Hide : la lettre

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Je me suis encore engueulé avec elle. Entre nous deux, depuis le début, c’est explosif. Parfois, je me dis que Lola a le même caractère que moi. Le refus viscéral de la moindre autorité, l’envie de tout changer. Pour le premier trait, du moins, la prison, puis la vie de gokudô[1] m’ont discipliné, poli comme une pierre à laquelle on enlève la moindre aspérité. Mais lorsqu’il je me trouve en face de Lola, si obstinée, si entière, je me revois à 15 ans, au moment où j’ai décidé de déclarer la guerre au monde entier.

Je me ferai un nom ou je mourrai en essayant.

Tout, plutôt que de n’être personne, et disparaître de cette vie sans y avoir laissé ma trace.

C’était ce que je pensais à l’époque. Jeune et con. Naïf au point de croire que je pouvais tout régler avec mes seuls poings, la force pure et l’éthique. Dans ma tête, on ne pouvait être fort qu’en suivant un code d’honneur, nécessairement viril et guerrier. Je ne savais pas encore que force et pouvoir pouvaient aussi rimer avec lâcheté et cruauté, ou encore manipulation et intelligence. Au fond de moi, quelque part, je n’y crois toujours pas.

Mais maintenant, il y a Hanako qui vient s’ajouter à l’équation. Et son caractère à elle est plus proche de celui de Lola que celui de Miyako...

Ça fait une bonne trentaine de minutes que je suis devant cette feuille blanche. Je ne sais pas quoi répondre à cette fille que je connais à peine, et qui m’exhorte à témoigner sur la vie en prison et à raconter ma version des faits aux cochons. Uchida lui-même est venu me supplier au parloir, la semaine dernière. Ou était-ce celle d’avant ? Je m’en souviens plus. On perd vite la notion du temps, dans ce cachot...

— Numéro 1249 ! Lève la tête, que je te vois !

Lors de sa première incarcération, je me suis battu contre cette règle stupide pendant des mois. En vain. Les gardiens veulent toujours voir le visage des détenus. Mais on n’a pas le droit de les regarder. Il ne faut pas non plus regarder en l’air, ni trop bas. En gros, la seule chose qui est autorisée, c’était le regard vague et périphérique de la posture de méditation zazen[2]. Heureusement pour moi, je pratique la méditation depuis mes débuts en karaté. Ça m’a beaucoup aidé, la première fois. J’ai vu de nombreux prisonniers perdre la tête à force de fixer le vide comme ça, sans bouger... ils n’ont pas supporté cette rencontre forcée avec eux-mêmes. Peu de gens acceptent ce face à face. Parce quand on est seul, on est obligé d’assumer. Il n’y a plus de dérivatif.

Je pousse donc la lettre reçue ce matin vers le coin de la petite table, de façon à ce que le maton puisse continuer à me voir. On a droit à sept pages par jour, et je compte bien prendre le temps qu’il faut pour les écrire. Par acquit de conscience, je décide de relire une nouvelle fois la lettre de Hanako, même si je la connais déjà par cœur.

Papa (Je ne sais pas si je peux t’appeler comme ça. Après tout, tu as été absent de ma vie pendant 18 ans.)

Il faut VRAIMENT que tu fasses une déclaration à la police. Dis-leur la vérité ! J’ai tout vu, et je suis prête à témoigner. N’importe quand. Fais un effort ! Parler à un agent des forces de l’ordre ne va pas te transformer en « poucave » : ce type n’aurait pas hésité un instant à te balancer, lui... Je sais bien que le règlement du Yamaguchi-gumi interdit de parler aux flics, mais tu n’en fais plus partie, ok ?! Désolée d’être si brutale. Qui suit les règles du ninkyō-dō[3], de nos jours, à part toi ?? On n’est pas dans un film ! Je refuse de perdre mon père, alors que je viens juste de le retrouver, pour une histoire de stupide code d’honneur.

Allez, on se lance.

J’ai toujours été doué avec les chiffres – ce qui m’a valu un tel succès au mahjong, entre autres – mais on ne peut pas dire que je sois un expert en caractères chinois. Et je ne suis même pas sûr de la graphie utilisée pour le prénom de ma propre fille. Je sais que c’est le caractère pour « fleur » qui se trouve dans son prénom, mais lequel ? Elle a bien laissé un gribouillis sur l’enveloppe, mais c’est limite indéchiffrable… Il me faut mes lunettes.

Le maton met une heure avant de me demander pourquoi je lève la main comme un foutu toutou qui attend qu’on le promène. C’est le jeu, ici.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Je demande la permission de me lever pour prendre mes lunettes, officier.

— Vas-y.

Je prends mon temps pour déplier mes jambes. Les occasions de marcher sont rares, en cellule. On a droit à 30 minutes d’exercice par jour, mais j’en profite surtout pour faire des pompes et du cardio. Cependant, je sais aussi qu’il ne faut pas trop traîner. Si ce gardien, qui ne peut déjà pas me sacquer, me prend réellement en grippe, il peut faire de ma vie ici un véritable enfer. C’est déjà pas un hôtel cinq étoiles.

Du reste, la cellule est tellement petite que je n’ai que deux pas à faire pour arriver devant le casier contenant mes maigres affaires. Trois livres, dont le dictionnaire de kanji[4] que je veux utiliser, un paquet de mouchoirs, une brosse à dents — j’ai pas eu droit au rasoir -, une boîte contenant mes lunettes. En l’ouvrant, je m’attarde sur la photo craquelée de Lola que j’ai collée dedans. J’ai souvent du mal à réaliser que je suis marié à une femme aussi belle. Les matons, en fouillant ses affaires, sont tombés dessus, mais ils n’ont rien dit. En revanche, ils m’ont enlevé celles que Hanako m’a envoyée, de sa mère et elle. Ce qui est sans doute mieux.

De nouveau assis, mes lunettes sur le nez et le dico posé devant moi, je reprends la rédaction de ma lettre. Qu’est-ce que je peux lui raconter, putain. Déjà, d’arrêter de causer aux flics. Même Uchida ne peut rien pour moi. Une fois que t’es pris, t’es foutu. C’est le système qui veut ça. Le jeu entre la loi et les yakuzas. La seule solution pour s’en sortir, c’est de leur donner une nouvelle proie. Kiriyama.

Mais tout ça, hors de question d’en parler à ma fille. Je me contente de lui dire d’arrêter de jacter à tort et à travers, puis signe, cachète la lettre. Je sais que l’administration la lira, mais c’est histoire de.

— Quoi ? aboie le maton quand je le sollicite à nouveau.

— J’ai fini, officier.

— Pose ta lettre sur la table. Je la prendrai tout à l’heure.

Je relève la main.

— Quoi encore ?

— Je demande à aller aux toilettes, officier.

Le gardien fait un geste vague dans sa direction, avant de se retourner. L’attention est appréciable. Il doit en avoir marre de mater ma bite.

Je profite de la rare station debout pour regarder par la fenêtre, à travers les barreaux. D’ici, on peut voir les bâtiments d’en face, ceux des prisonniers « normaux ». Je sais d’expérience quelle angoisse et quel soulagement cela apporte aux autres détenus de regarder l’aile des condamnés à mort. Celle où se trouve la chambre d’exécution... La voir en face de soi quand on pisse rend toute cette taule plus acceptable. Au moins, on est vivant. Pendant ma première incarcération, j’ai passé quelques mois dans cette aile avant d’être transféré à Fuchû. Un matin, vers dix heures, j’ai vu un cercueil sortir de la petite porte de service du bas. J’ai tout de suite deviné ce que c’était. Un condamné exécuté, en route pour l’incinération. Il y a un temple du bouddhisme réformé à côté qui accepte les corps des condamnés à mort : depuis qu’elle est à Tokyo, l’Organisation a toujours versé un petit don annuel pour remercier le bonze de l’aide apportée aux anciens membres qui finissent dans son crématorium. Un geste normal, et aussi, une manière d’éloigner le mauvais sort. Quand on marche sur la voie de l’illégalité, on ne sait jamais quand la Vieille des Enfers va nous crocheter le kimono. Un yakuza meurt seul. Le bonze du temple des condamnés, c’est souvent l’unique personne à se tenir devant sa tombe, le jour fatidique. Alors autant l’arroser.

— T’en mets un temps pour pisser ! Des problèmes de prostate ?

Je me retourne et le balaie du regard, tout en rangeant ma bite dans mon pantalon. Mal à l’aise, il détourne la tête. Je l’entends bafouiller un truc : « enfoiré de yak’ » et « ces sauvages sont montés comme des ânes ». Mais il a baissé les yeux. Bien.

Ce putain d’uniforme de merde. Celui-là aussi, je le supporte pas. Au moins, j’ai pas à me préoccuper de la couleur de ma chemise ou de l’assortiment de ma cravate. On m’a même pris ma montre et mon alliance.

— Je peux ranger mon dictionnaire ?

— Vas-y, grogne le maton en réponse.

J’en profite pour prendre le manuel de français que m’a envoyé Masa sur ma demande. J’essaie d’apprendre cette langue. Ça pourra s’avérer utile plus tard, pour communiquer avec la famille de Lola s’ils reviennent au Japon un jour. Mais putain, ce que c’est compliqué. Plus encore que les combinaisons de mahjong niveau avancé. Je compte mettre ce temps à l’ombre à profit pour apprendre tout ça par cœur. Français, mahjong et caractères chinois. Ça tombe bien, j’ai une excellente mémoire, et rien d’autre à foutre de mes journées.


[1] Mafieux, dans l’argot yakuza.

[2] Méditation dans le bouddhisme zen.

[3] Code d’honneur chevaleresque chez les yakuzas.

[4] Caractères chinois utilisés dans l’écriture japonaise.

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