Chapitre 3 : Le bon cheval
Gwendoline ne peut masquer sa fébrilité. La peur d’un verdict aussi grave que quinze ans d’emprisonnement lui broie les tripes. Elle a envie de hurler à l’avocat de faire sortir Erwann de là mais se contient in extremis. Elle doit garder son calme dans l’intérêt de son compagnon. Malgré la rage qui l’habite et les inquiétudes qui la rongent, elle s’oblige à écouter attentivement l’avocat.
Ce dernier, parti sur sa lancée, lui explique qu’à présent, ce sont les témoins de cette enquête qui l’intéressent. Étant donné que les preuves des victimes sont presque inexistantes ou peu exploitables, il s’agit de leur parole contre celle d’Erwann. Maître Le Tonquédec veut comprendre pourquoi sur la trentaine de femmes qu’il a rencontrées, seules six l’accusent avec une telle virulence. Il a l’intention d’envoyer ses assistants sur le terrain, pour prendre contact avec les clients du photographe et ses modèles. Il parle de celles avec qui Erwann a travaillé récemment mais qui ne portent pas plainte contre lui. Il doit analyser chaque détail, compiler le tout dans ses dossiers-fleuves, épais comme trois bottins. Il prévoit également d’envoyer ses « limiers », comme il les appelle, récolter le témoignage des patrons des bars qu’Erwann a fréquentés. Ces « agents spéciaux » se rendront sur les lieux où ce dernier a été vu en compagnie des jeunes femmes, en particulier de cette Anaïs, qui lui parait plus que suspecte.
— C’est elle qui le charge le plus et pourtant, de ce que vous m’en avez raconté, Monsieur Le Bihan l’a vue à de nombreuses reprises. Elle semble être passée d’amoureuse transie à teigneuse sans scrupules. Il a dû se passer quelque chose pour qu’elle porte de telles accusations, mais pas forcément ce qu’elle a déclaré à la police jusque-là.
Gwendoline lui narre les dernières confessions d’Erwann à ce sujet, celles qu’elle avait obtenues presque de force lors de leur dernier parloir. Elle évoque la sextape, entre autres détails scabreux, ce qui n’ébranle pas le moins du monde le professionnel, qui en a entendu d’autres. Puis l’interroge, inquiète :
— Comment sentez-vous les choses ?
L’homme en face d’elle est leur dernière chance et elle a l’impression d’avoir misé tous ses jetons sur un seul numéro, avant de faire banqueroute. Et bien que tout porte à croire que Maître Le Tonquédec est l’équivalent de leur chiffre porte-bonheur, elle ne peut empêcher ses angoisses de parasiter sa confiance. Si elle s’efforce de ne pas le montrer à Erwann au parloir, pour ne pas le décourager, aujourd’hui, son visage trahit son anxiété latente.
Après une ultime gorgée de son expresso, l’homme de loi se râcle la gorge et déclare :
— Selon moi, nous sommes sur une affaire typique où quelqu’un tient les rênes en coulisses, en manipulant six personnes, dans le but d’obtenir quelque chose, ou de détruire la réputation et la vie de quelqu’un, en l’occurrence, Monsieur Le Bihan. Mon intuition me dit que l’individu qui est à l’origine de tout ce remue-ménage n’est pas celui auquel on pense de prime abord. Il va falloir creuser dans les méandres de cette histoire pour en découvrir le trésor caché et ça, voyez-vous, c’est la partie que je préfère dans mon travail.
L’avocat affiche un sourire gourmand, comme si on lui avait annoncé qu’il allait pouvoir se servir sans limite à un buffet cinq étoiles. Gwendoline devine que son métier de juriste n’est pas seulement son gagne-pain, mais une véritable vocation pour laquelle il se donne avec passion. Elle le sent investi d’une mission plus grande, presque divine, et comprend d’où lui vient son sobriquet du « Juste ». Maître Le Tonquédec semble se régaler au commencement de cette nouvelle affaire, qu’il entreprend clairement comme un défi à relever. Cet état d’esprit plaît à Gwendoline qui trouve également motivant de se lancer dans un nouveau challenge.
— Le juge d’instruction à la tête de ce dossier est connu pour ses positions pro-féministes, poursuit son interlocuteur. C’est très bien en soi, mais malheureusement, je me demande s’il ne voit pas derrière chaque homme un violeur potentiel. Or un violeur est un malade. Il ne faut pas l’oublier. Pensez-vous que Monsieur Le Bihan soit ce genre de malade ?
— Absolument pas, assène-t-elle, en relevant le buste. Erwann est à mille lieues de ce type de détraqué. Il est parfaitement sain d’esprit.
Maître Le Tonquédec lui sourit et la rassure aussitôt. Il lui rappelle que ce n’est pas parce que tout accable une personne que la vérité ne finit pas par rejaillir. Au contraire, elle apparaît tôt ou tard, aussi sûrement que n’importe quel objet lancé à la mer finit toujours par remonter, rejeté par l’écume. Par ailleurs, il lui déconseille de s’intéresser aux médias, notamment la presse locale. Celle-ci n’hésitera pas à faire ses choux gras de ce qui s’annonce être un véritable scandale pour la région crozonnaise.
— L’opportunité est trop belle pour ces vautours mangeurs de chair fraîche, argue le bâtonnier avec acidité. Ils vont charger la mule autant que possible, croyez-moi. Et cela ne va pas être beau à voir. Monsieur Le Bihan et vous-même devrez vous protéger pour faire abstraction de toutes les horreurs que les quotidiens régionaux vont vous mettre sur le dos. Attendez-vous au pire mais ne perdez pas de vue que cela n’est que du fiel dont l’unique but est de vous amenuir. N’y prêtez pas attention et concentrez-vous sur la réussite de notre opération.
Gwendoline opine du chef, consciente des enjeux. Elle lui assure qu’elle ne lit jamais les périodiques, ni ne regarde les journaux télévisés. Elle sait depuis longtemps que la volonté d’informer dont se prévalent les grands réseaux de communication n’est que de l'esbrouffe. En réalité, il s'agit de désinformation massive pour contrôler les citoyens. Le membre du barreau se met à rire, validant ses propos et la félicitant pour sa clairvoyance. Ravi d’avoir à faire à une femme avertie, il loue sa perspicacité et son sens de l’observation, qu’il qualifie de rareté pour l’époque.
— Si plus de personnes avaient l’audace de remettre en cause les gros organes de presse, comme vous le faites, le monde ne serait pas dans l’état où il est.
Comprenant qu’ils sont sur la même longueur d’ondes, une nouvelle complicité émerge peu à peu de leur discussion à bâton rompu. Elle le remercie pour ses compliments, rassurée de découvrir un homme dont la droiture n’a d’égal que la vivacité d’esprit. Puis l’interroge sur son pronostic concernant l’affaire de son compagnon.
— La justice fonctionne très bien en France, affirme son interlocuteur sans sourciller. Elle est indépendante et même si l’erreur judiciaire est toujours possible, car cela est presque inévitable, concernant cette histoire, croyez-moi, Monsieur Le Bihan sera acquitté. Rien ne tient debout depuis le commencement de cette enquête et je vais me faire un plaisir de le démontrer.
Son sourire carnassier et son regard perçant tranchent avec le reste de son visage rond. Après ce discours pugnace, Gwendoline le croit sur parole. Lorsque Maître Le Tonquédec pose ses grosses paluches chaudes sur ses petites mains blanches et glacées, elle sait d’ores et déjà qu’Erwann et elle misent sur le bon cheval.
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