Scènes de ménages et autres fantaisies
«"Te voilà" Souffla la princesse, les yeux emplis de larmes de joie.
Alors, le prince la prit dans ses bras, et s'enfuit avec elle dans une nouvelle contrée où ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants.»
Je refermai le vieil album d'un coup sec. Ah, quelle blague, hein, quelle blague ! Cette histoire de rêve, rose à souhait, était peut-être vraie à l'époque, mais aujourd'hui...
Aujourd'hui, mon "cher" prince Jean-Claude rêvasse vautré sur le canapé, la main gauche plongée dans un paquet de chips, l'autre posée négligemment sur la télécommande.
La télévision continue de diffuser avec bruits le match de sport du jour : rugby. De temps à autre, une courte page de publicité vient interrompre les cris d'encouragement du prince Jean-Claude. Un peu de répit avant une nouvelle tournée de blessures, de cris, et de buts.
La vaisselle et la poussière s'entassent, et il n'y a plus aucune servante pour s'en charger. Nous avons dû les vendre puisque nous avons perdu toute notre fortune aux jeux. Enfin, le prince "charmant" a perdu toute notre fortune.
Quand je pense qu'il y a tout juste vingt ans, je me mariais avec un magnifique prince fringant, riche à souhaits. Avant de dilapider la fortune de son père, avant d'être chassé du trône par le peuple, avant d'être ridiculisé, le prince Jean-Claude était aimé et apprécié.
Je relève mes yeux. Il est inutile de rêver d'or et de pierreries. Autant prendre le courage à deux mains, car ce n'est pas mon pauvre Jean-Claude qui va le faire.
Je me lève et sors de la vieille chaumière dans laquelle je vis. Jean-Claude ne tourne même plus la tête. Je pourrais l'abandonner, il ne se rendrait compte de rien tant qu'il dispose de la télévision, d'un sac de chips et de quelques bières.
(...)
J'arrache furieusement mon alliance et la pose sur le comptoir. Le vieux commerçant me donne une belle somme en échange, son sourire édenté s'élargissant devant le sceau royal.
Je quitte prestement la boutique, les joues rouges de honte. Cette boutique miteuse n'était pas censée accueillir une reine !
Je soupire, et entre dans la boutique suivante pour acheter la vingtaine de sacs de chips nécessaires à la survie de Jean-Claude, ainsi que quelques choux et de l'eau pour la soupe.
Le plus triste, c'est qu'avant de découvrir le loto en ligne, Jean-Claude était parfaitement normal. Un peu plus jeune, un peu plus maigre, mais attentif et aimant. Un minimum présent, tout du moins. Difficile d'en dire autant aujourd'hui...
Pour être plus précise, tout a commencé le jour de l'installation de l'antenne numérique. "Pour un monde plus ouvert !" scandait l'affiche.
C'est cette installation qui a amené les télévisions, et les jeux en ligne. C'est cette installation précisément qui a détruit ma famille. Et dire que j'ai signé l'accord de construction moi-même !
Comme j'aimerais remonter cinq ans en avant et ne pas reproduire cette affreuse bêtise !
Ou alors...
Je m'arrête soudainement sur la route. Mes joues sont rouges et mes cheveux échevelés, et mes mains tremblent à force de porter les sacs de chips.
Prestement, je pose les sacs, refais mon chignon, et disparais dans la forêt environnante.
(...)
Ce soir-là, la télévision de Jean-Claude s'éteignit dans un déclic sonore. Le sac de chips se vida sans se remplir de nouveau, et les bières disparurent de la vieille chaumière sans autre explication.
Alors Jean-Claude se mit à errer, pauvre ombre larmoyante, au milieu des câbles coupés par sa femme.
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