CHAPITRE 1

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Le doux soleil qui baigne la pièce de sa clarté m'offre une vision divine de sa personne. Un rai de lumière englobe sa chevelure, étalée de façon éparse sur l'oreille, faisant ressortir sa rousseur. Elle n'a définitivement plus rien à voir avec la jeune adolescente que j'ai quitté. Ses formes, ses courbes sont celle d'une femme, et sa vertu n'est plus celle qu'elle était... Encore endormie, je caresse de mon pouce les taches de rousseur qui saupoudrent ses joues, mais en dépit de ces contemplations matinales, mon regard s'est arrêté sur un détail qui me contrarie plus que je ne l'aurais cru.

Les couvertures resserrées autour de sa poitrine dénudée, elle a laissé émerger un bras qu'elle a nonchalamment posé sur son ventre. Et, à son index, c'est l'éclat d'un anneau doré dont je n'avais pas remarqué la présence hier qui trouble mon attention. Une femme de son âge et de sa condition... J'aurais dû m'en douter.

Elle est déjà promise à quelqu'un.


***


Sept ans auparavant...

Les vergers de Toscane s'étendent à perte de vue dans la vallée florentine. L'été provençale caresse les grappes de raisin avec la délicatesse d'une plume, comme si chacune d'elles renfermait un trésor, et c'est le cas. De ces vignobles dépendent les cuvées les plus prisées d'Italie, dont le Duché de Florence possède l'exclusivité de production. Mais il y a une personne en Toscane qui ne goûte pas le même enthousiasme pour ces richesses florissante. Voyageant à bord d'une calèche, sa rousse chevelure dépasse de la fenêtre et virevolte au gré de la brise. Engorgée dans une robe bouffonne qui ne lui sied guère, elle se dandine sur la banquette en maugréant.

 — Tu pourrais faire un effort, lui reproche-t-on.

 — J'ai du mal à respirer avec ce corset, répond la jeune fille.

 — Je ne te parle pas de la robe, mais de ton attitude !

Un coup d'éventail s'abat sur ses doigts. Sienna grimace et frotte sa main meurtrie.

 — Ne haussez pas la voix, mère, vous allez vous déclencher la migraine.

 — Insolente que tu es ! Tu fais honte au nom que tu portes.

L'insolente en question soupire et retourne son attention aux vignobles, le coude appuyé contre la porte de la calèche.

 — Mon nom, je l'échange volontiers contre une robe plus confortable, souffle-t-elle.

Le troisième passager lève la main pour intimer à la femme de garder le silence.

 — Sienna, intervient Ezio en glissant sur le siège pour se rapprocher d'elle. En tant que jeune fille de noble ascendance, tu te dois de tenir ton rang. Pas seulement par respect des conformités, mais aussi parce que ton nom est la seule richesse qui puisse te permettre de moyenner un mariage avantageux.

 — Ne suis-je pas un peu jeune pour être prisonnière du carcan d'un mariage que je ne désire pas ? s'énerve-t-elle. Sans compter que je ne souffrirais pas la présence dans mon lit d'un homme qui a plus du triple de mon âge, peu m'importe la grosseur de ses bourses.

 — N'exagère-tu pas un peu ? s'indigne la mère. Le fils du duc de Florence a à peine la trentaine et il t'a trouvé charmante. Du moins, jusqu'à ce que tu recraches le contenu de ta coupe sur son veston... Estime-toi heureuse que nous ayons évité l'incident diplomatique.

Le silence s'installe au sein de l'habitacle. Ezio contemple sa jeune camarade, les joues empourprées de s'être énervée. Sa mine boudeuse est tournée vers l'extérieur mais il jurerait tout de même qu'elle pleure en silence. Douze ans à peine... C'est vrai qu'elle est trop jeune pour comprendre les enjeux que dissimule ce mariage. Mais malgré son manque d'expérience, Sienna affiche la posture d'une femme qui a déjà été brisée par la vie et qui semble souffrir du poids des attentes familiales qui pèsent sur ses épaules. Profitant de l'inattention de la mère, Ezio glisse la main sur le fauteuil et entremêle ses doigts avec ceux de la jeune fille. Elle répond à cette marque d'affection en fermant les yeux, un début de sourire aux lèvres.

 — Si cette demoiselle ne peut tolérer l'union avec un noble plus mûr qu'elle, qu'elle m'épouse moi, propose soudainement le jeune homme.

Leurs mains se séparent prestement et la principale intéressée étouffe un hoquet de surprise en dévisageant son camarade avec stupéfaction.

 — Enfin mon garçon, tu n'es pas sérieux, rétorque sa mère. Nous t'avons recueilli et élever à notre table. Je te considère avec le même égard que mes enfants, tu ne peux donc prétendre à la main de ma fille.

 — Et pourquoi donc ? demande-t-il en se retournant. Certes, je vous dois ma survie, mais aucun lien de sang ne m'unit à vous. Et vous auriez la satisfaction de voir votre fille promise à un homme que vous connaissez et que vous estimez de surcroît, au lieu de la jeter en pâture au premier rustre de campagne.

 — Les rustres de campagne en question sont amenés à diriger les Duchés les plus puissants du territoire. Peut-on en dire autant de toi ?

 — Mon service militaire me permettra de me forger un nom et d'oeuvrer aux côtés de ces mêmes rustres qui, selon vous, sont suffisamment dignes pour épouser votre fille. Ma richesse viendra avec le temps, mais ma loyauté et mon dévouement, je vous l'offre immédiatement.

La femme en reste coi l'espace d'un instant. Elle pose alors à son tour le coude sur la portière de la calèche et plisse les yeux dans une intense réflexion.

 — C'est pure folie... souffle-t-elle.

Mais à sa mine, on sent qu'elle ne rejette pas complètement cette proposition. La seule qui en reste médusée, c'est Sienna, qui continue de dévisager Ezio comme s'il avait perdu la raison.


***


Lorsque je sors de ma rêverie, ce sont deux yeux bleus limpides que je surprends en train de me fixer.

 — Ce sont des choses qui arrivent, me dit-elle.

 — Pardon ?

 — J'ai vu que tu regardais mon alliance.

Je déglutis.

 — Pourquoi t'être offerte à moi si tu es promise à un autre ?

Elle soupire profondément et enfonce sa tête dans l'oreiller. Je me hisse sur le côté et caresse une mèche de ses cheveux qui retombe sur son front.

 — Je ne cautionne guère cette union. Mais comme tu l'as si bien dit il y a des années, mon nom me confère la seule richesse que je suis en mesure d'exploiter pour trouver un époux décent, et maintenant que je me retrouve seule, il est temps que je fasse jouer sa notoriété.

 — Que je sache, tu ne cautionnais pas non plus nos fiançailles. Du moins, pas au début...

Elle tourne son visage vers le mien et nous sourions tous les deux d'une même expression taquine. Je commence à m'approcher de ses lèvres, mais elle rompt cet instant de complicité en s'écartant de moi pour se saisir de sa chemise, trônant au pied du lit, qu'elle enfile prestement. Malgré la rapidité de ses gestes, j'ai le temps d'apercevoir les larges marques blanches qui balafrent toujours la chair de son dos.

 — Elles te font encore souffrir ?

Elle sait que je fais allusion à ses cicatrices mais demeure silencieuse et s'extirpe du lit. Je baisse les yeux, pétri de culpabilité. Sienna s'active dans la pièce, disposant sur la table quelques vivres pour la collation du matin. Des morceaux de pain, une meule de fromage déjà entamée, une poignée de raisins et des quartiers de pomme. Du temps où j'avais vécu dans cette demeure, la table regorgeait toujours de divers mets que les domestiques servaient abondamment. En jetant un regard circulaire à travers la pièce, je ne peux que noter l'absence de tout ce qui en faisait sa richesse. Les candélabres en argent massif brillent de leur absence sur le buffet, de même que la boite à musique en chêne sculpté que Sienna affectionnait tant, et les fauteuils de velours dans lesquels frères et soeur se vautraient allègrement après le repas du soir. La cheminée brûle toujours d'un feu vif, mais la réserve de bois ne tardera pas à être épuisée. La jeune femme, livrée à elle-même, ne vit plus désormais que dans l'ombre de la fortune de sa famille.

 — Quand tes noces sont-elles prévues ?

 — Qu'importe. Assez de questions, mon hospitalité n'est pas éternelle, et plus vite nous t'aurons trouvé un fossoyeur d'identité, plus vite je ne risquerai plus l'exécution publique en t'accueillant.

 — Un fossoyeur d'identité ?

Après m'être levé, j'enfile mon bas et passe ma chemise. Ma blessure est propre et ne semble pas infectée. Je me saisis d'un tabouret et prend place autour de la table. Sienna me tend un morceau de pomme piqué au bout d'un couteau.

 — C'est une de ces fonctions parallèles qui a fleuri à Venise pour répondre à la demande de... d'individus dans ta situation, dirons-nous.

Je mange consciencieusement ces maigres rations, savourant l'acidité des fruits. Au Duché de France, les soldats n'avaient pas droit à des vivres d'aussi bonne qualité. Ces dernières étaient réservées aux plus hauts gradés qui les engloutissaient avec vigueur. Je préfère me concentrer sur la douceur de cette nourriture plutôt que sur les paroles de mon hôtesse. Sienna compte m'aider à divulguer ma clandestinité mais n'entend pas me faire demeurer dans sa maison... La dernière bouchée me reste en travers la gorge, et est plus amer que je ne l'aurais pensé. Elle continue de parler mais je n'entends plus ce qu'elle dit. Si même elle me refuse la sécurité d'un abri, que vais-je bien devenir ?

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