Descendre le pont

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 Il faisait froid ce matin. L'humidité accumulée dans le sol s'évaporait et couvrait la terre d'un duvet flottant. Sous le petit pont reliant les deux berges d'un ruisseau, le brouillard s'était accumulé et formait une barrière opaque. Une voix tremblante cherchait un écho à son appel :

-Martin...pssst, Martin !

Une forme vaporeuse, courbée, apparut.

-T'as la marchandise ?

-La ferme Paco ! Tu veux qu'on nous entende ou quoi ?!

Un vieux monsieur couvert d'une petite laine bleue, assortie à son pantalon en velour côtelé, donna corps à la forme.

-Martin, ils sont où les autres ?

-Ils vont arriver...

-Tu parles! Ils ont encore le nez dans la purée oui! Le jour où on aura des frites, crois-moi, ils se magneront de finir leur assiettes pour pas se les faire piquer par les voisins.

-Personne ne t'as suivi ?

-Tu rigoles ? Je te rappelle que tu parles à un ancien inspecteur des impôts. La dérobade c'est mon truc, question de survie.

Paco avisa le paquet reposant au creux du bras gauche de Martin. Il ouvrit de grands yeux et s'exclama:

-Sacré dose de poudre ! On va arriver à l'écouler tu crois ?

-J'espère...

-Tu sais que c'est pas légal de faire ça...

-Je vous avais prévenu. Chacun ses responsabilités.

-Mouai...en attendant on risque bien de mourir de froid avant de les voir débarquer.

Un trou de lumière jaune traversa l'épais nuage de brume et parvint jusqu'aux deux complices. Trois nouvelles ombres s'ajoutèrent au petit comité, abrité sous les pierres rongées par la mousse.

-Martin ! Paco ! C'est nous!

-Qui ça nous ?

-Ça va Paco, arrête ton cirque. Tu sais très bien qui on est!

-Ah ouai ? Et qu'est-ce qui me prouve que vous êtes pas des infirmiers?

-Remets ton sonotone et tu entendras.

-Ah ah, très drôle. Et puis j'ai pas de sonotone mais un Odika 3000 d'abord!

-On s'en fout! Il est où Martin?

-C'est pas bientôt finit ce raffût ?! Je vais finir par tout remballer si ça continue !

-Oh Martin, te fâches pas. Tu sais bien que la Guguette elle s'entend plus très bien parler.

-Et tu sais ce qu'elle te dit la Guguette ? Que tu pues d'là gueule Michel !

-Dit Romuald, tu voudrais pas les séparer les deux là ? s'impatienta Paco. Ils vont finir par nous faire une rupture d'anévrisme. On aura l'air malin avec les pompiers, le SAMU et toute la maison de retraite sur le dos.

Romuald s'avança le premier, suivi de Gueguette et Michel qui se dévisageaient mutuellement comme deux chiens voulant se mordre le croupion. Martin et Paco découvrirent les chapeaux pointus en papier brillant qu'ils portaient sur la tête.

-C'est quoi ces machins ? demanda Martin.

Gueguette et Michel ne semblant pas disposés à faire partie de la conversation. Leur compagnon d'infortune répondit à leur place:

-Ben on s'était dit que ça serait sympa. C'est festif.

-Festif ? Ils vous ont mis quoi dans la purée aujourd'hui ?! C'est du sérieux là ! Si on se fait chopper, ils vont nous coffrer pour de bon et on passera notre retraite en taule!

Romuald était embarassé et ne savait plus où se mettre entre Paco qui lui hurlait dessus, le couple de bouldogues qui n'en demordaient pas, et Martin au comble de l'exaspération.

Il balbutia :

-Martin, tu as…Tu as…Enfin tu sais quoi ?

-Oui Romuald. Tout est là-dedans.

Martin s’avança vers eux en exhibant son paquet : un sachet transparent rempli de poudre. Ils étaient trop impressionés pour oser le toucher.

-Tu penses qu’il y en aura pour tout le monde? S’inquiéta Gueguette, oubliant sa dispute avec Michel.

Martin s’étonna de cette question et lui répondit en regardant le sachet :

-Vous n’êtes que quatre. Ça devrait suffire quand même…non ?

Un grand blanc suivit. Martin allait reprendre la parole quand Paco l’interrompit brutalement.

-Chut ! J’entends quelqu’un au loin !

-C’est ça, et moi je peux voir les trois poils qui dépassent de ton nez sans mes lunettes.

-Michel, on t’a rien demandé. Tais-toi et laisse-le se concentrer.

-Dis-donc Gueguette, puisque t’as décidé d’être chiante aujourd’hui, pourquoi t’irais pas emmerder quelqu’un d’autre hein ?

-Encore un mot de vous deux et j’arrête tout, c’est compris ?

Martin commençait à s'agacer sérieusement. Il menaçait de partir. Le couple cessa de se chamailler un instant et ils se mirent à regarder leurs pieds comme des enfants que l’on aurait grondés.

-Ça se rapproche Martin. Qu’est-ce qu’on fait ?

Romuald se tortillait dans tous les sens. Il n’était décidément pas à l’aise du tout.

-J’ai…j’ai peut-être une idée. Proposa-t-il, attirant l’attention de la petite assemblée. Je vais aller les distraire pendant que vous ferez…enfin vous savez quoi.

-Non ! C’est trop dangereux.

-Martin a raison. Et on devait le faire tous ensemble…

-Bah, au moins on sera sûrs d’en avoir assez pour tout le monde.

-Guguette, on t’as pas sonnée.

-Va te faire foutre Michel.

Martin et Paco roulèrent des yeux pendant que Romuald sentait le courage lui revenir. L’idée de se sacrifier pour un acte altruiste le galvanisa. Il se voyait déjà en super héros, adulé de toutes les infirmières.

-Ne vous inquiétez pas les amis, Aïe wile côme bac !

Et il partit. Martin, Paco, Guguette et Michel en restèrent bouche bée.

-Vous croyez que ça va aller pour lui ?

-J’en suis certain. Romuald est brave et…

-Monsieur Lemarchais, remettez votre pantalon !

Paco, qui s’était lentement rapproché de la berge, assistait à toute la scène.

-Oh merde, il est cul nu !

-Pffff, tu parles d’une idée. Courir à poil devant une infirmière ! Mon avis qu’il voulait juste lui montrer ses parties, ou du moins ce qu’il en reste.

-LA FERME GUEGUETTE ! Protestèrent les trois hommes.

-Oh ça va les mâles hein. S’il ne faut que ça pour vous faire chialer, on aurait dû vous les couper plus tôt.

Ils ignorèrent ses provocations. Voir leur camarade abandonner ce qu’il lui restait de dignité pour leur salut les émut profondément.

-On doit aller jusqu’au bout ! s’exclama Martin. Par respect pour Romuald…Tendez vos mains : je commence la distribution.

-Attends, il y en a d’autres qui approchent !

En effet, des voix masculines s’élevèrent non loin du pont.

-Paco, qu’est-ce que tu vois ?

-Ils sont à sa poursuite. On ne peut pas les laisser faire. Martin ?

Ils étaient dépassés par la tournure que prenaient les évènements. Gueguette et Michel avaient définitivement mis un terme à leur querelle. Ils se tinrent la main et vinrent au-devant de leur chef de bande qui ne lâchait plus son paquet des yeux.

-On va l’aider.

- À deux on sera plus forts et on va les faire tourner en bourrique, crois-moi.

-Pas vous…je ne peux pas…

-Allons Martin, depuis le temps que tu attends de pouvoir le faire, ne laisse pas passer ta chance.

Gueguette caressa délicatement le sachet.

-Tu penseras à nous quand tu l’ouvriras.

Michel échangea une dernière accolade avec lui, puis s’éloigna accompagné de sa belle. Les amants terribles enfin partis, ne restèrent que Martin et Paco.

-Je suis curieux de voir ce qu’ils leurs réservent ces deux là…Mais qu’est-ce qu-…C’est pas vrai ! Ils sont en train de se peloter devant les infirmiers ! Tu devrais venir Martin, ça vaut tous les films porno du monde ! Martin ?

-Désolé Paco. Je ne suis plus d’humeur. Je vais retourner dans ma chambre.

-Tu rigoles ?! On n’a pas fait tout ça pour rien !... Hé hé, les coquins, ils n’ont rien perdu de leur fougue…Euh, je veux dire : hors de question ! Allez, donne-moi la poudre qu’on en finisse.

-Merci Paco, ça me touche, vraiment.

Paco renonça à sa séquence d'observation et rejoignit Martin. Ce dernier ouvrit solennellement le sachet, prit une poignée de poudre, puis la lâcha précautionneusement dans la main de son ami.

-Prêt ?

-Prêt…

Paco approcha du ruisseau et lâcha sa poignée de poudre dans l’eau froide.

-Adieu Marguerite…

Martin s’approcha à son tour. Il serra le sachet contre son coeur avant de le verser en un flot continu qui sembla durer une éternité.

-Maggie…je m’excuse. J’aurais tellement voulu pouvoir organiser une jolie cérémonie. Quand je pense que j’ai dû aller jusqu’à te mettre dans ce sac…Mais tu sais, essayer de rester discret dans les couloirs avec une urne sous le manteau, ce n’est pas ce qu’il y a de mieux ah ah…Tu te rends compte, nos amis ont défié le personnel de la maison de retraite pour te rendre ce dernier hommage. Ils vont tourner au potage pendant une bonne semaine. Tu veilleras bien sur eux de là-haut…Veille aussi sur moi hein? J'aimerais te rejoindre mais...ce n'est pas encore le moment tu comprends ? Je veux vivre encore, autant que possible, pour toi, pour nous deux. Je ne t'oublierai jamais. Tu es la femme que j'ai aimée et que j'aimerai jusqu'à mon dernier souffle. Ainsi, je tiens la promesse que je t'ai faite avant ton départ. Tes cendres flotteront dans les eaux des ruisseaux, des rivières, des fleuves, jusqu'à l'océan sur lequel tu rêvais de naviguer. Adieu, mon amour...

La dernière particule de cendre s'échappa du sachet, s'envola par delà le pont et Martin éclata en sanglots.

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