Chapitre 1 - Enfance et Humiliation
Je me nomme Jean Thomas Collot. Plus tard dans ma vie, à l'armée, on me surnomma Collot des Herbiers. Je naquis au temps des rois, en l'année 1763, au mois d'avril, le vingt deuxième jour, un vendredi. Mon père me l'apprit quand je fus en âge de comprendre. Il s'en souvenait bien car c'était jour de paye et, avec l'argent de sa peine, il rémunéra la matrone qui aida à ma venue et acheta un drap neuf en cadeau à ma mère. C'était cette année-là le jour du Vendredi Saint, jour où le Christ fut flagellé, crucifié, puis mourut. Jour de profonde tristesse, ce que ma mère me fit comprendre des années plus tard. Mais elle fut heureuse car - selon les dires de la matrone - je vins au monde me présentant bien, entier, vivant et bien conformé.
Mon père, paysan misérable, aspirant à une meilleure vie, quitta la métairie de ces ancêtres, travailla dans un atelier d'artisans comme simple aide, s'abrutissant à la peine quelques années. Je naquis de mon père Thomas Collot et de ma mère Anne, son épouse, aux Herbiers, petite ville dans ce qui n'était pas encore le département de la Vendée. C'était alors la province du Bas Poitou. Après quelques années dans cette bourgade, ayant eu des enfants morts en bas âge, mes parents me prirent avec eux et revinrent survivre dans la métairie familiale située près de Foussais, bourg à quelques lieues au nord de Fontenay-le-Comte, qui était pour nous « la grande ville ».
Près de notre « métairie basse » la plus pauvre des environs qui n'était pas vraiment à nous puisque nous n'étions que métayers, s'étendait une grande forêt qui me faisait tant peur quand j'étais tout petit. Vaste et sombre était la forêt royale de Vouvant, comme une sorte d'ogre. Elle mangeait l'espace. On ne pouvait voir à l'infini le regard étant arrêté par les haies, les chênes immenses et les vallées sombres, encaissées et sinueuses.
Mais cette sombre forêt pouvait être compatissante envers les pauvres, puisque nous y pêchions en braconnant. En ce temps-là, si proche et pourtant si lointain, chasse et pêche, en toutes saisons, nous étaient interdites, surtout dans une forêt royale. Certains soirs j'accompagnais mon père pour son braconnage de survie et, quelques années plus tard, mon jeune frère Pierre se joignit à nous. Mon père ayant développé une intelligence fort pratique pêchait avec un filet de taille moyenne en s'activant prestement. Il n'avait pas le temps de savourer le lent plaisir de la pêche à la ligne, comme certains oisifs, mais souriait toujours après ces moments-là. Les poissons de rivière ainsi capturés amélioraient notre fade ordinaire. J'appris beaucoup en allant avec mon père au braconnage. Ces sorties furent les meilleurs souvenirs de mon enfance.
De rares fois j'accompagnais mon père pour poser des collets à lièvre. Les animaux pris nous permettaient de manger autre chose que de la bouillie d'orge ou des légumes. Mais il semblait prendre moins de plaisir au braconnage des lièvres qu'à celui des poissons. Un soir, comme nous rentrions par des chemins détournés pour n'être vus de personne, je lui en demandai la raison.
« Je préfère la pêche, me souffla-t-il après un long silence, parce que le Christ accompagnait ses disciples à la pêche, et ainsi elle était miraculeuse. Quand nous pêchons le Seigneur est toujours là. Pas quand nous chassons. »
Sa réponse m'étonna. Mon père ne parlait jamais de religion, ne se référait pas au Christ, à Dieu, ou à la Vierge, et évitait d'aller à la messe, à l'inverse de ma mère. Ce fut la seule fois où je l'entendis m'évoquer une allégorie chrétienne.
Mais mon père n'était pas dénué de sentiments religieux. Maintenant je comprends qu'il avait une sorte d'amour païen, mais respectueux, pour la terre, le ciel, la nature. Mon père parlait peu. Quand il avait un rare moment de tranquillité il se plantait dans un champ et là, tel un penseur grave, immobile et lointain, regardait l'horizon. Quand nous, ses enfants, venions lui parler à ces instants-là, il nous répondait invariablement :
« Chut ! J'écoute le ciel. » Dans ces nuits d'été, les étoiles et les constellations, dont j'ignorais alors les noms, me semblaient encore plus magnifiques.
Nul dans notre famille n'avait jamais eu d'argent. Mais nul n'avait essayé, non plus, de sortir de sa condition. Seul mon arrière-grand-père, qui se nommait exactement comme moi, fit exception.
Un jour, ayant trente ans, deux enfants, étant veuf et pauvre, il sut qu'il n'avait plus rien à perdre. Laissant le peu d'argent qu'il lui restait à ses deux enfants et à son frère il partit. Il devint brigand. Pendant sept années il vécut de brigandages dans la région de Nantes. Il revenait parfois dans la nuit pour voir ses enfants et laisser quelque argent. Il affirmait que c'était la seule façon d'être libre, d'être enfin « debout ». Certes il craignait la mort, mais qui ne craint pas la mort ? Au moins, comme il expliquait, il avait l'impression de vivre, de ne plus être courbé à la peine sur une terre qui ne rendait rien.
Il fut un jour attrapé par la maréchaussée avec la bande de brigands dont il faisait partie et finit pendu à Nantes. Il resta dans notre famille comme « le » héros, malgré cette fin qui peut sembler indigne. Nous continuions à le connaître, à être fiers, en nous-mêmes, de ce qu'il fit et nous nous le racontions le soir à la veillée.
J'étais l'aîné. Je fus, et je reste, le plus grand, le plus beau, le plus fort de toute ma famille. Mes parents eurent après moi des enfants morts, puis un frère qui survécut, Pierre.
Nous travaillions au potager, aux champs, à l'étable. Toute la journée, toute l'année. La terre donnait peu. L'étable encore moins. Nous n'avions pas d'autre futur que d'être métayers, de père en fils, de la même seigneurie, dont le seigneur était le marquis de Saint Aubin. Nous étions obligés de donner, chaque année, la moitié de tout ce que nous produisions au marquis. Son château était situé à quelques lieues de notre métairie, mais du côté ensoleillé, où la terre est meilleure, bonne et grasse. Le soleil y chauffe mieux, l'air y est plus sain, l'eau plus pure.
N'ayant point d'argent, et souhaitant avoir une bouche de moins à nourrir, quand j'eus six ans mon père me plaça chez des paysans plus riches. Je travaillais dur une partie de l'année. La famille que je servais avait deux garçons qui allaient à la classe chez le curé, à la mauvaise saison. Parfois j'étais autorisé à les accompagner pour apprendre à lire sur les livres de catéchisme, à écrire, à compter, et non pas seulement à prier, comme enseignent d'autres curés. Pendant trois hivers j'appris tout ce que je pus de ce maître.et devins le premier de ma famille à savoir lire et écrire.
Je lisais tout ce que je pouvais. Les rares fois où nous allions à Fontenay le Comte, les jours de grand marché, je déchiffrais pour mes parents les affiches placardées. Quand je revins à la maison, après trois années passées comme servant, j'enseignai à mon frère la lecture et l'écriture, le peu que je savais, mais qui me semblait immense. Je voulais aussi apprendre cela à mes parents. Mais mon père était intimidé, n'osant pas. Ma mère me disait :
« Je suis trop occupée à la tâche, ma tête est trop lourde le soir. Je ne peux pas. Mais c'est bien que tu saches lire et écrire.». Une résignation terrienne, une peur ancestrale de la nouveauté les retenaient, mais étaient fiers que j'eus franchi le pas.
Humiliation
J'ai presque dix années et il m'arrive plus qu'à mon tour d'avoir très faim, comme souvent les enfants pauvres. Je grandis et il y a peu de nourriture à la maison.
Je chaparde dans les bois, les champs, tout ce que je peux : pommes, châtaignes, champignons, quoique j'ai toujours peur de m'empoisonner avec ces derniers. J'engloutis ce que je trouve, et mets sous ma chemise poires, noisettes, d'autres fruits, les rapportant à la maison.
Un soir, m'étant glissé dans un des vergers du marquis, notre seigneur, notre saigneur, j'entends la voix de Jacquart, son régisseur, qui me crie :
« Toi vaurien que fais-tu ?
— Rien. Les pommes sont à terre j'en ramasse quelques unes. Je ne les vole pas. Elles sont à terre. Si je ne les prends pas elles vont pourrir.
— Tu n'es qu'un voleur sans droit de les ramasser.» Le marquis se tient plus loin.
Le régisseur le regarde et demande :
« Je le fouette pour lui apprendre à ne pas voler ? »
Le marquis lance un simple : « Oui. » Jacquart a un fouet dans les mains. Il s'en sert pour faire avancer les chiens de chasse de la meute du marquis. Le régisseur aime l'accompagner pour exciter les bêtes, leur donner le goût du sang avant la curée.
Mais là il n'y a pas de chiens, pas de bêtes à tuer, il n'y a qu'un garçon qui n'a pas dix ans.
« Vous n'avez pas le droit de me fouetter. Je n'ai rien fait de mal.
— Tu n'es qu'un gueux, un manant. Tu as volé les pommes.
— Non ! Elles étaient par terre. Elles commençaient à pourrir. »
Il m'agrippe. me jette à terre, me presse contre le sol, coince ma tête sous son lourd genou, plaque mon cou sous sa botte, déchire ma chemise, la seule chemise que je possède, et commence à me fouetter.
Je crie, hurle. Il ne s'arrête pas. Je vais m'évanouir. Mais rien n'y fait. Malgré la brutalité des coups je reste lucide.
« Ah ! Gibier de potence ! Je vais t'apprendre à ne plus voler ! » Le vol n'est qu'un prétexte. Le régisseur prend plaisir à me fouetter. Mes cris sont de plus en plus faibles, j'ai de moins en moins de force. À ce moment là j'entends le marquis lui dire :
« C'est bon, arrête, ne le tue pas. »
Il s'arrête, ce maudit régisseur. Je le hais. Je les hais.
Je suis là, le dos meurtri. Je ne peux plus bouger, ni marcher ; je pense :
« La nuit tombe, ils vont me ramener chez mes parents. »
Non. Ils partent. Je passe la nuit allongé là, seul, tremblant de froid, vaincu. Enfin à force de peine, de douleur, de rage et de larmes, je finis par m'endormir. Ce fut la plus cruelle leçon que je reçus pendant mon enfance et jusqu'à maintenant je la garde en moi.
« Car les humiliations de jeunesse sont celles qui ne se pardonnent pas.»
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