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Cher « père » Noël,
Je vous adresse ces quelques mots pour m’excuser de mon manque de disponibilité et d’enthousiasme pour vos petites festivités. Vous en conviendrez, ma situation actuelle n’est pas des plus favorables pour fêter cet évènement « familial ».
Je vous envoie tous mes vœux les plus irrespectueux et vous souhaite bien cordialement d’aller vous faire foutre !
Niels
Niels relut sa prose avec un sourire. C’était jouissif, totalement inutile, mais absolument jouissif. Il roula la lettre et la tendit vers la flamme d’une bougie. Le feu mangea doucement le papier et Niels le jeta sur une assiette pour voir ses mots partir en fumée. Puis, il leva la tête au bruit venant de l’appartement au-dessus.
Au premier gémissement, Niels ne put s’empêcher d’esquisser un sourire gêné. Oh non, pas encore ! Certes, il avait bien dit à Willem qu’il n’y avait aucun mal à se faire plaisir. Mais dans son discours coincé et embarrassé, il espérait avoir fait passer le message que celui-ci pouvait le faire en baissant le volume de sa télévision. Au deuxième gémissement, plus long, plus sonore, il se demanda si la voix ne lui paraissait pas un petit peu familière. Il pensa également qu’il manquait la musique propre à ce type de films, quelque chose entre jazz et musique d’ascenseur. Pas que Niels en ait beaucoup vus, pas du tout, mais c’était le genre de musique trop particulière pour les oublier.
Le troisième gémissement effaça son sourire. Il reconnaissait la voix, le timbre rendu grave par l’excitation. Son jeune voisin ne regardait pas un film, son jeune voisin s’envoyait en l’air en direct ! Et par les couilles gelées de l’Hiver, Niels était bloqué chez lui, sans échappatoires d’aucune sorte !
Quand les cris s’amplifièrent et que des chocs réguliers résonnèrent dans les murs, Niels bondit, attrapa un bonnet sur son porte-manteau et l’enfonça profondément sur son crâne en le tirant sur ses oreilles. Réflexe un peu idiot, il dut le reconnaître, et d’une efficacité très relative, pour ne pas dire nulle. Il s’allongea sur le canapé et plaqua les mains de chaque côté de sa tête. Au-dessus de lui, les coups de butoir faisaient bouger le lustre. Il avait trouvé ce lustre composé de décorations en verre soufflé magnifique la première fois qu’il avait visité l’appartement. Il lui évoquait le fourmillement de couleurs de l’Italie, et ses quelques moments passés là-bas. Enfin, à ce moment précis et avec le fond sonore, il lui rappela surtout un acteur italien plus connu pour la taille de sa flûte que pour son talent d’acteur. Mais non, il n’avait jamais beaucoup regardé de porno, il était seulement mélomane et la flûte était un très bel instrument quand on savait en jouer ! Niels aurait adoré apprendre à jouer de la sienne avec son voisin… Bon sang, son cerveau était une calamité ! Ne pas penser, ne pas penser, ne surtout pas penser !
Un cri accompagné d’une secousse fit valser le lustre une nouvelle fois. Niels ferma les yeux très fort, espérant que ses globes oculaires étaient reliés à ses oreilles, et que ce qu’il ne voyait pas, il ne l’entendait pas. Du pur génie, vraiment. Les gémissements lui parvinrent malgré ses paumes plaquées contre ses oreilles, et son imagination forma des images troublantes sous ses paupières. Il vit la sueur sur un dos légèrement musclé, une nuque cachée par une masse de cheveux châtains qui se dévoilait en basculant vers l’avant à chaque mouvement, une tête qui se tournait pour regarder en arrière et une bouche qui se courbait dans un sourire. Et tout d’un coup, la bouche se mit à crier :
« Oh oui, plus fort ! Oui ! »
Niels réouvrit ses yeux au son des hurlements de Willem. Non, non, non, il ne voulait pas penser à son voisin en train de se faire… Enfin, si, il voulait y penser, mais avec lui dans le scénario. Et tant pis si la musique était mauvaise, ce n’était pas comme s’il avait vraiment travaillé son jeu de flûte ! Un nouveau gémissement et Niels gagna la cuisine à toute vitesse. Il fit demi-tour dans la seconde, les tuyaux dans les murs propageaient et amplifiaient les demandes essoufflées de son voisin et elles paraissaient beaucoup plus érotiques.
« Oui, encore ! Viens plus pro… Oh oui ! »
Niels s’écroula sur le canapé et ôta son bonnet. Son regard tomba sur la vieille télévision laissée par l’ancien locataire. Il fallait seulement rebrancher l’antenne sur le toit pour l’utiliser, avait-il dit, rien de bien compliqué. Rien de compliqué pour quelqu’un qui pouvait quitter son appartement ! Allez, se rassura Niels, c’était l’affaire d’une petite dizaine de minutes, n’est-ce pas ? Il n’avait qu’à se concentrer sur quelque chose, n’importe quoi ! Le lustre tinta une première fois, puis une deuxième fois et la voix accompagna le carillon.
« Oh oui ! Là ! Mon Dieu, là ! »
Non, pas là, pas là du tout ! Niels écarta la main qui venait de se poser sur son entrejambe et de le caresser nonchalamment. Mince, c’était la sienne ! Vilaine, vilaine main ! Ça faisait deux mois qu’il tentait de discuter avec Willem et qu’il échouait lamentablement, il se retrouvait à bredouiller comme un idiot. Il voulait faire connaissance, le séduire. Enfin, à ce stade, pour avoir une chance, il faudrait séquestrer Cupidon dans son placard et lui voler son arc. C’était peut-être une option à étudier. Niels voulait quelque chose de… de romantique, de doux, de tendre, il n’avait pas prévu de se masturber sur les cris frénétiques de Willem et imaginer que c’était lui qui les provoquait. Il n’avait aucun mal à fantasmer sur son voisin, mais il préférait le faire sous sa douche ou dans son lit, et surtout sans… sans support audio !
Il gronda une nouvelle fois sa main en lui faisant les gros yeux. Pour s’occuper, Niels attrapa un bloc de papier, arracha une feuille et commença à marquer les plis, essayant vainement d’ignorer les vocalises de Willem. Au bout d’un quart d’heure, bon joueur, il salua la performance sportive. Après une demi-heure, il l’applaudit à contrecœur et demanda un contrôle antidopage. Et après une heure à écouter son voisin gémir, supplier, encourager, il était prêt à parier qu’ils étaient plusieurs et que ça ne comptait pas !
Mais il n’entendait qu’une seule voix qui différait de celle de Willem, une voix semblable au son d’une cascade de montagne, coulant sur les rochers avec facilité et allégresse. Une voix bien loin de la sienne, hésitante et monocorde. Une seule voix… un seul homme… Il ne savait pas ce qui était le mieux. L’idée de nombreuses mains sur le corps du jeune homme lui parut obscène et dérangeante. Willem semblait si jeune lorsqu’il traversait le couloir de son pas léger. Un seul homme, quelqu’un à qui s’attacher, quelqu’un contre lequel s’endormir avec confiance. Quelqu’un qui capturerait le sourire et l’innocence de son voisin et les garderait pour lui.
C’était idiot de le voir ainsi. Niels savait que Willem était comme le papier devant lui, marqué par le passé, plié par la vie. D’un geste adroit, Niels repoussa les côtés du papier, des sommets aigus se formèrent, laissant apparaître une étoile qu’il abandonna sur la table basse à côté des autres avant d’arracher une nouvelle feuille au bloc de papier. Il entendit la voix de Willem s’étrangler dans l’orgasme, lâchant des mots trop bruts, trop violents pour le cœur de Niels. Ces mots contenaient du plaisir, de la confiance et une liberté absolue. Il n’était pas capable de donner tout ça.
Quand la nuit redevint silencieuse, tout son corps fut balayé par une vague de tristesse. Il était idiot, réellement et totalement idiot. En deux mois, il n’avait pas été fichu d’adresser plus de quelques phrases profondément débiles à son voisin et de sourire bêtement ! Dès qu’il voyait Willem, la même chose se produisait. Une phrase précise apparaissait dans son esprit, le hantait, et toutes les autres, toutes celles qu’il aurait pu dire pour paraître un petit peu normal, s’évaporaient.
Ses yeux descendirent sur sa cheville et sur le bracelet qui l’entourait. Il tira sur le revers de son pantalon pour le dissimuler. Le voir le rendait anxieux. Son appartement, son atelier dans la cour de l’immeuble, la supérette à deux rues de là, une fois par semaine pendant trente minutes, pas une de plus, voilà de quoi était fait son quotidien depuis deux mois. Il avait moins de liberté qu’un animal domestique !
Il replia une dernière fois le papier et tira les pointes de l’étoile une à une. La table basse devant lui ressemblait à un ciel lors d’une nuit dégagée, loin des lumières de la ville. Il se leva et tenta d’ignorer la pression sur sa cheville. En réalité, il ne l’oubliait jamais complètement. Il ouvrit la porte-fenêtre et laissa le froid l’effleurer. Il ne pouvait même pas mettre un pied sur son propre balcon. Niels l’avait appris à ses dépens la première semaine après son emménagement. Il avait passé deux heures à expliquer qu’il n’avait pas pris la fuite, qu’il était juste sorti prendre l’air. Il n’aurait pas dû rajouter « vous savez, ce truc dont vos cerveaux auraient besoin pour fonctionner ». Ses contrôleurs judiciaires, l’escadron de connards comme il les appelait, lui avaient fait subir un long interrogatoire et une fouille corporelle humiliante. Son appartement avait été mis sens dessus dessous. Il se souvint de sa fureur devant les attitudes et les rires méprisants de ces connards et de sa honte, quand ils l’avaient obligé à se déshabiller pour se payer une bonne tranche de rigolade. Il avait passé une heure, agenouillé en sous-vêtement sur le sol, les mains derrière la tête. Il avait croisé trop de fois son reflet dans le miroir de la porte du placard. Ses muscles avaient fondu, son corps était blanc et maigre. Son visage disparaissait sous sa barbe, cachant ses joues creuses. Il n’y avait que ses cheveux qui avaient gardé leur brillance d’antan. Tout le reste était… tout le reste lui avait fait détourner les yeux de nombreuses fois avant d’y revenir dans une douleur hébétée.
Au petit matin, alors que les étoiles continuaient de s’empiler sur la table et que ses doigts étaient engourdis par les mouvements répétitifs, les gémissements de Willem reprirent. Niels enfonça le bonnet sur ses oreilles et rajouta par-dessus la chapka hideuse en fourrure que son père lui avait envoyée pour son anniversaire, un cadeau de toute évidence choisi par sa secrétaire qui pensait encore qu’il allait attraper des otites s’il ne protégeait pas ses oreilles par ce froid. Il espérait qu’aucun être vivant n’était mort pour confectionner cette horreur.
* * *
Willem s’éveilla légèrement courbaturé et appuya sur son réveil pour éteindre la sonnerie. Il ôta la couette et frissonna. Un souffle s’empressa de l’entourer et de le repousser dans le lit.
« Tu es resté, sourit-il. Merci.
– Oui, dit Calima en se matérialisant devant lui. Et j’ai fait réchauffer ton plat pour ton déjeuner.
– Il ne fallait pas, c’est une expérience qui a mal tourné. Gool est rentré ? Gool ? »
Le lit s’agita un tout petit peu. Gool ne devait pas être loin de l’endormissement. Ou plutôt de l’état mortifère dans lequel il passait la matinée après une nuit agitée. Calima caressa ses épaules puis laissa traîner une main légère sur sa clavicule.
« Tu as des paillettes de Noël. Juste là. Et là.
– Oh merde, je croyais m’en être débarrassé.
– On les voit au milieu du sable. Quelque chose à m’avouer ? Une préférence pour les barbus qui font “Ho Ho Ho” ?
– Ah, très drôle ! »
Willem frotta ses épaules et ses mains revinrent avec des grains de quartz mêlés à quelques paillettes. C’est pas vrai, est-ce que les humains passaient leur temps à baver sur le monde après quatre ans ?
« T’as pas pu t’empêcher de m’en coller de partout ! »
Calima sourit avec malice. Willem savait qu’il aurait pu éviter. Mais les êtres immortels ne s’abaissaient pas à changer leur nature. Cal charriait du sable depuis des siècles, il n’allait pas arrêter le temps d’une nuit, pas pour un simple humain.
« T’exagères ! Faut que je reprenne une douche sinon ça va me descendre jusqu’aux fesses. Et tu sais quoi, Môssieur l’être supérieur ? Ça les irrite mes fesses, tes foutues conneries ! »
Calima explosa d’un rire ressemblant à un carillon.
« Attends que je botte ton cul immatériel, et tu rigoleras moins !
– Tu ne peux pas me botter le cul s’il est immatériel. »
Willem leva les yeux au ciel.
« Merci, je suis au courant.
– Mais si tu veux, je peux le rendre matériel, autant pour des coups de pied que pour autre chose, susurra Cal en l’entourant de ses bras. »
Willem se laissa aller dans l’étreinte. C’était le propre du vent d’être chaud et désireux.
« Et tu ne ressentiras toujours rien, chuchota-t-il dans le creux du cou.
– Ça te chiffonne vraiment que je ne ressente pas les choses comme toi ?
– Non, c’est pas ça… C’est parce que… »
Une voix éraillée sortit de sous le lit.
« C’est parce que c’est Noël, fit Gool.
– Ce n’est pas Noël, corrigea Willem, c’est pire ! Noël, c’est une journée, je ferme les yeux, je pense très fort à quelque chose de plus agréable, comme l’arrachage d’une dent de sagesse sans anesthésie, et hop c’est fini. Non, c’est cette foutue période avant Noël le pire, c’est long, douloureux et ça s’étire de plus en plus, ça empiète sur le reste de l’année et… hmmm… »
Calima lui enleva le souffle nécessaire pour râler en l’embrassant, glissant sa langue sèche dans sa bouche. Puis, quand Will se fut liquéfié sous la sensation, il le décolla de lui et le stabilisa.
« Je repasserai, murmura Cal.
– Ouais, quand t’es pas occupé avec Loan, quoi.
– Ah ! Donc, c’est bien un problème ! »
Willem secoua la tête. Non, il aimait bien Loan en plus, c’était un type discret, presque lunaire. Mais son collègue pouvait s’enflammer pour le moindre timbre à ajouter à sa collection et en parler pendant deux heures, alors que Will ne faisait qu’acquiescer sans le relancer. Puis, s’il devait être honnête avec lui, ce n’était pas Calima qu’il désirait tout à lui, c’est un autre qu’il regrettait, encore aujourd’hui. Il avala sa salive, une boule coincée en travers de la gorge.
« Non. J’aime bien Loan. Va donc lui coller du sable dans la raie du cul ! »
Calima rit à nouveau dans des notes légères.
« Oh, j’adorerais, mais chaque fois que je prends cette forme, il est incapable de me parler ou de me regarder dans les yeux.
– Essaie de lui parler de timbres, je suis sûr que ça marchera.
– Merci, je tenterai. Malheureusement, Loan n’aime pas du tout interagir avec les êtres surnaturels, expliqua le vent, soudain moins rieur.
– Il n’a pas de problème avec nos collègues de différentes espèces pourtant.
– Avec les êtres supérieurs, précisa Cal.
– Oh pardon, monseigneur, se moqua Will. »
Un petit souffle le fit vaciller en arrière. Puis Calima le retint.
« Mais il accepte mon aide lors de ses tournées. Tu le verrais se faire tout rigide quand je le frôle, c’est assez drôle.
– Tu l’auras à l’usure, j’imagine.
– Peut-être, j’en doute. Moi, j’ai tout le temps du monde, lui non, soupira Cal. »
Willem lui colla une pichenette sur le bout du nez, qui s’effrita avant de se recomposer.
« Loan a trente-cinq ans, il a au moins autant d’années devant lui.
– Exactement ce que je viens de dire, c’est le temps d’un claquement de doigts.
– Oh, file de là, Môssieur l’être supérieur, tu me fatigues ! clama Willem tout en compensant ses propos par un baiser sur la joue dorée de Calima. »
Le vent s’éclipsa dans un souffle chaud et quelques instants après son départ, l’air redevint froid et humide dans le studio mansardé. Soudain, la pensée de se déshabiller et de se doucher dans la salle de bains glaciale parut beaucoup moins amusante à Willem. Mais bientôt, tout son corps et surtout ses fesses le démangerait trop pour qu’il fasse l’impasse sur la propreté. Il se dressa dans le lit, passant ses mains sur sa peau. Cal s’était vraiment lâché. Willem aimait l’idée que Calima se montre tel qu’il était avec lui, faisant étalage de sa puissance, devenant joueur, impétueux, le capturant de son corps immatériel. Ses doigts descendirent sur ses hanches, là où sa peau ressemblait désormais aux dunes du désert, marquée par l’emprise de Calima. Sous ses doigts, il ressentit des petits crissements et une chaude sensation de volupté qui s’estompa dans une langueur agréable.
Il passa sous la douche rapidement, encore abruti par ses activités nocturnes. L’avantage d’avoir enchaîné deux rotations de boulot, c’était la nuit et la journée entière de congé qui suivaient. Même si Willem savait que ce serait dur de repartir travailler ce soir.
Il récupéra son livre de cuisine sur la table et relut la recette de la veille. Battre les œufs avec le sucre jusqu’à ce que le mélange devienne mousseux et double de volume. Le sucre ! Mais bien sûr, il avait oublié le sucre ! Il ressentit une monstrueuse envie de humer une odeur appétissante, il imagina un bon parfum de gâteau, quelque chose de familier, qui donnait l’impression d’être chez soi. Il inspira et ne sentit que l’odeur de terre venant de sous le lit. Terre d’humus ou charogne en décomposition, choisissez votre nouvelle fragrance d’intérieur. Willem vota pour la première sans hésitation. Il tourna quelques pages de son livre et trouva son défi du jour : se concocter un repas qui ne consisterait pas en une casserole de pâtes. La photo du gratin dégoulinant de fromage le fit saliver. Il venait d’avoir son salaire et n’avait pas encore eu de crise de fièvre acheteuse, il pouvait se faire plaisir. Il enfila une veste et sortit de son studio. Il descendit les marches, la tête pleine d’images de plats appétissants quand son voisin entrebâilla sa porte à son passage. Mince, il ne savait pas comment se comporter avec lui. Niels était résolument gentil. Mais dès qu’ils tentaient de parler, ça virait à la catastrophe.
« Willem, commença son voisin en ouvrant la porte plus largement. »
Niels avait préparé une phrase entière, elle contenait les mots : pour toi, colis, café, prendre, tu veux. Et il ne lui restait plus que le tiercé dans le désordre à la vue de son voisin sorti d’une nuit de débauche : prendre, toi, tu veux. Les cheveux mi-longs de Willem étaient humides et il les avait seulement repoussés en arrière de ses doigts. Les cils marron clair s’inclinèrent sur des yeux de la même couleur, les cachant un instant. Les yeux réapparurent, brillants, et se levèrent jusqu’à Niels. Les joues rondes, marquées de quelques cicatrices d’acné, et le nez retroussé lui donnaient l’allure d’un adorable petit rongeur de dessin animé. Niels aimait ce visage et ses expressions. Comme à chacune de leurs rencontres, Niels se sentit attiré, incapable de se soustraire à cette sensation.
Un sourire se forma sur les lèvres de Willem et son air débordant de joie fit plus que valider une nuit de plaisir, son visage entier raconta une histoire d’amour. Niels recula d’un pas dans son appartement, souhaitant de pas avoir ouvert sa porte, souhaitant rompre le contact, l’envie, tout ce qui l’appelait en Will et qu’il n’arrivait pas à contrôler. Qu’avait-il cru ? Qu’après avoir gémi et hurlé toute la nuit dans les bras de son amant, Willem allait tout d’un coup le voir et le trouver sensationnel, beau, intelligent et charismatique ? Le silence devint lourd et embarrassant. Qu’était-il censé dire déjà ?
« Bonjour, Niels. »
Ah oui, bonjour, c’était pas mal comme introduction.
« Jolie chapka ! complimenta son voisin. »
Niels tira prestement sur un des pans en moumoute pour ôter le couvre-chef et le balança dans son appartement.
« Et joli bonnet ! ajouta Willem. Tu as raison de bien t’habiller pour sortir, il commence à faire froid.
– Je… Oui, c’est vrai. »
Pouvait-il refermer la porte et faire comme si tout ceci n’était jamais arrivé ? Il attrapa le bonnet et le roula entre ses mains, il tenta un sourire, puis ouvrit la bouche et ne put penser qu’à celle de Willem et à tous les bruits qu’elle avait émis durant la nuit.
« Tu voulais me dire quelque chose ? demanda Willem en se déportant d’un pied sur l’autre.
– Un colis est arrivé pour toi hier. Enfin, je crois qu’il est pour toi, il y a ton nom dessus.
– Ah oui, il y a une bonne possibilité qu’il soit pour moi dans ce cas.
– Oui.
– Oui. »
Willem se balançait, aussi mal à l’aise que Niels. Il n’avait même pas pris le temps de s’habiller correctement, encore moins de se coiffer et ses cheveux lui retombaient à moitié sur la figure. Il repoussa des mèches et tenta un sourire en détaillant furtivement son voisin. Niels possédait une barbe sombre bien taillée, une moustache ombrait sa lèvre supérieure, rendant celle inférieure plus pleine et ronde. Ok, il avait vraiment un truc pour les barbus, surtout ceux qui mordaient leur lèvre inférieure en bafouillant et en maltraitant un bonnet multicolore entre leurs grandes mains fines. Les yeux bleus, derrière les lunettes cerclées de métal, n’arrivaient pas à se poser sur Willem, et l’effleuraient comme des ailes de papillon. Malgré les habits sévères qui complétaient le tableau, Niels devenait presque mignon ainsi. Il était toujours vêtu d’un costume trois pièces, peu importait le moment de la journée. Bon sang, ce n’était pas encore huit heures, et une cravate enserrait déjà son cou. Niels semblait pourtant à peine plus âgé que Willem. Mais la barbe et les vêtements lui donnaient la persistante impression d’être face à un homme d’une bonne quarantaine d’années. Juste avant que l’absence de rides au coin des yeux et la chevelure brune aux profonds reflets auburn ne le détrompent. Ça et la timidité maladive dont Niels faisait preuve, plus due au fait qu’il ne sortait jamais de chez lui qu’à son âge.
C’était drôlement rassurant de constater qu’il existait des gens avec une vie encore plus merdique que la sienne, ou terriblement triste, parce que Niels avait l’air vraiment gentil. Willem ne savait pas trop quel autre adjectif utiliser pour caractériser son voisin. Timidopathe à tendance stalker ? Rigidopathe option morale troisième dan ? Il ne connaissait rien de cet homme et leurs brèves entrevues n’aidaient pas.
« Merci, Niels.
– Je t’en prie, c’est… c’est rien. »
Niels buta encore une fois sur sa phrase, se sentant ridicule. La seule chose qu’il se sentait capable de faire avec sa bouche, c’était la poser sur celle de Willem et puis peut-être ailleurs sur son corps, au point que ça en devenait obsessionnel. Évidemment que ça virait à l’obsession, il l’avait entendu hurler la moitié de la nuit !
« Je pars faire des courses, et je récupère mon colis en revenant.
– Je voulais te le donner hier, mais je ne t’ai pas entendu rentrer. Pas que je te surveille, vraiment pas.
– Oh, j’ai travaillé. Tu aurais pu monter me voir.
– Tu avais déjà de la visite, lâcha Niels sans réfléchir. »
Willem se sentit rougir. Vu sa tête, il était évident que son voisin n’avait rien raté de ses ébats. Willem se rappelait avoir hoqueté pendant de très longues minutes des « oui », des « encore », des « plus fort » pour finir par un « oh oui, je viens » et d’avoir recommencer au petit matin le même refrain, avec une voix cassée. Calima s’amusait tellement à lui tirer toute sorte de cris que la discrétion s’était barrée à l’autre bout du monde. Willem fixa son attention sur le sol quelques secondes avant de relever les yeux sur son voisin. Ce dernier semblait tout aussi gêné. Dans ces cas-là, une seule solution : enterrer sa dignité et danser sur sa tombe.
« Ok, à tout à l’heure.
– Si je ne suis pas chez moi, je suis dans mon atelier, fit Niels en agitant la main en direction du cabanon dans la cour de l’immeuble. »
Willem hocha la tête, désormais pressé de partir écrire une oraison à sa dignité. Mais Niels le regarda comme s’il s’apprêtait à faire un discours. Oh non, pitié, pas ça ! Mais pourquoi n’y avait-il jamais une attaque de vampires quand on en avait besoin ? Gnagna, soleil, gnagna, cendres, gnagna, besoin d’une invitation sur un carton en vélin filigrané incrusté d’or, des excuses tout ça !
« C’est une belle chose d’être amoureux, je suis content que tu aies quelqu’un dans ta vie, Willem. »
Le jeune postier éclata d’un rire forcé. Ok, son voisin avait vraiment quarante ans, voire même quatre-vingt-dix, et devait être cryogénisé chaque nuit histoire de garder ses cheveux tout beaux, tout brillants, sans parler de cette lèvre pleine… Foutue barbe !
« Juste dans mon lit, Niels.
– Oh…
– C’est un lit double très confortable en merisier, avec les tables de chevet assorties, continua Willem sans savoir pourquoi les mots du télé-achat sortaient de sa bouche.
– Il a l’air… heu… très bien.
– Il l’est. Enfin, c’était pour dire que je n’ai personne, c’était juste une visite comme ça, la nuit. Tu sais ce que c’est.
– Non, pas vraiment, personne ne visite jamais mon lit, comme ça, la nuit, répondit Niels.
– Ah oui, c’est… dommage. »
Pitié, pitié, pensa Willem. Il était prêt à donner la moitié de son sang pour que des vampires débarquent. Était-il censé consoler son voisin à propos de son absence de vie sexuelle ou lui proposer d’y remédier par une visite guidée de son magnifique lit en merisier ? Il n’était même pas sûr que ce fut du merisier d’ailleurs, ses connaissances en matière d’arbre se limitaient à celui à qui il faisait des câlins. Oh mince ! Il espérait que son lit n’avait pas été fait avec certains de ses potes !
Ses yeux se levèrent pour tomber sur cette lèvre pleine que Niels humidifia de sa langue. Peut-être que son voisin connaissait les essences d’arbres, et serait à même de lui dire si son lit était en véritable merisier une fois dedans, nu, débarrassé de sa chemise et de sa cravate, mordillant cette lèvre…
Niels sentit sa bouche devenir sèche, et il passa sa langue sur ses lèvres. Est-ce qu’il venait franchement d’avouer que son lit était désertique ? D’ailleurs, pourquoi avouer, n’importe qui pouvait le deviner rien qu’en le regardant. Niels observa autour de lui, vit le colis posé sur la table basse non loin. Il avait une grande envie de le lancer à Willem et de rester enfermé pour le reste de ses jours. En même temps, c’était déjà son programme quotidien !
« Je… je te vois plus tard alors, balbutia Niels en refermant la porte. »
Willem soupira. Il avait un talent inné pour foirer les relations, même celles de bon voisinage. Niels s’était installé à l’automne dans l’immeuble, dans un appartement aux grandes et belles fenêtres ouvrant sur un balcon à la rambarde ouvragée. Il occupait également une sorte de cabanon dans la cour, son atelier, dans lequel il entrait à huit heures le matin pour n’en sortir qu’à dix-huit heures tous les jours de la semaine, aussi régulier qu’un métronome. Will n’avait aucune idée de ce qu’il trafiquait là-dedans, mais ça ne semblait pas le rendre très heureux. Il aimait voir un sourire sur les lèvres de Niels, voir cette lèvre ronde s’étirer et s’affiner dans un sourire. Mais la plupart du temps, il ne voyait qu’un homme rongé par la solitude.
Tiens, je devrais lui fourguer Gool, songea Will, ça lui ferait de la compagnie. Puis, tout aussitôt, il sut que la goule lui manquerait. Avant de partir, il avait posé la télécommande sur le sol près du lit. Un peu comme s’il avait pensé à remplir une gamelle d’eau pour un chat. Bientôt, il lui gratterait la tête et lui caresserait les côtes. Eurk, Willem eut un frisson à l’idée, il n’était pas encore assez fou pour câliner une goule !
Quand il revint une bonne heure plus tard, il déposa ses courses en vitesse, observant d’un œil la rediffusion de Friends, et redescendit les étages quatre à quatre. Il frappa à la porte du cabanon et attendit qu’elle s’ouvre. Ce qu’elle fit, devant un Niels frottant ses mains sur un torchon.
« Oh… heu… Willem, je… Excuse-moi deux minutes, je vais te chercher ton colis. »
Niels referma la porte à moitié et Will se sentit comme un invité indésirable. Il la poussa du bout des doigts et passa la tête dans l’entrebâillement.
« Je peux repasser plus tard si ça te… »
Sans la silhouette de Niels pour oblitérer l’espace, le lieu se révéla à lui, plus grand qu’il ne l’avait imaginé.
« Oh bordel ! Je me croirais au boulot ! s’exclama Will en avançant sans s’en rendre compte. »
L’endroit regorgeait de cartons de toutes tailles et d’objets hétéroclites. Willem repéra une table au milieu de la pièce sur laquelle s’entassait un bazar indéfini. Les étagères sur tous les murs débordaient également.
« Mais qu’est-ce que c’est que tout ça ? demanda-t-il.
– Heu… C’est mon lieu de travail.
– Et tu fais quoi ?
– Je répare des objets abîmés. »
Willem jeta un œil sur le long établi qui courait tout le long d’un mur, sur les outils accrochés au-dessus, tout était dans un tel désordre que Niels ne cadrait pas avec le lieu. Willem remarqua une guirlande de Noël qui clignotait aléatoirement et s’arrêta aussitôt dans son exploration.
« Et tu répares aussi des décos de Noël, ajouta-t-il d’une voix basse.
– C’est la saison. »
Niels regarda son jeune voisin, il vit son visage se relâcher pour ne plus afficher qu’une expression neutre. Encore une fois, il aurait désiré dire quelque chose, même quelque chose de convenu. Mais rien ne vint, il était face à une page qui répétait sans arrêt les mêmes mots. Ses mains voulurent saisir le visage de Willem et effacer de ses doigts cette expression qui camouflait sa tristesse. Il voulait lui dire qu’il pourrait être là pour lui, et pas seulement pour une nuit, mais pour toutes celles que Willem voudrait bien lui donner. Nom d’une harpie, il voulait visiter chaque recoin de ce lit en merisier et voir Willem s’accrocher de toutes ses forces à la tête de lit.
Niels détourna les yeux et tomba sur un grand miroir en pied qui attendait un nouvel encadrement. L’objet lui renvoya son reflet, et encore une fois, son image le prit de court. Il détestait son visage, ce nez long, courbé comme celui d’un aigle, ces joues creuses qu’il cachait sous sa barbe, et cette bouche aux lèvres épaisses. Et ce n’était que la partie visible de l’iceberg, son corps peu attirant restait camouflé par son costume démodé, sa chemise fermée jusqu’aux poignets. Willem ne se laisserait jamais toucher par un homme tel que lui. Pas après avoir passé une nuit dans les bras d’un homme qui l’envoyait au-delà du septième ciel, un homme que Niels para dans son imaginaire de muscles recouverts d’une peau lisse et dorée, surmontés d’un visage aux traits parfaitement dessinés.
Ses mains retombèrent le long de son corps et pour les occuper, il attrapa le colis. Il avait passé son temps à surveiller le carton, comme si celui-ci, muni d’une vie propre, allait tenter de s’échapper. Quoique, c’était déjà arrivé, avec certains modèles de poupées. Une très mauvaise idée, ces jouets !
« Heu… Voici ton paquet.
– Merci. »
Sans y penser, Niels posa sa main au creux du dos de Willem pour le guider avec douceur vers la sortie, et tout son corps s’électrifia sous le contact. Il s’arqua en retenant un hoquet de stupeur.
Willem sentit la petite poussée pour le mettre dehors. Après sa journée en solitaire, Gool ne comptait pas vraiment, il aurait bien voulu discuter un peu plus longtemps avec son voisin, tiens, il aurait même apprécié l’entendre bafouiller. Mais Will se retrouva dans la cour en quelques secondes.
« Bonne soirée, Willem, murmura Niels en fermant la porte. »
Will se tourna d’un coup et retint le battant.
« Attends, je m’essaie à la cuisine ce soir, tu viens dîner avec moi ? »
Willem se sentit idiot devant la réaction de Niels. Rattrapé par sa solitude, il avait oublié l’attitude embarrassée de son voisin et ses efforts démesurés pour simplement lui adresser la parole. Mais l’espace d’un instant, la main au creux de ses reins s’était avérée agréable, réelle et palpable, terriblement plus que celle de Calima. Et voilà, Willem n’avait pas plus de réflexion qu’un loup-garou, une caresse et paf, il était prêt à se tortiller sur le dos en quête de plus, lui et son besoin d’affection ridicule. Niels secoua la tête et avant qu’il ouvre la bouche, Willem insista. Quitte à passer pour un gros lourd, autant le faire jusqu’au bout.
« Et tu auras droit à un super dessert, crois-moi ! »
Les yeux de Niels s’écarquillèrent, sa lèvre inférieure tomba sous la surprise et Willem détecta la panique. Oh merde, il venait encore de lui faire peur. Il aurait dû commander ce bouquin : Gérer l’agoraphobie en dix étapes. C’était une des rares fois où il avait résisté à un achat. Ok, il n’était pas agoraphobe, donc l’achat ne se justifiait pas. Mais il ne faisait pas non plus de skate-board, et pourtant, une planche encombrait un coin de son studio depuis six mois.
« J’ai… J’ai encore du travail, bafouilla Niels. Je travaille pour une petite entreprise et il y a une recrudescence de demandes pour les cadeaux de seconde main ces dernières années pour Noël. »
Le mot fit effet et Willem sentit ses traits se relâcher, s’effacer pour ne présenter qu’un visage lisse. Noël… Il espéra que Niels n’allait pas engager la conversation sur le sujet. Il préférait encore parler de supports audiovisuels plutôt que de répondre au traditionnel « et sinon, tu fais quoi pour le réveillon ? ». Eh bien, il pensait partager une bûche avec ses parents, le problème étant toujours de savoir qui ils étaient, où ils se trouvaient et s’ils apprécieraient de voir le fils qu’ils avaient abandonné en mode « Surprise ! » sur leur palier.
« Je suis désolé, Willem, continua Niels, c’est vraiment la mauvaise période de l’année, j’ai beaucoup de travail.
– Alors, passe seulement pour le dessert, insista Willem. Tu vas l’adorer, j’en suis sûr ! À neuf heures, tu auras fini quand même ?
– Eh bien… je… je ne sais pas vraiment…
– Super, à tout à l’heure ! coupa Willem sans donner la possibilité à Niels de décliner. »
Il se détourna, traversa la cour à toutes jambes et monta les étages à toute vitesse, son cœur s’emballant sous l’excitation. Il ne savait pas s’il était heureux de recevoir quelqu’un, de combler le vide de sa journée ou tout simplement de passer un peu de temps avec son voisin bizarrement gentil, et bizarrement sexy. Il espérait que Niels ait plus de conversation que Gool. Il n’en était pas complètement persuadé à ce stade. Au moins, il sentait meilleur, ce qui n’était pas franchement difficile. Niels possédait une odeur diffuse, que Willem peinait à identifier. Quelque chose d’ancien et de frais à la fois.
Willem laissa partir son imagination, l’odeur de Niels lui faisait penser à un hiver dans une vieille maison familiale, avec un tapis pour jouer près du feu de cheminée, des chaussettes accrochées sur le manteau au-dessus. Il y avait le doux parfum des pains d’épice en train de refroidir mélangée à celle, piquante, des clémentines grignotées avant le repas, par gourmandise. Dans cette maison, dans un coin bien en vue, il y avait un magnifique sapin. Il imagina les décorations, celles datant de plusieurs années et les autres, achetées quelques jours auparavant pour le plaisir, qui surchargeaient l’arbre touffu. Et dans cette maison, on avait le droit d’avoir des câlins, d’avoir de l’amour.
Les pas de Willem ralentirent, il s’arrêta à son étage et posa le front sur la porte de son appartement. Il détestait son imagination, elle lui avait toujours pourri la vie !
Merci !
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