Décision royale

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La nuit était tombée après une journée d’une chaleur étouffante. Une telle aridité était mauvais signe car les musulmans étaient habitués à la sécheresse de leurs déserts, et devoir les affronter -ce qui allait inévitablement arriver- dans des conditions pareilles était une défaite assurée pour les chevaliers de Jérusalem. Le ciel était sombre, mais le soleil semblait toujours harceler Ascalon. Réunis dans une salle privée de la forteresse, les soldats chrétiens étaient sur le point de s’entretuer entre deux gorgées d’eau.

« Nous devons partir maintenant pour Jérusalem avant que les troupes de Saladin ne l’atteignent : s’ils sont les premiers là-bas, tout est perdu ! Notre ville, nos richesses, nos familles ! s’écriait sans cesse le seigneur de Ramla, Baudoin d’Ibelin, appuyé par son frère Balian.

- Si nous rejoignons Jérusalem maintenant avec le peu d’hommes que nous avons, nous perdrons tout le reste de notre armée en défendant la ville. C'est du suicide. Nous rentrerions pour nous faire massacrer, rétorqua sèchement le comte de Sidon, Renaud Granier, beau-père du roi par son mariage avec la reine mère.

- Et alors quoi ? Nous abandonnons Jérusalem aux musulmans parce que nous avons trop peu d’effectifs ? » éclata Baudoin.

Renaud de Châtillon, qui était plus enclin à se repaître de vin plutôt que d’eau lors de sécheresses fracassa son verre sur la table dans un élan de colère, faisant sursauter tout le monde.

« Attaquons ces porcs, maintenant ! aboya t-il, ses yeux gris pleins de rage.

- Oui, terrassons-les avec moins de cinq fois leurs effectifs... Retrouvez la raison, pour l'amour de Dieu ! rétorqua Balian d’Ibelin en faisant face au seigneur d’Outre-Jourdain et de Hébron.

- Il faut les prendre par surprise... » fit une voix douce, presque inaudible derrière les cris des chevaliers.

Les hommes s’interrompirent tous dans leurs disputes et se tournèrent vers un jeune garçon assis en tête de la table d’où les chevaliers s’étaient éjectés pour se jeter les uns sur les autres.

« Les prendre par surprise ? s'étouffa Baudoin d’Ibelin. Nous n’avons pas assez d’hommes pour faire une différence. Là, ça serait effectivement du suicide !

- C’est justement pour cette raison que Saladin ne s’y attendra pas, poursuivit calmement le garçon, les yeux rivés sur les chevaliers dans l’attente de leur approbation.

- Vous ne considérez tout de même pas attaquer alors que notre défaite est prévisible ? Si nous mourrons dans un assaut contre les armées musulmanes, Jérusalem sera sans défense et le bastion de la chrétienté serait réduit en cendres ! poursuivit le seigneur de Ramla sur un ton plus insistant.

- Non, c’est une bonne idée, le coupa Renaud Granier. Nous n’aurons aucune chance aux portes de la ville, c’est certain. Saladin est sûrement déjà en route pour la cité car il sait que nous sommes trop faibles. Il est impossible de rejoindre Jérusalem avant lui, dans tous les cas. Si nous attaquons alors qu’il nous croit incapables d’un assaut, nous avons une chance de l’emporter par la surprise. »

Les chevaliers se regardèrent longuement et des murmures émergèrent dans la salle. Ils se concertèrent sans dire un mot trop audible et leurs interrogations furent interrompues par le garçon qui porta sa voix plus haut pour se faire entendre.

« Saladin a déjà mis feu à Ramla et à Mirabel, vos deux forteresses, mes seigneurs d’Ibelin. Il les a pillées, et ne s’est pas arrêté là : il sait que nous sommes en sous-nombre et que nous ne pouvons pas attaquer, alors il s’est dispersé pour acquérir les richesses d'autres fiefs. Maintenant, il est en route vers Lydda, et il la prendra sans aucun mal. Il nous tourne le dos ; il sait que nous ne pouvons pas lui faire face. Il s’entrave et s’alourdit de butin. Il disperse ses hommes. Il est trop confiant, et cette confiance, je veux la lui ôter. »

Renaud Granier sourit fièrement à cette déclaration. Les deux frères Ibelin, en se rappelant leurs possessions volées, s’échangèrent un regard inquiet. Cette proposition n'était peut-être pas si insensée, mais elle était extrêmement périlleuse. Le comte de Ramla était toujours très sceptique quant à son succès.

« Il faut les massacrer comme ils ont massacré les moines de nos fiefs, Sire ! insista Renaud de Châtillon en se penchant vers le jeune garçon. Maintenant, sans attendre ; venger nos camarades tombés au combat trop tôt !

- Les massacrer à votre manière, mon Seigneur ? Je ne suis pas fait du même bois que vous. » trancha net ce dernier, les yeux d’un bleu perçant braqués sur lui.

Des rires émergèrent des recoins les plus éloignés de la salle tandis que les seigneurs souriaient de l’humiliation du seigneur d’Outre-Jourdain. Renault de Châtillon était connu pour ses passions violentes et les raids d’une extrême brutalité qu’il avait commis par le passé. Celui de Chypre en 1155, un thème romain, était resté dans les mémoires comme étant l’un de ses plus horribles assauts : il avait égorgé femmes et enfants, incendié des églises orthodoxes, ravagé l’île et pillé ses ressources, et avant de la quitter, avait tranché le nez des moines et les avait renvoyés à Constantinople. Il s’était attiré les foudres de tous les seigneurs de l’Orient Occidental, et il avait dû se prosterner aux pieds de l’empereur Manuel Comnène pour atténuer les tensions qu’il avait engendré et permettre une possible alliance entre Jérusalem et l’Empire Romain d’Orient ; elle s’était finalement réalisée avec le mariage de la princesse Comnène avec le roi Baudouin III.

Renault de Châtillon était un homme grand et corpulent d’une cinquantaine d’années ; son visage ridé était caché derrière son épaisse barbe grise. Ses cheveux, néanmoins, étaient toujours d’un noir saillant et portaient à confusion quand il s’agissait de donner un âge au chevalier. Son nez, épais et gras, dissimulait ses petits yeux sans cesse remplis de colère. Cette fois-ci, ils s’illuminèrent d’une rage évidente contre le jeune homme qui l’avait humilié.

« Je vais demander l’assistance des templiers postés à Gaza. Leur nombre est réduit, mais nous ne pouvons négliger aucune aide, poursuivit le garçon en se levant, entraînant la prosternation de la majorité des hommes réunis. Envoyez des chevaliers à Lydda pour organiser une défense. La ville tombera, mais si nous pouvons retarder l'avancée de Saladin, nous devons tenter de résister le plus possible.

- Sire, même si nous avons l’appui de l’ordre du Temple, nous n’aurons jamais assez de forces pour avoir un impact conséquent sur les armées musulmanes, insista une dernière fois le seigneur de Ramla.

- C’est l’unique chance de changer l’issue du conflit, mon Seigneur d’Ibelin, répondit-il en se dirigeant vers ses chambres, suivi d’un serviteur d’âge moyen. Je ne reposerai pas dans ma tombe l’esprit tranquille si je ne saisis cette opportunité. Une chose est certaine : je ne laisserai jamais tomber Jérusalem, même si je dois mourir ce faisant, Dieu me l’incombe. »

Les chevaliers s’inclinèrent lorsqu'il sortit de la salle puis les murmures reprirent. Deux camps étaient dressés : ceux qui préféraient attaquer les armées de Saladin et risquer de tout perdre et ceux qui voulaient regagner Jérusalem le plus vite possible dans l’ultime espoir de la défendre. Les frères Ibelin se rapprochèrent l’un de l’autre en foudroyant du regard les partisans de Renault de Châtillon qui, malgré son humiliation, s’était resservi du vin et avait levé sa coupe, triomphant.

« Le roi prend parti pour la brute ; s’en est fini de Jérusalem, grogna Baudoin.

- J’ai été son précepteur des années durant, mon frère, le rassura Balian. J’ai confiance en ses décisions.

- J’espère que tu as raison, car si nous perdons cette bataille, nous perdons tout. »

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