Abandon(s)

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À l'heure où le mandarine du ciel vira au framboise, quand un orage remonta, violacé et courroucé, sur l'horizon, Richie apparut en haut du chemin.

Beatrice ne distinguait pas ses traits mais elle reconnaissait sans peine sa silhouette. À contre-jour, elle le vit se passer une main sur le bas du visage puis descendre la dune de sa foulée de fantassin. Depuis son retour du Vietnam, il n'était jamais parvenu à s'en débarrasser. L'avait-il jamais vraiment souhaité ?

Beatrice oublia aussitôt la beauté du crépuscule pour se tourner entièrement vers l'homme qu'elle aimait. Tandis qu'il marchait vers elle, elle comprit tout le poids de son absence. La brise se tut ; peut-être attendait-elle un signe.

Richie portait un pantalon en lin kaki et une chemise blanche ornée d'oiseaux couleur d'océan. Une barbe noire lui couvrait à présent les joues, dissimulait son sourire.

 " Salut, Bea. Quel bon vent t'amène ici ?

 - Je... Je suis paumée, Richie. Retourner à New York m'a fait comprendre une chose.

 - Laquelle ?

 - Vivre sans toi ne vaut pas le coup. J'ai été égoïste et je suis désolée. Je m'en veux de t'avoir abandonné.

 - Ce n'est rien. répondit-il d'une voix qui vibrait.

 - Non, Richie. C'est important. Tu as déjà tellement perdu. Ton père, Sixto, Connie.

 - Ils sont morts et tu n'y es pour rien, Beatrice.

 - Je sais mais il y a ceux qui t'ont abandonné. Ta mère, tes frères et ta sœur. Je ne veux pas que tu me considères comme eux.

 - Ce n'est pas le cas.

 - Tu veux bien nous accorder une seconde chance ?

 - C'est ce que tu veux, Bea ?

 - Oui. "

Un instant, elle craignit que son cri ne fut trop fort ou hésitant. Richie avait déjà effacé le trémolo dans son intonation, il parlait maintenant de façon neutre. Beatrice le connaissait suffisamment pour savoir qu'il réfléchissait. Qu'il mesurait le poids de sa douleur. Tous ces deuils avaient creusé d'insondables sillons en lui. Seuls l'amour de Mamie Estelle et Papy Merrill, sa résilience, sa combativité l'avaient empêché de sombrer dans les addictions ou la dépression. Aujourd'hui, Beatrice lui demandait d'ouvrir un peu sa carapace. De faire confiance, d'accepter qu'une main se pose sur son cœur bafoué. De pardonner. D'abandonner.

Pendant un instant, Richie suivit du regard les vaguelettes poussées par l'orage. Le ciel devenait mauve. Il posa sur Beatrice des yeux intimidants de sérieux :

 " Et ton boulot à New York ?

 - Je l'ai lâché.

 - Hmmm. Tu me demandes quelque chose de difficile, Beatrice.

 - Je sais. Je comprendrais que tu ne veuilles plus me voir.

 - Je n'ai pas dit ça. La vie est trop courte pour courir après le vent, Bea. J'ai aimé chaque instant avec toi ici. Je... voudrais que tu considères Rum Cay comme ta propre maison. Ne pars pas. "

Beatrice n'osait pas bouger de peur que le moindre mouvement ne fasse s'envoler le charme. Richie tendit la main, l'attira contre lui. Ils ne dirent rien, ne s'embrassèrent pas. Ils s'abandonnèrent à l'autre.

La pluie les chassa de la plage. Dans l'entrée du garage, les dernières ombres s'envolèrent dans une étreinte mouillée. Depuis l'épaisseur de la futaie, le fantôme de Connie souriait. Elle murmura dans le vent :

 " Sois heureux, soldat. Je serai en paix si tu l'es. "

Richie ferma les yeux. Pour la première fois depuis longtemps, sa poitrine n'était plus vide.

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