant de pouvoir sortir de notre trou parce que ce troupeau compte au minimum un million de bêtes. Ce que nous allons devoir faire en priorité, c'est nous protéger des prédateurs qui suivent toujours non loin, à la recherche des blessés, des trainards, des animaux trop vieux ou trop jeunes pour suivre le rythme...
  • Mazette... Il connaît bien son sujet, le mec ! admire-t-elle sans détour.
  • Ouais... En attendant, si on peut tenir le coup jusque là, il nous suffira de les suivre pour trouver de l'eau. Tu as certainement déjà vu ces images de troupeaux qui viennent s'abreuver sur les bords abrupts d'une rivière, non ?
  • Oui, tout le monde connaît ça, confirme-t-elle.
  • On pourra y boire aussi.
  • Quand les crocodiles seront partis ! s'exclame-t-elle.
  • S'ils partent un jour !
  • On leur jettera des pierres, t'inquiète pas.

Serengeti...Drôle de safari.
Malgré la précarité de notre situation, l'ambiance vient soudain de changer. L'espoir revient, chargé de promesses de jours meilleurs à venir. Marcelle trépigne presque de joie, et elle me crie toutes sortes de choses que nous ferons, sitôt que nous pourrons sortir de notre trou.
Le soleil brille d'une façon différente, à présent.

Planqués dans notre terrier insipide, on goûte presque un moment de bonheur...

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