Semaine 01 ▬ Souvenir
Seul le silence m’entourait. Mon regard se perdait sur ce jardin porteur de tant de souvenirs. Te souviens-tu de cette époque où nous jouions ensemble, au pied de ce prunier ? Son tronc était déjà robuste, d’une épaisseur trahissant son grand âge. L’écorce était d’un brun si sombre qu’on le surnommait « Noir ». Comme s’il était un animal perdu, que nous aurions ramassé au coin d’une ruelle. Nous étions si innocents, nous n’étions que des enfants.
Le froid est intense, l’hiver est rude cette année. Mon souffle forme une fine buée et mon corps frissonne, mais tu n’es pas là pour me serrer contre toi. Je frotte mes mains, comme pour les réchauffer. Que le sang y afflue de nouveau. J’ajuste mon haori afin d’être un peu plus au chaud. Ma température décroît, mais mes yeux ne peuvent quitter ce décor enchanteur.
Proche du prunier, dont les fleurs ne tarderont plus, on peut encore apercevoir le potager. Je me souviens, ta mère nous hurlait dessus lorsque l'on se cachait au milieu des tomates, ou que l'on piétinait ses choux. Le travail de la terre était laborieux, mais source de joie. La première fois que les graines ont poussé, ton sourire aurait illuminé la nuit la plus obscure. Je crois que c’est ce jour-là, que tu as fini de creuser une place spéciale dans mon cœur.
La main tremblante, j’attrape la tasse en grès où un thé matcha chaud infuse. Délicatement, je porte le breuvage à mes lèvres pour en savourer les saveurs. Mes yeux, d’un marron proche de la terre, se ferment pendant que mon être se réchauffe. Un soupir quitte mes lèvres, et je peux observer les flocons qui tombent alors que mes paupières s’ouvrent. L’un d’eux finit par se poser sur la fontaine en forme de carpe koï.
Cette fontaine était un précieux cadeau de mon père pour le tien. Elle embellissait le petit étang du jardin, où de vraies carpes ont un jour élu domicile. Tu avais préféré les vendre, l’entretien était compliqué disais-tu. Mais tu avais gardé celle blanche comme cette neige, que j’aimais particulièrement. Juste pour moi. Mes joues n’avaient jamais autant rougi.
Le chemin de gravier disparaît de plus en plus, il faut dire que la neige va et vient depuis plusieurs jours à présent. C’était lors d’un premier jour de neige que tu t’étais déclaré. Tu m’avais retenu, ta main attrapant ma manche. Nous revenions de l’école. Je me souviens encore de tes yeux d’un vert intense alors que ta peau prenait une teinte plus vive. Finalement, j’étais une personne impatiente, car j’avais retiré ta main, et commencer à reprendre ma route. J’avais cru que tu allais me parler de celle qui, le matin même, t'avait transmis une lettre d'amour. Mais là, tu avais lâché ton sac pour m’enlacer. Ton torse dur contre mon dos. La surprise avait gagné mon être.
Je t’aime. Ces deux mots me firent l'effet d'un choc électrique. J’ignore si tu savais que je te dévorais déjà depuis des années. Les larmes avaient glissé sur mes joues… et les voilà qui coulent à nouveau. Me souvenir, finalement, c’est douloureux. J’aurais aimé te dire plus souvent combien, moi aussi, je t’aimais. La décence voulait que nous gardions nos petits mots pour le privé, loin des regards. Tu avais un statut supérieur au mien. Tu étais le fils d’un riche notable de la région. Moi, je restais l’enfant de ceux qui servaient cette demeure.
Je termine ma tasse et me lève. Mes pieds sont nus sur le bois poli de cette demeure. Tu me l’as léguée, au grand dam de ta sœur et sa famille. On ne peut m’expulser d’ici, de ce foyer plein de nos souvenirs communs. De nos moments complices, que notre situation nous a interdit de dévoiler ailleurs qu’entre ces murs. Pour les gens, je ne suis que l’être qui te servait, t’assistait. Et si je pleure ton départ, si je me glisse en solitaire dans les draps de mon futon, mon cœur et mes pensées vont vers toi. Homme que j’ai aimé, tendrement, discrètement… sache que je m’en vais te rejoindre bientôt. Le froid qui m’entoure et m’enserre en sera le vecteur. Attends-moi, bientôt, nous serons réunis. Comme quand nous étions enfants, comme quand nous étions adolescents, comme quand nous étions amants, comme quand tu étais vivant. Mes vieux os me portent une dernière fois, et mon dernier regard dans cette réalité est pour toi, pour nous.
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