Chapitre 11 : La reine des neiges
Alors qu’elle en est à remplir son cinquième carton du jour, Gwendoline découvre un message sur son téléphone. Son déménagement approche et elle doit se dépêcher d’en finir mais le destinataire l’interpelle.
La destinataire. Manuella. Oh.
Quelque part sur cette planète un phénomène climatique incongru doit être en train de se produire, car ici, à Nantes, un miracle vient d’arriver. La fierté de son amie d’enfance a été remisée au placard pour s’enquérir de l’état de santé de Gwendoline.
What ???
Celle-ci en reste comme deux ronds de flan. En sondant son cœur, elle réalise que la colère nourrie envers Manuella pendant des semaines a presque disparu. Elle attrape son téléphone et lui envoie une missive en retour, la remerciant de sa sollicitude. Elle ajoute qu’elle aimerait la revoir.
« Rejoins-moi à ma pause de 16h. Je t’attends. » reçoit-elle en réponse.
Bien que les quelques mots soient dépourvus de chaleur, ils ont le mérite d’exister. Venant de la part de la glaciale Manuella, Gwendoline ne peut espérer mieux. Elle note la réactivité de son amie et subodore avec soulagement qu’une réconciliation est envisageable. Malgré la joie qui l’étreint à cette idée, une sourde appréhension l’envahit lorsqu’elle commence à se préparer. Manuella n’est pas du tout au courant pour la situation d’Erwann.
Gloups.
Pour se donner du courage sur la route qui la conduit au travail de son amie, Gwendoline chante du Queen à tue-tête. Conduire cette rutilante voiture qu’Erwann lui a donnée est un de ses nouveaux plaisirs. Avec ses superbes jantes en acier chromé, le magnifique SUV noir de chez BMW parade au milieu de la circulation avec élégance et fluidité.
Un autre de ses péchés mignons consiste à préparer ses cartons pour quitter sa location actuelle. Elle y consacre toutes ses journées. Depuis qu’elle a donné son préavis de départ, le compte à rebours est lancé. Elle déménage chez son compagnon sous peu. L’appartement étant déjà équipé, elle abandonne son mobilier sans regret. Elle a contacté plusieurs organismes caritatifs pour leur donner les meubles et la décoration. Elle ne conserve que ses effets personnels et ceux de sa fille. Erwann est millionnaire, à quoi bon garder le reste ? Il ne leur manquera rien, elles auront tout là-bas. À commencer par une nouvelle école pour Emma. L’inscription de sa fille dans son nouveau collège huppé est faite, l’acompte déjà versé. Elle paie tout avec la carte bleue d’Erwann, comme il le lui a demandé.
Comme il l’a exigé, tout breton obstiné qu’il est.
Une nouvelle vie les attend. Une vie dont Manuella n’a aucune idée.
Gloups, gloups, gloups.
Ponctuelle, Gwendoline débarque à la Cité des Congrès à l’heure indiquée. Les lieux lui sont familiers. Elle y est maintes fois venue et pourrait les arpenter les yeux fermés. Elle longe le chemin sinueux qui parcourt les dédales interminables du complexe culturel. Les locaux sont austères, dépourvus de chaleur. Serait-il possible qu’à force de les fréquenter, son amie s’en soit imprégnée ? Toujours est-il que lorsque Manuella lui ouvre la porte, elle est tirée à quatre épingles, drapée dans sa stricte tenue d’hôtesse d’accueil. Son visage, fardé d’un maquillage soutenu, affiche une moue indifférente. Ses cheveux bruns, relevés en une haute queue de cheval lissée, lui donnent un air sévère. Elle lui apparaît aussi froide et inhospitalière que son lieu de travail.
Bon, et bien c’est pas gagné...
Manuella l’invite à entrer mais ne lui fait pas la bise, visiblement tendue. La pièce est trop éclairée. Située au tout dernier étage, la salle de pause ne possède pas d’ouverture et est plus proche d’un cagibi d’arrière-cuisine que d’une cantine d’entreprise. Gwendoline plisse les yeux en pénétrant à l’intérieur. Ses pupilles sont agressées par les néons lumineux. Ceux-ci tranchent trop vivement avec son parcours dans les sombres coursives.
— Ah, enfin, la quille pendant une heure ! s’exclame une Manuella qui se force à paraître plus enjouée. J’en peux plus de ce taf ! Ils vont m’achever tous ces vieux pervers à essayer de me coller la main au cul. Installe-toi là.
Elle lui désigne une chaise de la main. Gwendoline obtempère, docile. Manuella se dirige vers le réfrigérateur, dont elle extrait une salade sous vide et une grande bouteille de soda allégé. Sommairement équipée, la salle dispose d’un mini-réfrigérateur et d’un micro-onde, ainsi que d’une table encerclée de quatre chaises. Seul luxe de cet espace de repos, la machine à café de qualité qui propose différentes boissons chaudes. Manuella a l’air soulagé de savourer un moment de répit. Gwendoline espère que cela la mettra dans de bonnes dispositions pour accueillir ce qu’elle vient lui révéler.
— Tu penses qu’on sera tranquille pour parler ici ? introduit-elle, le visage soucieux.
— Personne ne viendra nous déranger. On est que trois aujourd’hui et on prend notre déjeuner à tour de rôle. C’est pour cette raison que je mange à pas d’heures, comme d’hab’. T’as faim ?
— Non, merci.
— Un café au lait ?
— Si tu as du déca, avec plaisir.
— J’ai, dit-elle en désignant une capsule de couleur praliné. Ça n’a pas l’air d’aller. Je te trouve mauvaise mine.
Soudain, Gwendoline se demande ce qu’elle fait là. Même si revoir sa meilleure amie lui fait plaisir, elle redoute à présent d’être capable de renouer avec elle comme si de rien n’était. Elle rêve pourtant de retrouver leur amitié et leur complicité d’autrefois. Elle voudrait lui confier ce qui la tracasse, mais connaissant l’antipathie que Manuella ressent à l’encontre de son compagnon, Gwendoline se tend. Elle s’interroge désormais sur le bien-fondé de cette entrevue, à deux doigts de rebrousser chemin. Alors qu’elle s’apprête à enlever sa veste, elle se retient, hésitante. Elle décide de la garder, en cas de départ précipité. Et puis, il fait froid dans les locaux et elle est gelée. Et la présence glaciale de son amie ne l’aide pas à se réchauffer.
— Comment va Rambo ?
Perdue dans ses pensées, Gwendoline sursaute en entendant le surnom dont Manuella affuble Erwann depuis leur première rencontre.
— Aussi bien qu’il puisse aller, soupire-t-elle, les larmes lui montant aux yeux.
— Ah. Il a rencontré d’autres difficultés avec les buissons de ton quartier ? Ou bien a-t-il encore eu la main trop leste sur un de ses collègues ? Vu ta tête, tu ne viens pas m’annoncer qu’il t’a demandé en mariage.
Manuella écarquille les yeux et reprend :
— Oh putain, il l’a fait ce con ?
— Non.
Pas encore.
— Bien. Alors j’imagine que Rambo a encore fait des siennes, sinon tu n’aurais pas cette tronche dès que je parle de lui. Ne me fais pas languir, Gwen. Annonce-moi sa dernière bévue, je sens que je vais bien me marrer.
Gwendoline se crispe, désormais persuadée que leur amitié est brisée à jamais. Il lui semble qu’aucune réconciliation, aussi désirée soit-elle de chaque côté, ne soit possible. Voyant que cette discussion ne mènera nulle part, elle se relève, prête à s’enfuir. Concomitamment, Manuella intervient et la somme de se rasseoir, arguant que ces derniers mots n’étaient qu’une boutade. Elle voulait juste détendre l’atmosphère.
Really ????
— Je déconnais, c’est bon, répète-t-elle. Je vois bien que t’es mal alors pose ton cul sur cette chaise et dis-moi tout. Quoi qu’il ait encore fait, je sais que tu es complètement croque de ce bougre. Je vais devoir m’y faire si je ne veux pas gâcher notre amitié. Vas-y, je suis prête à tout entendre.
— Justement, je ne crois pas que tu sois réellement prête à tout entendre.
— Gwen, assieds-toi et dis-moi ce qui te perturbe à ce point.
Après quelques instants d’hésitation, Gwendoline reprend place, une fesse posée sur la chaise, l’autre encore dans le vide. Son corps est en état d’alerte, prêt à déguerpir face à une nouvelle attaque en provenance du camp adverse. Manuella lui dépose un latté fumant devant elle. Elle l’accompagne d’une boîte d’assortiment de gâteaux. Gwendoline saisit le gobelet qui lui réchauffe les mains aussitôt. Une boule se forme dans son ventre tandis qu’elle observe le petit manège de son amie. Celle-ci déballe sa salade industrielle avec sa maniaquerie habituelle, posant couverts et serviette parallèlement à son plat. Pour Gwendoline, tout, dans l’attitude rigide de Manuella, souligne son manque de compassion. À la voir si déshumanisée, elle pourrait jurer que cette dernière possède un cœur de glace.
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