Lola : la visite
Est-ce qu’il existe un endroit plus sinistre qu’un parloir de prison ? Oui, un parloir de prison japonais.
Tout était gris. Les bâtiments de cet énorme complexe en croix, surmonté d’une grille évoquant la cage pour dinosaure, les murs en béton (piètre imitation du style Le Corbusier, qui a fait si mal à l’architecture japonaise), le visage des matons, le ciel ce jour-là.
Mais j’allais enfin voir Hide. Un mois et demi sans lui, à attendre dans l’anxiété la réponse à ma requête... Au Japon, il est octroyé peu de visites aux condamnés à mort. On les laisse attendre leur exécution en isolement total, sans le moindre réconfort apporté par un visage ami. Une philosophie de la justice considérant que, lorsque quelqu’un est coupable, c’est toute sa famille qui l’est avec lui... La notion de responsabilité partagée est plus importante au Japon qu’ailleurs : j’étais donc moi-même, en tant que femme de meurtrier, considérée comme à moitié coupable, et les flics n’allaient pas me montrer la moindre compassion. On me fouilla de fond en comble, dans un silence réprobateur. La matonne qui me fouillait désigna le gros sac que j’avais apporté :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Des vêtements chauds pour mon mari, une bouillotte, des snacks et des fruits.
On m’avait dit que les prisons n’étaient pas chauffées. Ni même climatisées, d’ailleurs.
— C’est interdit, répliqua sèchement la gardienne. Si vous voulez qu’il mange des fruits, vous devez ajouter 500 yens à son traitement journalier.
Je réprimai mon soupir agacé. Il le fallait, pour Hide. Ne pas énerver cette salope.
— Excusez-moi, je ne savais pas. Est-ce que vous pouvez les lui donner, exceptionnellement ? fis-je en hésitant à joindre à ma supplique un petit billet.
En Égypte, un pays où l’on pouvait toujours s’arranger, ça aurait marché. Plus d’une fois, ma grand-mère avait huilé des transactions délicates avec un pot-de-vin discret au Caire : pour elle, il n’y avait aucun problème insoluble. Mais ici, c’était le Japon. Les ordinateurs eux-mêmes semblaient plus humains que les employés administratifs.
— Je vais demander à mon supérieur, grinça la matonne. Mais je ne vous promets rien. La prochaine fois, suivez le règlement !
— Merci, répondis-je sans trop montrer ma joie. Cela ne se reproduira pas : je n’avais pas bien compris le règlement.
L’administration japonaise désapprouvait l’expression des sentiments : je le savais depuis la fac et leur impitoyable bureau des bourses. Rien de tel qu’une explosion de rires ou de larmes pour éveiller leur mépris et leur méfiance. La gardienne garda un visage de statue, puis elle me fit signe de la suivre dans un long couloir aux airs concentrationnaires, le sac de fruits à bout de bras.
La journée commençait très mal.
Mais le pire survint lorsque je vis arriver Hide. Il entra par la petite porte derrière la vitre qui coupait cette horrible pièce en deux, le crâne rasé et le visage amaigri, vêtu d’un atroce pyjama évoquant les uniformes nord-coréens, avec un numéro épinglé sur la poitrine. Ses joues étaient hâves, mal rasées, et ses yeux brillants. Pourtant, en voyant combien il paraissait grand à côté du planton sinistre entré avec lui, et la façon dont ses larges épaules et ses pectoraux semblaient menacer de faire éclater son uniforme, je ne pus retenir un sourire. J’étais si heureuse de le voir ! Six longues semaines. C’était le temps qu’il avait fallu, depuis son arrestation, pour que je puisse venir.
Hide garda le même visage impassible que les matons, mais son regard tomba sur mon ventre, qui commençait à devenir visible. Il s’assit et décrocha l’espèce de téléphone qui nous permettait de discuter un tant soit peu en privé. Cette intimité restait relative, puisque le gardien assis dans le fond de la pièce, contre le mur, notait sur un grand registre le contenu de notre conversation. Pour cette raison, aucune autre langue que le japonais n’était autorisée.
Lorsque Hide posa sa main sur la tablette devant lui, je notai ses phalanges rougies.
— Tu vas bien ?
Comme d’habitude, il éluda ma question.
— Et toi ? Ça commence à se voir, remarqua-t-il en esquissant un sourire du coin des lèvres.
Je baissai les yeux sur mon ventre.
— Je dois aller faire une écho mardi, lui appris-je. On saura ce que c’est à ce moment-là. Un petit alien, un garçon ou une fille.
— Tu aurais dû échanger ta visite avec Hanako. J’aurais bien aimé savoir.
Hide n’avait droit qu’à une visite de vingt minutes par semaine. La première avait été consacrée à son avocat, qu’il fallait absolument qu’il voie pour la révision de son procès. J’étais la deuxième, puis viendrait Masa, et ensuite, sa fille, Hanako.
— Je t’écrirai, répondis-je en sentant ma voix s’étrangler dans ma gorge. Je suis désolée, mais je ne tenais plus. Il fallait que te voie ! C’était vital. Je ne pouvais pas passer en dernier, même si ce con de Nishimura me l’a conseillé...
Selon l’avocat, on empêchait les épouses de mafieux de venir voir leur mari pour éviter qu’elles prennent d’eux leurs instructions et continuent à faire tourner leurs affaires. Il m’avait déconseillé de parler business avec mon mari au parloir.
— Il a raison. Laisse Masa s’occuper de tout, il sait quoi faire, statua Hide. Contente-toi de te reposer, de bien manger, et évite de trop penser à la situation. De toute façon, la prison, ce n’est pas un bon environnement pour une femme enceinte. Une visite par mois, pour toi, c’est amplement suffisant.
Je le trouvais dur. Cependant, ému par ma détresse, il posa sa grande main sur la vitre. Je posai la mienne dessus. Ses longs doigts, ses caresses sur ma peau... comme tout cela me manquait !
— Je peux pas me passer de toi, Hide, soufflai-je en essayant de réfréner mes larmes. Tu me manques trop. C’est horrible.
Je vis passer une expression vulnérable sur son beau visage.
— Il le faudra bien, pourtant, dit-il. Sois forte, Lola. Ce n’est qu’une question de temps.
Il pressa sa main sur la vitre, de nouveau, me signifiant par-là que s’il l’avait pu, il l'aurait serré dans la sienne.
— On se croirait au zoo, murmurai-je en tentant de sourire. Je m’étais déjà fait cette réflexion quand je suis venue te voir en garde à vue. Je t’ai apporté des fruits. Il paraît qu’ils ne vous en donnent pas...
Le coin effilé des yeux de Hide se plissa, et son sourire s’élargit.
— Je suppose que c’est moi le singe ? Enfin, je suis né l’année du singe, donc je ne vais pas certainement pas me vexer !
— Encore plus maintenant qu’ils t’ont rasé le crâne... comment ont-ils osé ?
J’en bouillonnais de colère. Sa belle chevelure noire de jais, si épaisse et brillante... c’était une mutilation pure et simple.
— C’est la procédure, pour l’hygiène, m’informa-t-il. Ça repousse vite.
Si tu sors un jour...
Mes doigts se crispèrent sur la vitre. J’avais tellement envie de le toucher !
— Nishimura m’a dit que le Japon n’autorisait pas les visites conjugales, soufflai-je. Je trouve ça tellement injuste ! Tu me manques tellement, Hide, si tu savais... !
— Toi aussi, avoua-t-il sur un ton douloureux.
La nuit, le manque de lui me torturait. Je me tournais et me retournais sans pouvoir trouver le sommeil, seule dans mon grand lit. Ce n’était pas seulement mental, c’était également physique. Mais je ne pouvais pas le lui dire. Ce qu’il vivait était pire que moi. Je ne pouvais pas l’inquiéter.
— J’ai besoin de toi, réussis-je tout de même à lui confier.
Je vis son visage s’illuminer. Mais cela ne dura qu’un instant, et la seconde d’après, il reprit son expression habituelle, stoïque.
— Comment va Hanako ?
— Bien. Elle a décidé de tenir un blog en anglais pour parler de ton cas... elle veut attirer l’attention de la communauté internationale sur les failles du système judiciaire japonais. Et maintenant, elle veut faire des études de droit. On peut dire que c’est une fille obstinée...
— Dis-lui d’arrêter tout de suite, coupa Hide. Ça la met en danger, elle et sa future carrière. Et si les... (Il baissa le ton.) Kozakura apprennent, pour elle...
— Elle dit qu’elle s’en fout, répondis-je un peu brusquement. C’est ta fille, Hide. Elle est comme toi. C’est une guerrière, pas le genre à partir se cacher dans un trou de souris. Et elle veut que tu la reconnaisses. Elle va t’envoyer un courrier en ce sens très bientôt. Mais je pense qu’elle t’en parlera elle-même lors de la visite.
— Je lui ai déjà dit non, répliqua-t-il. C’est trop dangereux pour elle. Avoir un père criminel, un meurtrier condamné à mort... ça lui portera préjudice.
Je laissai échapper un soupir résigné. Nous n’avions que peu de temps : je ne voulais pas le gaspiller à me bagarrer avec Hide à propos de Hanako.
— Hide... on fait de notre mieux pour obtenir la révision de ton procès, ici. Hanako fait comme elle peut. Elle s’inquiète pour toi.
— Pas la peine de s’inquiéter, répéta-t-il. Tout va bien.
Il mentait. Je le voyais bien. À la différence de son « frère » Kiriyama, Hide était un piètre dissimulateur.
— Est-ce que tu es bien traité, au moins ? demandai-je en jetant un coup d’œil au maton.
— Très bien.
— Il paraît que tu es à l’isolement tout le temps...
— C’est mieux. Les autres détenus peuvent être très violents. Surtout maintenant que j’ai été exclu de l’organisation.
J’avais appris par Masa que l’Okami-ikka n’était plus sous la férule du Yamaguchi-gumi. Hide ayant été jugé coupable de l’assassinat d’Onitzuka Nobutora, il avait été exclu de l’organisation dirigée par ce dernier. Kinugasa avait remplacé le vieux parrain à la tête du clan, et il avait nommé un autre wakagashira-hosa, le poste qu’il occupait juste avant. Kiriyama, lui, avait pris la place de Hide en tant que troisième lieutenant.
Il avait réussi à se faire réintégrer en profitant de la mort de Nobutora, avec qui il s’était querellé à propos de Hide... visiblement, Kinugasa, qui avait accepté sa réintégration, ne faisait pas partie des gens favorables à mon mari au Yamaguchi-gumi.
— C’est dégueulasse, sifflai-je. Et dire que ce type osait se prétendre ton meilleur ami, ton frère juré... ! Si je le voyais, je...
— C’est comme ça, coupa Hide sans me regarder. Ça ne sert à rien de revenir sur le passé.
Un silence s’installa. Hide finit par risquer un regard timide vers moi :
— Et... Miyako ?
La jalousie que j’éprouvais dès qu’il prononçait ce nom revint pointer son vilain nez. Je redoutais cette question. Je savais, en outre, qu’il mourrait d’envie de me la poser depuis le début de notre conversation. Ni son avocat ni même Masa n’allaient lui parler de Miyabi : j’étais la seule habilitée pour ça, hormis sa fille.
— Elle est toujours à l’hôpital psychiatrique, répondis-je. Les médecins disent qu’elle peut sortir, mais la maison des Onitzuka a été mise sous scellés...
— Est-ce que tu peux...
— Je ne sais pas, Hide, l’interrompis-je. Je n’ai pas encore pris ma décision.
Cette fois, il planta franchement son regard dans le mien.
— J’ai besoin de savoir qu’elle est en sécurité quand je ne serai plus là, asséna-t-il d’une voix autoritaire. Promets-le moi, Lola. Promets-moi que tu t’occuperas d’elle. Ne la laisse pas tomber.
Je gardai un silence obstiné. Hide me faisait son numéro de chef. Bien entendu, je voulais le rassurer, le soulager de cette angoisse immense que je ressentais émaner de lui à travers la vitre. Mais Miyabi... le portrait craché de Noa... la mère de son premier enfant... et surtout, la femme qu’il avait tant aimée. Je me sentais incapable de lui dire quoi que ce soit.
— Est-ce que tu l’aimes encore ? finis-je par lui demander, relevant la tête.
— Quoi ?
— Miyabi. Est-ce que tu as encore des sentiments pour elle ?
L’expression faciale de Hide passa d’étonnée à résignée.
— Lola, commença-t-il, utilisant ce ton légèrement paternaliste qu’il prenait lorsqu’il voulait faire preuve d’autorité.
— Tu as besoin d’être rassuré, eh bien moi aussi. Est-ce que tu aimes encore Miyabi, Hide ?
— Il n’y a plus de Miyabi, lâcha-t-il, un feu volcanique couvant dans ses yeux noirs. Elle est morte cette nuit-là. Mais il reste Miyako, une femme brisée, vulnérable, qui a besoin d’aide. Il faut que tu t’occupes d’elle à ma place. J’espère pouvoir compter sur toi, Lola.
Je relevai le menton, soudain en colère. Ce qu’il me disait me heurtait trop.
— Et moi ? Tu ne crois pas que j’ai besoin qu’on s’occupe de moi, moi aussi ?
— Non. Tu peux gérer, je le sais. Tu es ma femme.
— Oui, ta femme, enceinte de son premier enfant et donc morte de trouille, qui se retrouve avec un clan yakuza sur les bras du jour au lendemain, la fille et l’ex-copine de son mari à gérer en prime de sa condamnation à mort, dont je ne serai informée que le lendemain de son exécution. Tu crois pas que ça fait un peu beaucoup ?
Hide plissa les yeux, puis il se leva.
— Je compte sur toi, répéta-t-il, les prunelles brillantes.
Puis il me tourna le dos.
— Ne crois pas pouvoir t’enfuir comme ça, Ôkami Hidekazu ! lui criai-je. Reviens tout de suite !
— C’est l’heure ! beugla soudain le maton en se levant comme un petit soldat mécanique.
Hide se tourna vers lui, lui présentant ses poings. Il aurait pu démolir ce nain d’une pichenette, menottes ou pas... mais il se laissa entraver tranquillement. Je serrai les dents en voyant le maton accrocher les menottes à une chaîne reliée à une sangle autour de sa taille, que je n’avais même pas vue, tant j’étais accaparée par son visage. Puis il y fixa une sorte de laisse.
— Hé, ce n’est pas un chien qu’on amène à la promenade ! hurlai-je derrière la vitre. Pourquoi vous l’enchaînez comme Hannibal Lecter ?
Le garde m’ignora. Tirant d’un coup sec sur la laisse — l’avait-il fait exprès ? — il dirigea Hide en dehors de la pièce. Ce dernier évita de me regarder, ce qui alimenta ma colère.
— Les droits de l’Homme, ça existe ! Je vais en référer à Amnesty International ! Mon mari est innocent, et même si c’était un criminel, ce n’est pas une excuse pour le traiter comme ça ! Vous êtes une démocratie du G7, oui ou merde ?!
Le claquement sourd de la porte blindée fut la seule réponse que j’obtins.
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