Déconnectés

Madeleine a trois enfants maintenant grands et indépendants. Vincent, uni à Françoise et leurs deux enfants, Téo et Zoé. Claude, mariée à Fabrice, heureux parents de Thomas d'une première union, Enrique, Fabien et Gabin. Enfin, Justine, l'aînée, mariée à Yohan qui couvent ostentatoirement de bonheur leur deux jeunes enfants, Chloé et Élodie.

Graphiquement ça donne ça :

               Madeleine-René

Vincent-Françoise      Claude-Fabrice     Justine-Yohan
Téo et Zoé      Thomas, Fabien et Gabin     Chloé et Élodie

***** *****

 — Bon sang ! Ne parlez pas tous en même temps ! C'est pas possible, on dirait un troupeau de poules !

Vincent a hurlé comme un gibon dans la jungle. Il obtient toutefois certain résultat. Tout le monde se tait pendant quelques secondes. Non content d'avoir assis son autorité, il esquisse le sourire narquois du vainqueur.

 — Un troupeau de poules, murmure Claude à son mari, et pourquoi pas une couvée d'éléphants pendant qu'on y est. C'est pas son fort le français au frangin.
 — Claude, je t'ai entendu. Et, pour ton instance, je parle probablement un meilleur français que toi. J'ai pas redoublé ma sixième, moi.
 — Mon inst... quoi ?
 — Ça suffit les enfants, coupe Madeleine calmement. On pourrait profiter de ce repas sans nous chamailler comme des gamins de huit ans ? C'est déjà compliqué de vous réunir tous, alors si c'est pour vous tirer dans les pattes...

Elle s'arrête net et brandit toute tremblante un portrait de son défunt mari, René, qu'un cancer du côlon a emporté l'été dernier.
 — Maman, interrompt Claude avec gentillesse, t'es pas obligée de montrer papa à tour de bras comme ça dès que quelque chose te contrarie. Tu sors ça comme une amulette vaudou ! Regarde plutôt la réalité en face, tu as deux filles merveilleuses et malheureusement un rejeton attardé. Alors, mise tout sur les filles, la nature fera le reste.
 — En parlant de rejeton, reprend Vincent véxé, où est Thomas, ton premier ? Ha ! ne dis rien. Il est chez son père alcoolique dans un foyer miteux à Toulouse, c'est ça ?

Il se recule sur sa chaise fier de son estocade. Tout le monde sait maintenant et la honte s'installe chez elle. On entend même un 'c'est où Mulhouse ?' assassin.

 — Vincent, ça va mal finir si tu continues d'insulter ma femme ! rétorque Fabrice.
 — Je n'insulte personne, mon grand, je fais juste de la géo-politique familiale, ajuste-t-il au nouveau mari de sa sœur.

Il prend soin de bien articuler les mots probablement en vue d'être un peu plus blessant et d'achever la bête.

 — Mamie, mamie ! Regarde, j'ai dessiné un cœur pour toi ! crie une fillette.

La petite Chloé montre une grande feuille toute coloriée. Madeleine s'émerveille devant le geste.

 — Mais c'est magnifique ma chérie ! Et tu as fait ce beau dessin pour mamie Mado ? s'extasie sa mère. Regarde maman ce qu'a fait Chloé pour toi, c'est magnifique, n'est-ce pas ?

Elle agite le dessin exagérément.

 — Justine, va falloir que t'apprennes à dessiner à ta petite, parce que là, on est plutôt en mode cul de babouin ! Et puis niveau coloriage, il n'y avait que du orange dans la boîte à crayons ?
 — Je te ferai dire Claude que Chloé n'a que cinq ans. Tes remarques, tu devrais te les garder. Et en parlant de babouin, j'en ai pas épousé un, moi !
 — Quelle quiche ! Moi je vais en reprendre un peu ! Elle est vraiment bonne ! lance Yohan le mari de Justine.

Après une courte hésitation, tout le monde comprend qu'il tente de changer de conversation. Et quoi de mieux que de parler nourriture autour d'un repas.

 — Elle est tout simplement en train d'insulter Chloé et toi tu veux de la quiche ? s'énerve Justine, désespérée.

Yohan met sa main devant sa bouche et tourne légèrement la tête pour ne pas qu'on l'entende.

 — Je ne vais quand même pas lui dire que sa consommation de mauvais vin rouge lui a rongé les quatre neuronnes qui lui restent à la vilaine, devant tout le monde comme ça. Et puis, les enfants écoutent, c'est dégueulasse.
 — Ça t'a traversé l'esprit de dire ça ? demande-t-elle ravie.
 — Bah, t'as vu sa tronche ? Un mélange de hareng fumé oublié dans le frigo sur lequel on aurait vomit du cambouis.
 — Justine, Yohan... On vous entend, les tourtereaux, dit la maman en haussant le ton pour étouffer les voix.
 — Du cambouis ? Non regarde bien, je dirai plutôt de la bouse d'un animal de Russie, tu vois, genre un yack, mouflon ou une belette ?
 — Maintenant que tu le dis, le mouflon...
 — Tu ne paies rien pour attendre, toi la truie ! crie Claude. Et toi l'écolo de mes deux va...

L'animateur a terminé la séance Zoom.