Chapitre 27 : L’arbre généalogique tortueux

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C’est à contrecœur qu’Erwann et Gwendoline finissent par se détacher l’un de l’autre pour reprendre la route. Cependant, ils sont à présent apaisés, comblés et repus d’avoir éteint le feu ardent de leurs envies passionnées.

Assise sur le siège passager, elle somnole, terrassée par la fatigue des premières semaines de grossesse couplée à leurs retrouvailles intenses. La route jusqu’à Crozon, où vit Erwann la majeure partie de l’année, est longue. À mi-parcours, Gwendoline a besoin d’une pause pour soulager son cœur nauséeux et sa vessie soumise à l’écrasement de son utérus en pleine croissance. Arrivés à une station-service, elle s’éjecte rapidement de la voiture pour filer aux sanitaires, profitant de l’air frais pour respirer à pleins poumons. Il la découvre aux lavabos des toilettes pour femmes, en train de s’asperger d’eau glacée.

— Ça va ? Tu es pâle comme la mort. De quoi as-tu besoin ?

— Que le premier trimestre se termine. Et vite.

— Oui, je vois ça. Quand aura lieu la première échographie ?

— La semaine prochaine.

Erwann est heureux de pouvoir y assister. Enfermé, il craignait de manquer tous ces précieux moments. Or, pour rien au monde, il ne voulait la laisser seule pour vivre ces étapes.

— Quelles sont tes horaires d’assignation à résidence ? demande-t-elle en s’essuyant les mains.

— Vingt heures/ huit heures. Je suis libre en journée pour travailler. Je serai à la maison tous les soirs. Ça me convient très bien.

Elle acquiesce. En dehors des quelques mois de débauche d’Erwann, ni elle, ni lui, ne sont des oiseaux de nuit.

— Tu me prives du plaisir de t’envoyer me chercher des fraises à trois heures du mat’.

— J’aurais été ravi de le faire, tu le sais bien. En parlant de fraises, j’ai vu qu’il y en avait dans la cafétéria à côté. Ça te dit ?

— Même pas. J’ai envie d’un bœuf bourguignon.

— Mais tu es végétarienne !

— Et enceinte. Autant dire sens dessus dessous.

Il sourit. Peu importe les chamboulements hormonaux qui l’assaillent, il y a beaucoup d’avantages à ces bouleversements...

— Va pour un bœuf bourguignon. Tant qu’il n’est pas servi sur un plateau en aluminium dans une barquette, tout me va !

Lorsqu’ils sortent de table, il lui propose de s’allonger quelques minutes sur une plaine verte où reposent trois tables de pique nique délaissées. Le temps est clément, sec et doux. Allongés sur l’herbe, ils regardent l’écran bleu pâle au-dessus de leur tête, parsemé de part et d’autre de nuages blancs et cotonneux ; ceux-ci semblent se déplacer en même temps qu’ils restent immobiles dans l’immensité du ciel.

La tête posée sur l’épaule de son homme, elle attrape sa main chaude et la place sur son ventre, avant de rompre le silence de leur spectacle à ciel ouvert :

— Tu n’es pas inquiet à l’idée que l’enfant que je porte ne soit peut-être pas le tien ?

— Non. Aucunement, répond-il avec aplomb.

Il intercepte sa moue dubitative et l’invite à le regarder dans les yeux.

— Tu ne me crois pas ?

— Je ne sais pas. Peut-être dis-tu ça pour me rassurer, pour que je me sente moins coupable...

Erwann tourne la tête de droite à gauche en signe de dénégation. Il lui demande de ne plus se laisser envahir par cette culpabilité qui la ronge, lui rappelant qu’elle n’y est pour rien dans cette situation. S’il s’avère en effet que l’enfant qu’elle porte ne soit pas de lui, il lui promet solennellement qu’il ne lui reprochera jamais.

Une lueur d’inquiétude traverse les yeux de Gwendoline. Il comprend qu’elle n’est pas encore convaincue. Alors il se lance dans une démonstration. Il lui explique qu’il n’est pas inquiet à ce sujet pour la simple et bonne raison que la seule chose à laquelle il pense, lorsqu’il voit son ventre s’arrondir, c’est que c’est avant tout son enfant à elle. Qu’importe le géniteur, elle en sera la mère. Cela signifie qu’il ne peut que l’aimer car il est une part de celle qu’il aime. Le bébé est un prolongement d’elle, de son corps et son âme.

Voyant que le visage de sa compagne se détend, il continue. Lorsqu’il a fait la connaissance d’Emma lors de leur unique rencontre, il n’a vu que sa compagne à travers l’enfant. Pourtant, Gwendoline affirme que la petite tient beaucoup de son ex-mari que, par ailleurs, Erwann n’a jamais rencontré. Pourtant, même si Emma est le portrait physique de son père, il trouve qu’elle ressemble à sa mère. Il parle notamment de leurs attitudes communes, de leur manière de s’exprimer ou de leurs mimiques. Et c’est en ça que l’enfant a gagné son cœur. Ce qu’il aime chez sa compagne, il ne peut que l’aimer chez sa fille.

Gwendoline acquiesce, de plus en plus rassurée.

Alors, ajoute-t-il les yeux brillants, si jamais l’enfant qui grandit en elle n’est pas le sien, qu’il ne soit pas de son sang, au moins, il sera d’elle, et ça, c’est le plus important à ses yeux. Et si jamais son père, l’autre, le client, n’en veut pas, il sera heureux de l’élever et de l’éduquer comme le sien. Il sait que cette proximité créera une ressemblance entre eux, au-delà de leur seule apparence.

— Tu sais, Anthony est ma copie conforme. Pour autant, si la mémoire ne me fait pas défaut après vingt ans, je revois souvent Solvène en lui. Et je subodore qu’il doit aussi avoir des points communs avec l’homme qui l’a élevé, Baptiste.

Erwann argumente encore en soulignant que Manon-Tiphaine ne lui ressemble guère, étant donné qu’elle a tout pris du physique d’Alice. Mais concernant sa personnalité et son caractère, sa grande tient davantage de lui. Enfin, il enfonce le clou en déterrant le souvenir de son défunt père, dont il est indéniablement le fils biologique à en croire les photos de celui-ci plus jeune. Pour autant, rien d’autre ne les a reliés de son vivant en dehors de leurs physionomies. A contrario, Yvonnick, son beau-père depuis ses quatre ans, a tellement déteint sur lui que Mama, sa mère, a l’habitude de dire d’eux qu’ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau.

— C’est ainsi, conclut-il en souriant. Chaque enfant que l’on élève nous ressemble, d’une manière ou d’une autre. Alors pour répondre à ta question, non je ne suis pas du tout inquiet ou stressé. Concernant ce bébé, je suis serein et comblé, quoi qu’il arrive. Si c’est ton vœu, je l’élèverai comme mon enfant, qu’il soit de moi ou non.

Après une telle démonstration de loyauté envers elle, Gwendoline se glisse dans ses bras, pleine de gratitude pour ses paroles réconfortantes. Il l’embrasse à nouveau et la serre plus fort contre lui, l’enveloppant de sa chaleur. D’une main tendre, il caresse son ventre, pour ancrer cet engagement qu’il prend vis-à-vis d’elle et de la petite surprise qui grandit en son sein.

— Quand va-t-on l’annoncer aux filles ? demande-t-elle en relevant les yeux vers lui.

— Emma n’est pas au courant ?

— Non, je voulais attendre la fin du premier trimestre. Étant donné que j’ai quarante ans, il y a plus de risque de fausse couche. Tu te rends compte qu’à partir de trente-cinq ans, on parle déjà de grossesse gériatrique ?

— Tu déconnes. La gériatrie c’est pas le terme utilisé en maison de retraite ?

— Eh ouais. C’est déjà inscrit dans mon dossier. Et on m’oblige presque à faire une amniocentèse.

— Pour détecter la trisomie 21 ?

Elle opine du chef.

— Sauf que cet acte est invasif et augmente le risque de fausse couche, explique-t-elle.

— Alors ne le fais pas. Enfin, se corrige-t-il aussitôt, je préfèrerais que tu ne le fasses pas, si tu me demandes mon opinion.

— Je ne comptais pas m’y plier. Maintenant que le premier trimestre arrive à son terme, on va pouvoir le leur annoncer à toutes les deux en même temps.

— Ce soir ?

— Non, au calme, quand tout le monde sera parti.

— Ça me va. Ton ventre ne se voit pas encore trop. Je l’ai remarqué uniquement car ta robe est moulante. Si quelqu’un pose une question, on dira que tu as abusé du bœuf bourguignon.

Elle éclate de rire. Sur sa tenue, elle porte un manteau long et fluide qui camoufle ses rondeurs. Mais elle ajoute, pour le rassurer :

— En arrivant, je me changerai.

— J’ai hâte de leur dire. Et j’ai hâte qu’elles se rencontrent aussi toutes les deux.

— J’espère que tout se passera bien.

— Il n’y a pas de raison.

Il lui embrasse le front. Sa compagne sent ses paupières de plus en plus lourdes au fil de la conversation et finit par s’assoupir en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, tandis qu’il continue d’observer la course des moutons volants. Le cœur gonflé de gratitude, il savoure ce moment de paix.

Malgré le gadget qu’il trimballe à la cheville, il se sent presque normal, comme si tout cela n’avait été qu’un mauvais rêve dont il se réveille enfin. Pourtant, il garde à l’esprit que le plus dur reste à venir. Mais à l’instant présent, il ne peut pas être plus heureux. Après la grisaille de ces dernières semaines, tout lui semble extraordinairement coloré et riche, comme si le contraste des couleurs avait été poussé à son maximum. Son repas avait la saveur d’un festin gastronomique et la musique des oiseaux lui semble aussi belle que celle des quatre saisons de Vivaldi. Il aimerait arrêter le temps, juste un instant, étirer ce moment pour en profiter plus longtemps, avant que les choses ne deviennent plus compliquées.

Car il ne se leurre pas.

Il sait que c’est le calme avant la tempête.

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