Chapitre 6 : Le courant
L’épaule appuyée au chambranle de la porte, Richard se redresse, le corps parcouru d’un intense courant d’électricité. Son regard gris plonge dans celui de son invité. Anthony ne bouge pas, dans l’attente d’une réaction, qui tarde à venir. Il vient une fois de plus de provoquer l’homme qu’il désire. Il pourrait tenter une approche mais chacun de ses essais s’est soldé par un échec. Alors, il le fixe, paralysé par les objections qui résonnent encore en lui, dissonantes, implacables.
« Je ne peux pas, ton père va me tuer. »
« Je n’ai pas le droit de faire ça, ni même d’y penser. »
« Arrête avec tes allusions. »
Voilà le genre de commentaires que le jeune homme a entendu à chacune de ses tentatives. L’adolescent s’est pris tellement de stop qu’il a l’impression d’avoir passé ces derniers temps sur un circuit de la sécurité routière. Toutes ses avances se sont soldées par des fins de non-recevoir ou pire, des remontrances. Même si tout son corps hurle le contraire, son hôte s’est montré très clair. Cette lampe, c’est sa dernière chance de dérider le quadragénaire inflexible. Après, il ne recommencera plus. Il se l’est promis.
Richard sent une douce chaleur l’envahir. Tous ses sens s’enflamment à la vue de cet homme si jeune mais tellement sûr de lui. Ce charisme... évidemment héréditaire. Ces yeux sombres, ce sourire énigmatique et cette voix chaude qui l’ont toujours fait vibrer, il les a sous les yeux, s’offrant à lui, comme son père ne l’avait jamais fait. Erwann avait troublé le coiffeur pendant des années. Richard avait lutté contre ses penchants non partagés, puis réussi à s’en affranchir. Comble de l’ironie, le fils du photographe, une version plus jeune mais tout aussi attractive, le sollicite désormais. Après n’avoir connu que la frustration d’un désir unilatéral, le changement le laisse incrédule, comme le ferait un rêve devenu réalité. Pourtant, il n’hallucine pas. Anthony se tient devant lui, droit comme la justice, tenant la lampe comme un gage de ses envies. Il se montre consentant, désireux même, de faire corps avec lui.
— Oui, je sais, tu n’as pas le droit, soupire le jeune homme en reposant l’objet. Ne te répète pas s’il te plaît, je l’ai intégré.
À peine ces mots viennent-ils de mourir sur ses lèvres que Richard s’avance et s’empare de celles-ci. Sa bouche fermement liée à celle de l’adolescent, il lui saisit la nuque d’une main décidée et rapproche son corps du sien. De la même taille, leurs visages se font face. Leurs corpulences diffèrent mais l’énergie d’Anthony est telle que sa force semble décuplée. Il plaque Richard contre le mur et l’étreint entre ses bras nerveux, son torse plat écrasé contre les pectoraux saillants. Sous le tissu raide de son jean, son sexe l’est encore plus. Son érection fait écho à celle de son partenaire, qui continue de l’embrasser comme si sa vie en dépendait.
Leurs bouches ne se quittent plus, à peine reprennent-ils leur souffle. Une vague puissante de désir les submerge, trop haute pour être évitée. Le courant les emporte loin du rivage calme, dans les eaux tumultueuses de la passion. Une passion dévorante qui les consume intégralement. La noyade est délicieuse, l’abandon souverain. Dos au mur, Richard se laisse entraîner par la force de son envie. Il encadre le visage d’Anthony de ses mains en mêlant sa langue à la sienne, puis caresse le chaume de sa barbe brune. Impatientes, ses paumes moites effleurent son cou, sa nuque, avant de remonter dans ses cheveux. Ses doigts s’agrippent aux mèches décoiffées.
Leurs baisers n’en finissent plus. Richard s’enivre de l’arôme mentholé de sa bouche, de celui plus musqué de sa peau cuivrée. L’odeur d’Anthony l’envoûte, le déroute. Il sent la jeunesse, un mélange d’hormones en ébullition, de sueur naturelle et de... ? Sous son parfum de synthèse et celui, plus âpre, de sa peau échauffée, Richard perçoit autre chose.
De la... peur ?
Le coiffeur avait perdu sa virginité tardivement, à une époque où les relations entre hommes étaient si mal vues qu’elles avaient lieu en secret. Il s’était caché si longtemps qu’il avait atteint les dix-neuf printemps lors de sa première fois. À ce souvenir, une inquiétude l’arrête. Il reprend son souffle et fixe le gamin, le regard inquisiteur. Puis s’enquiert :
— Tu l’as déjà... fait ?
— Oui.
Sa question manque de précision. On peut entamer des préliminaires torrides sans aller jusqu’au bout. Sucer un mec ou se faire sucer en retour n’est pas ce qu’il considère comme un dépucelage en bonne et due forme. Dans le doute, il reprend :
— Tout ?
Gêné, Anthony lui attrape la bouche, ce qui alerte Richard, qui retient son visage avec ses mains :
— Réponds-moi, s’il te plaît.
— C’est si important que cela ?
— Pour moi, ça l’est.
— Ça changera quoi ?
— Rien... c’est juste que je ne crois pas avoir jamais couché avec un mec vierge.
— Il faut une première à tout.
L’adolescent l’embrasse à nouveau, féroce et impatient. Il imprime son corps tonique contre celui de son hôte. Son souffle saccadé trahit son stress, mais aussi son désir de plus en plus prégnant. Richard pose ses paumes sur les bords de sa mâchoire et l’oblige à le regarder.
— Tu viens de me dire que tu l’avais fait.
— C’est la vérité. Mais j’ai toujours été celui qui... prend l’autre. C’étaient des habitués.
— Oh, je vois, déclare Richard en lui caressant les tempes. Et toi jamais ?
— Non.
— Pourquoi ?
Le jeune homme hausse les épaules, hésitant à se confier. Mais le regard scrutateur que Richard pose sur lui l’oblige à parler :
— Peur d’avoir mal, qu’on me blesse... j’ai lu des trucs là-dessus et ça ne m’a pas donné envie d’essayer. Pour le moment, en tout cas. Jusqu’à présent, je n’ai pas eu assez confiance en mes partenaires pour les laisser faire ce qu’ils voulaient de mon corps. Je n’ai pas envie de me faire éclater le fion, de finir aux urgences ou incontinent.
Richard sourit, essayant autant que faire se peut de ne pas rire. Ces peurs sont légitimes et certains hommes, au même titre que les femmes, peuvent les ressentir avant de tenter la sodomie. Il ne se souvient pas les avoir eues au début de sa vie sexuelle, mais se rappelle très bien sa première expérience. Mal préparé, la douleur avait été cuisante et ses gémissements avaient davantage traduit la souffrance que le plaisir. Hors de question d’infliger ça à Anthony. Et il sait très bien comment s’y prendre pour que cela n’arrive pas...
Il se recule légèrement et réajuste sa chemise, sortie de son pantalon en toile.
— Viens, on va manger.
— Attends, c’est tout ? s’insurge le jeune homme. Tu t’arrêtes à cause de ce je viens de dire ?
— Non, j’ai faim. Et toi aussi si j’en crois les bruits qui proviennent de ton estomac. Va te doucher, je vais mettre le hachis parmentier à cuire. C’est ta grand-mère qui l’a préparé pour toi, car elle savait que tu venais là aujourd’hui. C’est adorable de sa part. J’ai été le chercher ce matin. En plus, c’est une excellente cuisinière, mais ce n’est pas surprenant vu qu’elle est italienne.
La voix de Richard se fait légère et amusée, comme s’il occultait les dernières minutes de leurs échanges. Passer d’une scène aussi intense aux talents domestiques de la mère d’Erwann, il reconnaît que le grand écart est osé. D’ailleurs, le visage ahuri du gamin le lui confirme. Richard sourit intérieurement, conscient d’avoir refroidi les ardeurs d’Anthony.
— T’es sérieux, là ? Ma grand-mère ? C’est tout ce qui te vient à l’esprit à l’instant précis ?!
Richard éclate de rire en voyant l’air offusqué du môme. Il s’en approche et presse délicatement ses lèvres contre les siennes, pour un tendre baiser. Leurs corps s’aimantent à nouveau, électrisés par cette proximité.
— Arrête de gueuler. On se douche, on mange, et ensuite... si tu n’es pas trop fatigué, on utilise la lampe que tu as ramenée.
Le jeune homme abandonne son air décontenancé pour arborer un rictus en coin.
— J’ai pioncé deux heures dans la voiture. Je suis dans une forme olympique.
Moi aussi, mon chéri, moi aussi...
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