Hantise
Un jour depuis Lydda. Maria ne pouvait pas enlever l’image des visages putréfiés et défigurés de son esprit. Elle ne pouvait plus dormir. Plus manger. Elle ne fréquentait plus son oncle. Lorsqu’elle l’apercevait, elle faisait tout son possible pour s’éloigner de lui. Etrangement, il ne cherchait pas à l’approcher non plus, comme s’ils n’étaient plus de la même famille.
Le soleil comme seul compagnon, Maria restait à l’arrière du corps armé des égyptiens. Ses rayons lui brûlaient la peau. Elle le haïssait. Elle avait l’impression que tout son être était en feu, que ses yeux allaient s’échapper de ses orbites. Elle agrippa plus fort le voile qui tentait sans effort de la protéger de la chaleur. La couleur du châle lui rappelait la peau noire des cadavres drainés par son oncle. Elle se mit à claquer des dents et à taper du pied.
« Tu n’as pas bonne mine, petite chrétienne. » l’interpela l’homme aux yeux verts en s’approchant d’elle.
Il lui tendit une gourde ainsi qu’un peu de ragoût. Les troupes s’étaient remises en marche vers Jérusalem, mais il lui avait gardé quelques provisions le temps de la trouver. Maria accepta ses attentions et se mit à boire sans interruption. Il se mit à marcher à côté d’elle.
« Es-tu déjà allée à Jérusalem ? reprit-il.
- Non, jamais.
- On dit que c’est une ville d’or. Que ses murs et ses forteresses sont imprégnés de l’essence de Dieu, et que le soleil n’existe que pour la faire resplendir. L’eau qui y est bue est la plus pure du monde.
- Et vous y croyiez ? demanda t-elle en levant un sourcil.
- Non, bien sûr que non, répondit-il en riant. C’est un ramassis de vieilles pierres.
- Alors pourquoi est-ce qu’elle est si importante pour vous ? Qu’est-ce qui vaut toutes ces victimes, toutes ces guerres ? A quoi sert tout le sang versé pour un tas de vieilles pierres ? »
Il prit une grande inspiration et tourna le regard vers le ciel. Il resta silencieux un instant puis continua, comme s’il avait pris le temps de réfléchir.
« C’est la ville mère de toutes les religions. Le coeur de la foi. »
Maria souffla du nez.
« Je ne peux pas l’expliquer. Je sais juste que je ne me suis jamais senti aussi libre qu’en la survolant. C’est vrai qu’on a l’impression que l’air y est plus frais.
- En la survolant ?
- Te souviens-tu de l’oiseau que tu cherchais à ton arrivée ? Avec ses plumes noires ? C’était moi ; j’ai guidé ton oncle jusqu’à Saladin, comme il était convenu, révéla t-il.
- Ah oui ? Eh bien dans ce cas, je suis la vierge Marie. Et pourquoi pas Allah, aussi ? Non, je suis le Saint-Esprit ! se moqua t-elle en se dégageant de lui.
- Est-ce vraiment si difficile à croire après ce que tu as vu à Lydda ? Tu ne le comprends pas encore, mais le monde est beaucoup moins rationnel que tu le penses. Les contes merveilleux ne viennent pas de nulle part… »
Maria refusait de le croire sur parole. L’oiseau qu’elle avait aperçu et qu’elle avait suivi plusieurs jours ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait pu voir jusqu’ici, mais il était impossible qu’un homme puisse se métamorphoser. Cependant, son oncle Héraclius avait tué d’un simple geste de la main et avait laissé derrière lui une traînée de cadavres purulents, chose qu’elle savait également inimaginable. A Constantinople, elle avait déjà vu des morts : lorsqu’une épidémie y avait sévi bien que brièvement, elle avait su faire la différence entre un corps mort depuis un jour et un autre vieux d’une semaine. Mais ce qu’elle avait vu à Lydda ne leur ressemblaient pas ; les seules descriptions qu’elle avaient reçues d’un vieux physicien étaient en adéquation avec ses victimes : la peau noire, qui se détache des os, les yeux dévorés s’ils n’étaient pas en train de pourrir, les pupilles complètement blanches si les corps étaient récents, les dents apparentes, le nez manquant laissant place à un énorme trou au milieu du visage. Il avait aussi mentionné une odeur abominable, mais elle ne l’avait pas sentie. Ce n’était pas l’oeuvre de la nature, mais bien du diable. Maria commençait à croire autant que le chevalier Leufroy que son oncle était une créature malfaisante envoyée des Enfers.
Et ce n’était pas tout : lorsque les soldats musulmans s’étaient enflammés et avaient lentement brûlé jusqu’à ce que leurs cris s’éteignent, elle était sûre que ça n’était pas explicable rationnellement. Etait-ce aussi l’oeuvre de son oncle ?
Elle se remit à agripper son voile : le soleil recommençait à la harceler. Elle pouvait toujours sentir l’odeur de la chair brûlée des fantassins.
Tu aurais pu l’arrêter plus tôt.
Elle se mit à sangloter. L’homme aux yeux verts lui posa une main sur l’épaule.
« Il te faut du temps, mais je t’expliquerai en temps et en heure ce qu’il en est. Je ferais mon possible pour être le plus clair possible.
- Je ne veux pas savoir… je veux juste rentrer chez moi et tout oublier, balbutia t-elle.
- Tu ne pourras plus jamais revenir en arrière. »
Comme elle ne parvenait pas à se calmer, il l’entoura de ses bras.
« Je sens quelque chose qui approche, Maria. La roue va tourner pour nous. Lorsque ce moment arrivera, envoie moi un signe et je t’aiderai. M’entends-tu ?
- Je suppose que vous viendrez m’emporter transformé en étalon noir. » plaisanta t-elle.
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