Hide : le numéro 1250
J’ai encore rêvé de lui. Pourtant, s’il y a bien une personne à laquelle j’ai pas envie de penser, c’est bien Kiriyama. Mais j’entends sa voix toutes les nuits.
Personne ne te connait mieux que moi. Surtout pas cette Française que tu te trimballes comme un trophée. Tu t’en lasseras vite, mais moi, tu m’auras perdu. Et tu le regretteras.
Ce sont les derniers mots que m’a adressé mon ancien frère juré, dans la lettre signifiant sa volonté de me faire la guerre. Sur le coup, tout dans ma rage d’avoir vu mourir Yûji, je n’y avait pas prêté particulièrement attention. Kiriyama a toujours été prompt à tout exagérer, et pendant des années, je n’ai pas vraiment pris au sérieux ses élucubrations. Cependant, mine de rien, les mots restent. Depuis, j’arrête pas d’y penser. Il déteste Lola, viscéralement. S’il peut, il lui fera du mal. Et moi, incapable de la protéger, je suis enfermé dans cette taule.
Il n’y a pas de bruits de pas ce matin. Mais derrière le mur, le type d’à côté sanglote doucement. Le maton n’est pas non plus à son poste. La nuit, ils viennent regarder par la vitre toutes les demi-heures, vérifier si le visage du détenu est visible. S’il ne l’est pas, ils n’hésitent pas à nous réveiller. Impossible de se branler non plus... ou alors, il faut le faire très rapidement. Le néon allumé jour et nuit, et surtout, la vidéosurveillance qui tourne vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dissuade vite de s’octroyer un petit plaisir solitaire sous les draps. Sans compter la chaleur intense en ce début d’automne... En hiver, à Fuchû, il faisait si froid que le moindre courant d’air dû au mouvement d’un de mes six camarades de cellule suffisait à provoquer une bagarre. Envoyant le coupable direct au chôbatsu, le cachot de punition de la taille d’un lit, dans lequel on devait rester assis en tailleur, les mains posées sur les cuisses de six heures du matin à cinq heures du soir, et où regarder en l’air valait au contrevenant un coup de latte dans la face. À l’époque, j’avais battu le record officiel : trois mois de trou. J’étais loin de me douter que ce ne serait qu’un avant-goût de ce qui m’attendait.
Les minutes passent, et le maton de garde n’est toujours pas là. Il doit être coincé aux gogues... ou alors, il y a eu un petit couac dans le line-up bien huilé de la relève. Cela arrivait parfois, à Fuchû. Pourquoi pas ici ?
En frappant du poing contre le mur, je découvre qu’il est étrangement creux. Deux coups secs. Les sanglots se taisent immédiatement.
— Hé, tout va bien ?
Derrière la cloison, le type a suspendu son souffle.. Depuis combien de temps attendait-il l’annonce de son exécution ?
La tête d’un nouveau maton apparait derrière la vitre.
— Détenu 1249 ! C’est l’heure !
Je me lève d’un seul mouvement. Faut pas traîner. Je plie mon lit au carré, comme le veut le règlement, range le futon et sa couverture dans le coin dédié. Puis j’attends comme un bon chien que le gardien vienne me menotter. Il y a deux gardiens ce matin : un devant, un derrière, ce qui signifie qu’on va m’emmener dehors. Très bien. Ma demande de faire du sport très tôt, avant le petit-déjeuner, a été acceptée. J’ai choisi cet horaire pour une bonne raison : la procédure de mise à mort des condamnés commence toujours très tôt le matin. Comme ça, si un jour on ne vient pas me chercher pour ma séance... je saurais que c’est parce qu’on va m’exécuter dans la journée.
— Bras devant, et tu bouges pas une oreille, le champion de karaté !
Ils sont lourdingues avec cette pauvre vanne. Mais je relève pasSans changer d’expression, je tends les bras à l’horizontale, à hauteur des épaules. C’est la procédure pour tous les déplacements, donnant à la démarche des détenus un air de parodie militaire. Mais je sais que les gardiens ne nous imposent pas ça pour nous énerver ou nous ridiculiser : ils sont en sous-effectif, et non-armés. Contraindre les prisonniers à se déplacer ainsi, les mains toujours à portée de vue, permet de mieux les contrôler.
Je suis les gardiens jusqu’à l’espèce de cage qui sert de coin promenade et de « salle de sport ». Salle de sport, c’est beaucoup dire : rien ne permet d’en faire, si ce n’est l’imagination et l’ingéniosité humaine. Je patiente jusqu’à ce que le maton le détache, puis je lance le minuteur. Trente minutes. C’était tout ce qu’on me donne comme temps. J’enfile le jogging et le t-shirt réglementaires en moins de soixante secondes, et, sans attendre, me mets à courir le long des murs, sous le regard impassible des matons.
Je dois ressembler à un rat qui fait des tours dans sa cage. Ils kiffent ça.
Mais je m’en fous. Avec la douche qui vient après - transpirer autant me vaut ce petit privilège, alors que normalement, on n’y a droit que trois fois par semaine -, c’est le meilleur moment de la journée.
Après cinq minutes de jogging et quelques pics d’accélération, j’enchaine sur le cardio. Puis du gainage, et des pompes de toutes sortes. En me plaçant la tête en bas pour faire des pompes en équilibre sur les bras, j’aperçois du coin de l’œil le regard perplexe d’un des matons. Celui-là, c’est le plus jeune, le maillon faible, celui qui a quitté son poste cette nuit. Si je dois tenter quelque chose un jour, quoi que ce soit... je commencerais par lui. Une bonne ouverture.
Ils discutent entre eux en me regardant comme un animal à la foire.
— Qu’est-ce qu’il fait ? Ça a un rapport avec le surnom que vous lui donnez, le « champion de karaté » ?
Son collègue le remet à sa place.
— Pose pas de questions. Ce type est une ancienne gloire du combat libre, célèbre à l’âge d’or du Pride. Une brute dangereuse ! Pas mal de ses adversaires ont fini en petite chaise.
Encore une entorse au règlement. Donner des infos sur les détenus, c’est interdit normalement.
Finalement, même ici, elles sont nombreuses. La société légale, mon cul, oui…
Sans compter que j’ai jamais cassé un adversaire sur le ring. Ceux qui ont fini en « petite chaise » sont ceux qui sont venus me défier par surprise, en pleine rue la nuit.
Je profite d’un autre exercice pour balayer les environs du regard - il y a une autre « cage » voisine à la mienne, séparée par un simple panneau en aluminium renforcé, mais pour l’instant elle est vide -, puis enchaîne sur un « shadow boxing ». Quelques formes imposées de karaté pour dérouiller les articulations, puis cinq minutes pour m’étirer, en comptant dans ma tête pour ne pas me faire surprendre par le temps. Il me reste deux minutes trente. Je les utilise en répétant un kata de l’école Goju-ryû, puis finis par un exercice de respiration. J’essaye de faire une série différente tous les jours : quand je les aurai toutes passées, je reviendrai au début, comme je faisais pendant mes dix ans de prison. À l’époque, on avait droit à dix minutes journalières de sport supplémentaire.
Mais les condamnés à mort ne sont pas censés se maintenir en forme. Juste garder suffisamment de santé mentale pour ne pas incommoder les gardiens, et pouvoir marcher sur leurs deux jambes le jour de leur exécution.
Et pourtant, le lendemain, à la même heure, j’ai la surprise de constater qu’il y a quelqu’un dans la « cage » voisine à la sienne. Un autre condamné qui a demandé - et obtenu ! - le droit de faire du sport avant le petit-déjeuner ?
Au moment où je passe devant la plaque d’alu qui nous sépare, il me parle.
— Merci pour ta sollicitude hier. Je suis ton voisin de cellule, le numéro 1250.
Je peux pas lui répondre, avec les gardiens aussi proches. Mais ça, il le sait.
De retour dans ma cellule, douché et changé, je demande à écouter la radio. C’est autorisé, mais à condition que ce soit NHK news exclusivement. C’est l’administration qui choisit. Je m’assois en tailleur au milieu de la pièce de quatre tatamis, la radio allumée - j’aime bien avoir un bruit de fond pour me concentrer - et travaille mon français. Je me force à en faire quatre heures par jour : ensuite, c’est le mahjong, en répétant les combinaisons dans ma tête, quatre heures encore. Ainsi, huit heures passent, entrecoupées par la pause de midi. Ça rythme les journées, leur donne un semblant d’utilité. Dix ans derrière les barreaux m’ont appris à quel point il est important pour un homme de se donner des tâches de ce genre. À l’isolement, notamment, seuls les repas permettent de distinguer une journée de la précédente. C’est pourquoi je prends soin de changer de contenu pédagogique chaque jour. Un vrai challenge, étant donné que je n’ai le droit qu’à seulement trois livres à la fois. La prison n’est pas un centre de formation : c’est une institution dont la raison d’être reste, avant tout, de punir.
Et surtout – surtout – j’essaye de ne pas trop penser à Lola. Ne pas me déconcentrer. Apprendre le français me permet, en quelque sorte, de garder une sorte de lien avec elle.
Mais que cette langue est difficile ! L’écriture, d’abord, encore plus compliquée que l’anglais. Le pluriel, et surtout le « féminin » et le « masculin », me donnent de véritables difficultés. Et cette prononciation... Je tente de retenir des phrases entières, utiles dans la vie quotidienne. À faire les courses. À apprendre à me présenter. N’ayant pas le droit de parler, ni même de murmurer, je répète les phrases dans ma tête.
Je m’appelle Ôkami Hidekazu (ou plutôt Kiryûin Tatsuya - j’en reviens toujours pas.) Je suis Japonais. J’ai trente-huit ans. J’habite à Tokyo.
Je suis un yakuza, et un assassin.
Mais ça, je ne sais pas encore le dire en français. Ce n’est pas dans le manuel.
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