Chapitre cinq : 1777 - Je suis soldat !
A quatorze ans j'étais dit d'espérance. Ayant déjà une haute taille et promis à une taille encore plus haute je pouvais passer pour deux ans de plus. Le sergent recruteur me considérant comme une bonne prise ferma les yeux sur mon âge. Ma mère pleurait, cela me fit de la peine. Mon père avait besoin de mes bras à la métairie, mais l'argent de l'engagement était tentant. L'affaire fut rondement conclue. Mes parents reçurent «l'argent du roi» : quarante livres pour prix des huit années de service que je devrai accomplir, du bon argent qui aiderait ma famille à survivre.
Survivre... Le sergent-recruteur mena sa troupe de jeunes recrues, toutes plus fatiguées et égarées les unes que les autres, vers le régiment. Là un autre sergent prit mes mesures puis me cria :
« Prends-ça ! », en me lançant à la volée un uniforme, un trousseau, et une paire de claques.
Un autre bas-officier nous confia les armes et nous en apprîmes le maniement de base. Comme je savais raisonner assez bien, compter et dessiner, mais surtout lire et écrire je fus dirigé vers un régiment d'artillerie. Je savais vaguement que c'étaient des soldats qui tiraient au canon. Tout fier de découvrir que l'artillerie était l'arme des savants dans mon innocence et mon orgueil je me pris pour un savant.
La devise du régiment était « Ultima Ratio Regum ». Ne comprenant goutte au latin je m'enquis :
« Que cela veut-il dire ?
— La force est le dernier argument des rois », braillèrent en même temps deux sergents.
Mon orgueil bête gonfla encore plus : « Voilà qui vous boucle une guerre de façon expéditive ! », lançai-je, bravache.
Tous les soldats étaient affublés d'un surnom. Après m'avoir demandé mon lieu de naissance un type ordonna :
« Tu seras Collot des Herbiers ».
J'échappai au pire : certains surnoms étaient avilissants. Je reçus ainsi une particule authentiquement roturière...
Le caporal antipathique qui me nomma d'office portait des moustaches, dont il était très fier. Par esprit de contradiction je décidai de ne jamais en porter. A l'inverse de ce caporal, soupe à la grimace, la plupart des soldats et bas-officiers que je rencontrai pendant ces mois d'initiation étaient bourrus, sarcastiques, mais aussi bienveillants et pleins de sagacité populaire.
Nous prêtâmes le serment au roi, représenté en ces lieux par un bas-officier petit et grassouillet :
« Nous nous engageons à être fidèle à notre souverain, à obéir aux officiers et bas-officiers en tout ce qu'ils ordonneront pour le service, à ne pas déshonorer notre régiment, à ne jamais abandonner notre poste pour quelque danger que ce soit, à ne pas quitter le rang pendant la marche, pendant le combat, ni en toute autre occasion pour s'écarter ou pour piller, et à ne pas déserter. ! »
Je me trouvais très beau dans mon uniforme de drap bleu sombre aux boutons de laiton brillants, à parements, liserés et retroussis rouges et sur la tête un bicorne noir lustré avec la cocarde du régiment. Cet uniforme, qui n'était qu'un assemblage de tissus et de boutons, me conférait un peu de cette dignité que je n'avais pas eue à ma naissance et resta toujours pour moi le plus beau. Les années passant je m'habituai mais connus des jours où l'uniforme me fut plus pesant que la camisole où on enferme certains fous.
Pendant les deux premières années je fus tambour. Je ne connaissais rien en musique mais un des tambours venant de mourir je fus versé dans la musique du régiment. Ce n'était pas ce que j'attendais de la vie de soldat, mais j'appris à jouer vite et en cadence, ce qu'exigeait le tambour-major. Ce fut le seul instrument de musique dont j'appris à jouer car là s'arrêtaient mes aspirations musicales. Vers la fin de mes premières années au régiment, je côtoyai un autre tambour du nom de Perrin, un prétentieux fils de famille bourgeoise. Les hommes de la troupe lui donnèrent le surnom goguenard de «Beausoleil», à cause de ses cheveux roux et bouclés, mais il fut connu des années plus tard sous un surnom plus victorieux, par une destinée militaire plus que brillante - en tous cas bien plus brillante que la mienne- , en se révélant carrément audacieux quand je le retrouvai pendant le bouillonnant siège de... Mais je m'avance trop dans mon récit.
Je me lassai d'être tambour, même si la solde était meilleure que celle d'un simple soldat.
Je voulais être canonnier, un point c'est tout !
Les «très riches heures» des servitudes militaires
Près du Polygone d'artillerie où nous effections, avec nos divers canons, nos essais de tirs de projectiles et nos multiples simulacres de sièges se trouvaient l'arsenal -dépôt de notre matériel militaire et armes- et le casernement de notre régiment. Il n'existait pas encore beaucoup de casernes, carrées, tracées au cordeau, pour l'instruction, l'entraînement et le logement des soldats et officiers. Après la Révolution ces grandes casernes modernes surgirent comme champignons après la pluie. Du temps des rois la règle était qu'une grosse partie de la troupe et des bas-officiers s'entassaient — tels harengs en caque — en chambrées dans des baraques. Les officiers et le commandement coexistaient, au gré des hasards des billets de logement, chez tel ou tel bourgeois, en ville.
Ces méchantes baraques, sans charme, ni commodités, se situaient près des bâtiments en dur du casernement qui se construisaient laborieusement, suite aux multiples différends financiers entre la Ville et les autorités militaires. Nous vivions dans du provisoire qui durait.
Le mélange d'exigence, de discipline militaires et de vie tranquille me convenait même si, au plus profond de moi, j'aspirais à autre chose, et pas seulement à mes petites ambitions de progresser dans la hiérarchie des bas-officiers.
Je voulais alors une vie verticale et impérieuse, droite et audacieuse comme un héros grec, ardente comme un guerrier, chrétienne et généreuse comme un chevalier errant. Au-delà de tout cela je désirais confusément quelque chose de plus grand qui me dépasserait, qui nous dépasserait tous et bouleverserait l'ordre établi des choses.
Puis je redescendais sur terre et regardais autour de moi...
Les baraques étaient disposées en fer à cheval autour de ce qui ressemblait plus à une grande cour de ferme -avec sol en terre battue, poules picorant, chevaux attendant d'être ferrés, disputes entre valets de ferme -pardon, entre soldats- à propos de rations de fourrage, qu'à un centre de commandement pour régiment moderne. Il ne manquait même pas les vaches. Un de nos officiers supérieurs, Monsieur de Vivien (1), inspiré par les idées des philosophes et pour que nous tous simples soldats et officiers pussions boire du lait, avait fait construire à ses frais une spacieuse vacherie, très saine, bien pourvue en fourrage, aux murs blanchis à la chaux, aux mangeoires en bois de qualité, sans oublier les abreuvoirs d'eau fort propre. Nous, soldats, ricanions car les vaches étaient mieux logées et traitées que la troupe. Nous eussions préféré, au lieu et place de cette étable à vaches, une fontaine à vin...
Notre régiment d'artillerie n'ambitionnait pas d'être aussi moderne, courageux et prestigieux que l'insurpassable Régiment d'Artillerie de La Fère. Mais, pour ce qui était de vacherie et de traite des vaches, nous étions la crème de la crème. C'est te dire, ami lecteur, la rusticité de nos vies d'artilleurs.
Pleins de bonne volonté, malgré les brimades reçues plus qu'à notre tour, nous exécutions les manœuvres militaires. Chaque soldat, tel un pion dans un jeu d'échecs, devait obéir à l'ordre et l'exécuter quasi mécaniquement. Ne pas penser, surtout pas à ces moments-là. Juste obéir et exécuter les mouvements. Avancer seul, mais tous ensemble au pas cadencé, tels des automates mécaniques dans une masse unique . Entraînement des uns et des autres sur le champ de manœuvre. Nous apprenions à être endurants et maîtres de nous. En théorie nous étions aptes au combat sauf que...
Du temps des rois, mon régiment ne partit pas en campagne. Trop éloignés pour avoir été envoyés combattre pour l'indépendance des colonies américaines, qui venaient d'achever leur lutte contre le roi d'Angleterre, nous connûmes cette guerre par les récits que nous en firent, contre quelques verres de vin, d'anciens adjudants, sergents ou soldats de passage qui s'y étaient battus. De même nous entendîmes parler de la Guerre de Sept ans qui se déroula encore plus tôt dans le siècle, par de très vieux et très usés soldats.
Ma génération, formée du temps des rois, passa des journées entières sur les champs de manœuvre, au Polygone d'artillerie, à répéter les moindres mouvements d'utilisation des fusils, des canons, de la marche en cadence, ne connut pas, pendant ces années qui furent comme suspendues dans l'attente, le baptême du feu.
L'embrasement, le déchaînement des armes, le déluge de feu des années révolutionnaires et impériales n'en furent que plus saisissants par contraste. Car je fus d'une génération qui finalement fut tout, sauf fade.
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1 : Monsieur de Vivien : petit clin d'oeil au très actuel Plan VIVIEN (Valorisation des structures de la Vie des Engagés)
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