En l'honneur du roy
Ils rentrèrent à Jérusalem par la même porte où ils en étaient sortis. Eva attendait toujours ; elle aida Maria à descendre de cheval.
« Passez me voir demain soir. Je vous raconterai le jugement en détail. » dit Baudouin en lui faisant signe.
Il lui sourit puis s’éloigna. Son garde le suivit. La vieille servante posa un long manteau sur les épaules de la jeune fille et réorganisa sa natte.
« Un banquet est organisé en l'honneur du roi ; allez vite en profiter. Ensuite, vous prendrez un bain chaud et irez vous reposer. Qu’en dites vous ? » fit-elle avec enthousiasme.
Maria ne répondit pas. Ses pensées étaient tournées sur le jour à venir. Il serait bon qu’elle rende visite à Héraclius. Elle se rendit compte que c’était la première fois qu’ils avaient été séparés aussi longtemps. Son coeur se serra. L’estomac noué, elle prit le chemin des remparts et traversa de nouveau le petit jardin de roses pour rentrer dans le palais. Des torches y étaient allumées. Dans les couloirs, des membres de la Cour en vêtements luxueux conversaient. Elle aperçut dans un coin Leufroy, qui lui fit signe en retour.
« J’ai entendu dire que vous avez emménagé à la Cour, fit-elle.
- La générosité du roi est sans limite. »
Tous deux se mirent à déambuler dans les couloirs du palais, esquivant serviteurs et nobles. Ils se rendirent dans la cour intérieure où un festin avait été organisé pour célébrer le retour et triomphe de l’armée. Une fontaine ornée de coquillages nacrés dominait la grande place ; des bougies flottaient gracieusement dans ses eaux. Des arbres que Maria n’avait jamais vu s’élevaient aux quatre coins du lieu. Une bête au pelage sableux et d’apparence féline était enfermée dans une cage ; de nombreuses dames étaient attroupées devant elle. Parmi la foule, elle reconnut la reine mère, vêtue d’une somptueuse parure dorée. Leufroy s’empressa de s’incliner lorsque l’attention de cette dernière se posa sur la jeune fille. Immédiatement, celle-ci se courba en révérence maladroite.
« Mon fils m’a parlé de votre bravoure, chevalier, déclara t-elle en se faisant baiser la main. Jérusalem a bien besoin d’hommes tels que vous. Quant à vous, Maria, j’ai eu ouïe dire que vous êtes allée visiter le mont des Oliviers. Qu’en avez vous pensé ?
- Je l’ai trouvé aussi splendide que ce que l’on m’en avait dit, madame. »
Agnès tendit le bras, invitant la romaine à l’accompagner. Cette dernière le lui saisit et ensemble, elles se mirent à marcher en direction de la bête prisonnière. La vieille femme prit du bout des doigts un morceau de viande crue et l’offrit à l’animal. Il l’attrapa farouchement, provoquant un mouvement de recul général tandis qu’Agnès souriait, le menton haut.
« Cette bête a été rapportée d’Asie, fit-elle. Elle vient renforcer la diversité et la richesse de notre royaume. Les ambassadeurs qui visitent notre cité en repartent toujours le coeur jaloux ; ils voudraient avoir ce que nous avons, alors ils s’allient à nous. La politique n’est-elle pas fascinante ? »
Une dame prit le bras de Maria avant qu’elle ne puisse répondre.
« Est-ce vrai ? Vous avez vécu dans l’armée musulmane ? Comment vous ont-ils traitée ? demanda t-elle, les yeux pleins de curiosité.
- J’ai entendu dire qu’ils mangeaient à même le sol tels des animaux ! dit une autre en se rafraichissant à l’aide d’un éventail.
- Vous ont-ils forcée au pire ? Dites-moi, êtes vous encore vierge ? reprit la première.
- Silence ! s’écria sévèrement la reine mère. Vous êtes bien impudentes, mesdames, d’importuner l’invitée de son Excellence de questions vulgaires ! »
Les femmes se turent, embarrassées. Maria leur sourit.
« Ce n’est rien… à vrai dire, les égyptiens mangent sur des tapis, leur raconta t-elle, captant leur attention. Ils ne sont pas sales, loin de là, disons plutôt que c’est une tradition. Ils m’ont bien traitée, soyez-en rassurées ; je suis toujours chaste, par la grâce de Dieu. »
Elles grimaçaient, comme si le pire aurait été plus divertissant à entendre. Agnès fit signe à la foule de curieuses de déguerpir, lassée, puis soupira.
« Vous apprendrez bien vite que ce palais est friand de ragots. Plus vous exalterez de monde avec vos aventures, plus vous vous ferez d’amis — en rendant votre anecdote délicieuse et scandaleuse, cela va de soi, reprit la reine mère.
- Oui, madame. Je dois avouer aimer moi-même les histoires.
- Non, jeune fille. A la Cour, il n’y a pas de « aimer » ou de « haïr » ; ici, tout est prétendre. L’hypocrisie ouvre plus de porte qu'une véritable politesse.
- Mère. » interpela une voix.
Sur le visage d’Agnès se dessina un large sourire. Elle tendit les bras et enlaça la princesse Sybille, tout juste arrivée dans la cour intérieure. Emerveillée par la beauté atypique de l’héritière, Maria s’inclina plus gracieusement. Ses yeux étaient plus éloignés l’un de l’autre que la normale et ses sourcils épais. Sur le côté du nez, un grain de beauté. Le regard de Sybille était rivé sur la romaine comme un poignard. Elle ne voulut même pas se présenter, et s’en alla, suivie de sa mère. Leufroy s’approcha de nouveau et se permit de commenter la cordialité exemplaire de la princesse, arrachant un petit rire à la jeune femme.
L’heure de se rassembler pour le souper était venue. Les nobles s’attroupèrent autour des quatre longues tables disposées en carré sur les coins de la place. Sybille et Agnès étaient assises à la table dominante de chaque côté d’une chaise plus haute et plus luxueuse que les autres qui demeura cependant vide. Balian d’Ibelin se leva et fit porter sa voix à l’ensemble de la cour.
« Sa Majesté le roi est souffrant ce soir. Nous célébrerons néanmoins le génie dont il a fait preuve contre les Arabes et lui rendrons honneur ensemble. Que nos acclamations soient assez fortes pour que la tour de David en tremble. »
Les nobles applaudirent, et l’on commença à manger. Maria était déçue ; elle s’inquiétait un peu pour Baudouin, surtout qu’il avait été exceptionnellement bon et généreux à son égard. Qu’il soit absent le jour de la célébration de sa victoire était plutôt déprimant. Néanmoins, les convives dégustaient joyeusement les différents mets disposés comme s’il était là. L’ignoraient-ils, ou respectaient-ils le voeu de Balian ? A ses côtés, son frère le seigneur de Ramla se rassasiait d’un fruit qu’elle ne connaissait pas. Elle remarqua le regard insistant de la princesse Sybille sur lui, et elle ne put s’empêcher de grimacer. Au-dessus de leurs têtes, le soleil disparaissait, apportant une atmosphère paisible et un vent doux.
Leufroy lui fit remarquer que les barons étaient ceux qui mangeaient le plus et le mieux, en distinction par rapport à leur rang. Lui, simple chevalier, bien qu’honoré par le roi, avait le droit à moins. Maria, en invitée, reçut le luxe de goûter à des aliments gourmets, mais en petite quantité : parmi eux, un met de forme ronde à la peau orange, des olives, une volaille aux épices, un délicieux poisson blanc et un vin délicat. Lorsqu’un serviteur lui demanda si elle désirait saupoudrer sa viande de sel, elle s’émerveilla. Jamais elle n’avait eu droit à un tel privilège. Leufroy la regarda manger avec enthousiasme. Autour de la fontaine dansaient troubadours et jongleurs. Dans le coin de la cour, la bête enviait le repas de ses geôliers.
« Quel appétit ! remarqua le chevalier en riant.
- Je n’ai jamais aussi bien mangé, fit-elle, un morceau de volaille entre les doigts. Je refuse que ce banquet se termine. »
Elle le plaignit en s’apercevant que ce dernier restait sur sa faim, l’assiette vide. Elle partagea le reste du poisson avec lui. Au milieu d’une conversation anodine mais agréable, Maria se rendit compte que pendant qu’elle profitait de ce moment et goûtait aux plus fantastiques luxes de l’Orient, son oncle était enfermé dans une cellule humide avec comme seule compagnie des rats et du pain rassis. Tout son enthousiasme la quitta. Leufroy lui effleura la joue.
« Allons. Je sais ce que tu es en train de te dire. Ce n’est pas de ta faute. Tu as vécu toute ta vie dans son ombre, savoure l’instant présent, la consola t-il.
- Je m’y efforce. Il est ma seule famille, Leufroy. Mon coeur se brise à en pensant à lui, seul et terrifié, mais ma tête me pousse à croire qu’il le mérite.
- J’ai perdu de nombreux amis à Lydda. Je serais mort de sa main, si ce n’était pour ton courage. Je ne pourrai jamais le lui pardonner. Cependant, te voir aussi tourmentée me fait beaucoup de peine. »
Il but une gorgée de vin et après s’être éclairci la gorge, lui posa une main sur l’épaule.
« Je pense que le roi exigera de toi que tu te maries lorsque ton oncle sera puni, dit-il. Il faut que tu restes sous la tutelle d’un homme. Alors… »
Il va le dire, il va le dire ! Un nouvel homme pour faire de toi son esclave !
« Il fait chaud, subitement, fit-elle en agitant la main sous son menton.
- Je me demandais si, dans l’éventualité où il souhaite une union, tu voudrais être ma femme. J’aimerais te montrer toute ma gratitude et te protéger jusqu’à ce que Dieu m’appelle près de lui. Tu serais libre de faire ce que bon te semble. Je veux t’épargner la compagnie d’une brute répugnante. »
Pleure, tu en as envie.
Maria se frappa le front, secoua la tête et reprit du vin.
« Je… considérerai votre offre. »
Lorsque les serviteurs se mirent à débarrasser les plats disposés, elle s’excusa et quitta la table. Le bruit des convives, bien que confortant puisqu’il changeait du silence perpétuel de son oncle, devenait fatiguant. Elle rentra à l’intérieur du palais et arpenta les couloirs déserts. Les plafonds étaient si hauts que les regarder lui donnait l’impression de tomber dans le vide. Jérusalem était une vraie merveille.
Le vin lui était monté à la tête. En retournant dans sa chambre, Eva l’accueillit avec un bain bien chaud, comme si elle avait prédit son arrivée. En apercevant son visage bienveillant, Maria éclata en sanglots.
Ils sont tous si bons avec toi, alors que tu as brûlés vifs cinq hommes. Tu devrais être dans un cachot toi aussi, seule, comme tu l’as toujours été. Pathétique.
Pathétique.
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