Chapitre 83 : La fin d’une incertitude
Tandis que l’interlocuteur que Gwendoline essaie de joindre au téléphone tarde à décrocher, Erwann se lève pour aller à la fenêtre, préférant la laisser gérer seule cette conversation en privé. Stressé par cet appel, il a peur de lui communiquer son angoisse et de la déstabiliser. Si cela ne tenait qu’à lui, il lui arracherait le portable des mains pour pourrir la personne qu’elle espère avoir à l’autre bout du fil. Malheureusement, cela n’arrangerait nullement leurs affaires et ne ferait, au contraire, que les aggraver. Erwann sait que sa compagne a besoin d’espace et de liberté pour échanger le plus sereinement possible avec son ancien client, afin d’avoir accès à la vérité qu’ils attendent tous les deux. Si elle veut parvenir à lui tirer les vers du nez, l’homme interrogé doit se sentir en confiance pour parler.
Au bout de quelques sonneries dans le vide, une voix se fait enfin entendre. Gwendoline sursaute, prise au dépourvue de cette plongée dans le passé. La voix est la même qu’il y a quelques mois, lorsqu’elle était chez elle et qu’un inconnu avait voulu prendre rendez-vous pour s’offrir ses services de masseuse érotique. Deux mille euros la nuit avait été mis sur la table. L’appât du gain l’avait alors convaincue de céder aux sirènes de cette folie. Ironie du sort, elle n’a finalement pas gardé un centime de cette rencontre mais continue encore à en payer les frais aujourd’hui. Probablement, la plus mauvaise décision de toute sa vie.
— Allô ? répète son interlocuteur impatient.
— Bonjour, heu... Alexandre... Heu, c’est Gwendoline, enfin Mélanie, la masseuse érotique... Je ne sais pas si tu te souviens ?
— Si, bien sûr, ton numéro est enregistré dans mon répertoire.
Ah oui ? s’étonne-t-elle, embarrassée. Mais qu’il est con ce type ! Il veut se faire griller ou quoi ? Et si sa femme le découvrait ? Ce n’est pas la prudence qui l’étouffe celui-là, s’insurge-t-elle pour elle-même. Enfin, peu importe, c’est sa vie, après tout, qu’il fasse comme bon lui semble... Elle se râcle la gorge et poursuit :
— Excuse-moi de te déranger mais... j’avais une question à te poser, au sujet de notre nuit.
— D’accord. Vas-y.
— Tu es seul... ? Je veux dire... tu peux parler facilement ?
— Oui.
— Okay. La nuit où on s’est vus tous les deux, est-ce que tu te souviens comment était la capote après qu’on est... tu sais... heu... couché ensemble ?
— Oui. Percée.
Ah bah bien ! Et sinon, t’aurais peut-être pu me le dire, connard !
— Ah. Ok. Bon.
Sa verve saccadée en dit long sur son irritation.
— C’est ce qui m’avait semblé mais je n’en étais pas sûre. Tu aurais pu m’en parler, non ?
Le ton incriminant de Gwendoline est perceptible malgré sa volonté de pacifier leur échange. La surprise de découvrir qu’il connaissait ce détail et qu’il n’a pas jugé utile de lui en parler, la laissant depuis tout ce temps dans une interminable incertitude, la met vraiment hors d’elle.
— Pourquoi ? répond-il sur le même ton accusateur. Quand je me suis réveillé, tu n’étais déjà plus là. Tu es partie comme une voleuse. Je n’ai pas eu le sentiment que tu voulais garder contact avec moi.
Le voilà qui monte sur ses grands chevaux à présent. Elle sent que son attitude fuyante d’autrefois a quelque peu blessé son ancien client, devenu à ce moment-là, durant quelques heures, son ancien amant. Avait-il cru un instant qu’elle espérerait autre chose de cette rencontre tarifée ? Qu’elle aurait peut-être envisagé de donner une suite à leur brève complicité ?
— J’ai l’impression que tu m’en veux, mais je ne saisis pas bien pourquoi... D’autant que le lendemain, ton message était plutôt... compréhensif.
Elle se souvient de ses mots reçus par texto, au lendemain de sa toute première nuit avec Erwann, sur le chemin de leur retour vers Nantes. Le sms, dans lequel il était écrit que son client comprenait sa décision, avait été clair et ne laissait pas sous-entendre un quelconque malentendu.
— Ouais... mais bon, ta façon de me laisser en plan était un peu vache. J’aurais préféré en discuter avant que tu prennes la poudre d’escampette.
Gwendoline commence à bouillir de l’entendre se plaindre ainsi alors qu’il n’a même pas daigner l’avertir de la rupture du préservatif. Pauvre petit ego de mâle qui ne supporte pas le rejet, pense-t-elle pour elle-même, blasée. Pour apaiser la situation et obtenir des réponses à ses questions, elle va devoir la jouer fine désormais. Jouer la comédie ne lui a jamais posé de problème avec ses clients. Sans scrupules, elle va maintenant lui mentir comme un arracheur de dents.
— Je comprends ta réaction, j’en aurais fait autant et j’en suis vraiment désolée, mais... j’aurais dû refuser cette dernière mission. Ce n’est pas de ta faute mais j’avais pris la décision d’arrêter... Je ne sais pas pourquoi j’ai accepté.
Elle se souvient très bien pourquoi, au contraire. Son compte bancaire dans le rouge, appâté par une somme rondelette, avait choisi à sa place. Bien que, finalement, elle ait abandonné l’argent sur le meuble de l’entrée de la chambre d’hôtel au moment de se faufiler à l’extérieur au cœur de la nuit. Une façon comme une autre d’en finir avec cette vie qui ne lui correspondait plus.
— Quoi qu’il en soit, pour cette histoire de capote percée, il aurait quand même mieux valu que tu me préviennes.
— Pourquoi ? Je croyais qu’on n’avait pas de compte à se rendre à la suite du rendez-vous.
— Certes, mais il y avait des risques quand même.
— Lesquels ? Je ne suis pas malade.
Après un instant de silence chargé de reproches, il réagit subitement, comme si la lumière venait de se faire en lui.
— Attends, tu l’es, toi ?
— Non ! Bien évidemment que non, se défend-elle avec véhémence. Mais en revanche, je ne prenais pas de contraception. Cela ne t’a pas effleuré l’esprit que cela pouvait me porter préjudice ?
— Non. Je pensais que les putes se protégeaient.
Le mufle ! Comment osait-il l’insulter alors qu’elle avait tout fait pour le mettre en confiance et le rassurer lors de leur unique soirée. Mais elle n’est pas dupe aujourd’hui. Elle a eu beau se donner tout le mal du monde pour que son client se sente bien et l’aider à dépasser ses problèmes d’érection, la seule chose qu’il a retenu d’elle était qu’elle vendait son corps. À présent qu’il peut se lâcher, voire se venger, il n’hésite plus à la remettre à sa place et à reprendre le dessus, en lui faisant sentir lequel d’entre eux deux a le mauvais rôle dans l’histoire.
— Bien. Merci de ta dernière remarque...
— De toute façon, il n’y a pas de risque de ce côté-là avec moi.
— Ah. Et qu’est-ce qui te fait dire ça ? s’étonne-t-elle devant son ton assuré.
— J’ai subi une vasectomie.
Le cœur de Gwendoline rate un battement. Ainsi, voilà la réponse qu’elle attendait et qu’elle n’osait plus espérer. Une certitude venait enfin de voir le jour après tant de mois de doutes et d’interrogations sur l’origine de cette paternité accidentelle. Sa poitrine se gonfle de bonheur, tandis que ses yeux se posent sur son homme, posté dans l’encadrement de la fenêtre, patientant sagement qu’elle en finisse avec cette insoutenable conversation et mette fin au suspense.
C’est avec un filet de voix qu’elle demande si cette méthode est fiable à cent pour cent.
— 99, 8 % si tu veux les chiffres exacts, lui répond-il en soupirant.
Elle le remercie pour ces informations puis, désireuse d’en finir au plus vite, lui souhaite une bonne continuation. Il se plie au jeu de ce simulacre de politesse et en fait de même. Alors qu’il est sur le point de raccrocher, Gwendoline le retient in extremis et, de fait, sent poindre un agacement légitime dans la façon que son interlocuteur a de lui répondre. Mais elle n’en a cure. Elle veut s’assurer que cet homme n’a aucune chance d’être le père des deux bébés qu’elle porte.
— Tu es sûr ? Vraiment ? Pour la vasectomie...
— Mais oui, pourquoi tu me demandes ça ? T’es enceinte ?
Comme elle ne répond rien, son silence fait office d’aveux pour l’ancien client.
— Si t’es enceinte, ce n’est pas de moi. Cherche ailleurs.
Cherche ailleurs. Pauvre con ! Comme si j’en avais eu des mille et des cents de relations non protégées, guignol.
— J’ai une dernière question, si je peux me permettre. Juste pour être sûre et après je ne t’embête plus, promis. Tes fils, ce sont des vrais ou des faux jumeaux ?
À l’autre bout du fil, son ancien client réfléchit un instant, comme s’il hésitait avant de lui dire la vérité.
— Ce sont des faux, déclare-t-il. On a fait une FIV. Ça te convient, c’est bon ?
Si tu savais...
— Il n’y a pas d’autres cas de grossesses gémellaires dans ta famille ? insiste-t-elle pour exclure toutes possibilités.
— Non.
— Merci de ta franchise.
À l’autre bout du fil, Alexandre lui répond par une onomatopée, préférant de toute évidence mettre fin le plus rapidement possible à ce qui s’apparente de plus en plus à une audition de police. Gwendoline finit par raccrocher, soulagée d’avoir obtenu ce qu’elle désirait. Lorsqu’elle coupe la communication, elle réalise à peine ce que cela signifie, pourtant, en un coup de fil, son ciel de cendre s’est éclairci et lui offre à présent une météo intérieure radieuse, digne du plus beau des ensoleillements. Remarquant son silence, Erwann se retourne vers elle, le regard interrogateur.
— Alors ? demande-t-il, l’air inquiet.
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