Hide : première neige

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La première neige. En voyant les flocons tourbillonner derrière l’étroite lucarne qui perce le mur, je prends conscience du temps écoulé. Depuis combien de semaines est-ce que je suis là, enfermé dans cette cellule d’isolement ? Sans aucune visite pour rythmer le quotidien, j’ai perdu la notion du temps. Je n’ai plus de nouvelles de la révision du procès. En étant transféré ici, j’avais pensé bénéficier d’une avancée. Mais finalement, les choses sont au point mort. Quel con j’ai été de me laisser enfermer comme ça…!

Je croise les bras autour de mon corps pour tenter de me réchauffer. Un vent glacé s’engouffre par l’étroite lucarne, maintenue ouverte nuit et jour. C’est le vent sibérien, annonciateur de grand froid.

La neige. Ça fait bizarre de la voir là, dehors, recouvrir le monde de son voile de silence. Est-ce que Lola la voit, là où elle est ? Je ne sais même pas où elle se trouve. La dernière fois que je l’ai vue, je lui ai demandé de fuir, de se mettre à l’abri loin des yakuzas. Même Masa ignore où elle est. Et c’est mieux comme ça.

Lola. Je t’ai promis que je te rejoindrais bientôt... mais je ne suis plus certain de pouvoir tenir ma promesse.

J’essaie de dormir, de m’éloigner de tout ça. Mais l’air de cette cellule de confinement est vicié et poussiéreux. Je le sens au coin de ma paupière, qui me brûle les yeux.


*


Un son étrange me tire du sommeil. J’ai à peine ouvert les yeux que le flash d’une lampe-torche me force à les refermer. Un gardien la pointe sur son visage, à travers la porte de la cellule entrouverte.

— Lève-toi. Je t’attends à l’extérieur.

Arisawa. C’est elle. Qu’est-ce qu’elle me veut, encore ?

Je déplie mon corps douloureux et m’extirpe de l’étroite cellule. Même si ce réveil en pleine nuit ne me dit rien de bon, je dois reconnaître que ça fait du bien de se dégourdir un peu les jambes.

Arisawa m’attend dehors, dans le couloir.

— Ne fais pas de bruit.

Je la toise. Elle est moins grande que Lola.

— Qu’est-ce qui me vaut une telle attention ?

Je la vois souvent passer devant ma cellule, le soir. Elle vient me regarder. Elle est surtout venue la première semaine, quand j’avais les bras liés dans le dos comme un criminel de l’époque féodale. Une fois, je l’ai même surprise en train de prendre une photo avec son téléphone. Cette femme a un grain ; je me méfie d’elle.

— J’allais juste te proposer de prendre une petite douche, réplique-t-elle en levant les mains en signe d’incrédulité. Mais si tu le prends comme ça...

Je prends le temps de la scruter, de chercher à lire son visage. Elle semble sincère... mais comment savoir ce qui se passe dans sa tête ?

Tant pis. De toute façon, je n’ai rien à craindre d’elle.

— Je ne dirais pas non.

Arisawa me répond avec un sourire blanc.

— Parfait. Je savais que l’idée te plairait. Ça fait un sacré bout de temps que tu es là-dedans !

J’ai l’impression d’entendre une note d’excitation dans sa voix… Je ne sais pas trop comment l’interpréter. Mais les dés sont jetés.

Je la suis dans la pénombre des couloirs. La cellule de confinement se trouve dans une partie isolée de la prison. Arisawa me conduit jusqu’aux parties communes, où se trouvent les douches.

— Vas-y, souffle-t-elle de sa voix bizarrement fébrile, entre. Mais ne fais pas de bruit. Je ne suis pas censée être là, et toi non plus. Les gardiens ne sont pas dans le bâtiment, mais je ne veux pas que les autres détenus entendent : ils pourraient cafter.

Je lui jette un regard oblique.

— Pourquoi prendre tant de risques pour moi ?

— Le procureur aimerait que tu lui fournisses certaines petites infos sur le fonctionnement interne du Yamaguchi-gumi.

— Des infos ? De quel genre ?

— Oh, rien de bien important.

Elle ment mal.

— J’ai du mal à croire que le procureur laisse bafouer le règlement d’un centre de détention pour quelques infos frelatées... L’Organisation ne cache pas ses modes de fonctionnement. Et pour ce qui compte, il y a des taupes plus au courant que moi : j’ai été banni il y a des mois.

De nouveau, Arisawa m’envoie son sourire dentu. Rien qu’à cause de ce sourire prédateur, je sens ma nuque se hérisser. Je n’aime pas cette femme.

— Il ne s’intéresse qu’aux résultats. Et puis... j’ai une autre motivation.

Ouais. Je me doute bien que t’as une autre idée derrière la tête. Mais je sais pas laquelle. Pas encore.

Je me détourne d’elle.

Il y a un miroir minuscule au-dessus de l’évier. Le premier que je vois depuis des mois. Et le visage qui s’y reflète – mon visage – m’est devenu étranger. Sans doute à cause des cheveux, qui ont repoussé et retombent librement sur mon front, ou de la barbe qui envahit mon visage.

— Ça fait combien de temps que je suis enfermé ?

— Un mois et demi, admet Arisawa en s’adossant au mur. Même ta femme ne vient plus. Tout le monde t’a abandonné, Ôkami.

Un mois et demi au trou. Que de temps perdu... et pendant ce temps, Lola reste livrée à elle-même.

Pourvu qu’elle soit loin.

— Ma femme ? Des nouvelles ?

— Je viens de te dire qu’elle ne vient plus.

— Tant mieux. Je lui avais demandé de quitter le pays.

— Cette pute d’Occidentale... c’est sans doute ce qu’elle a fait, en t’abandonnant à ton sort.

Je me retourne. La fixe dans les yeux.

— Je croyais avoir été clair sur les insultes concernant ma femme. Prison ou pas, je ne le tolèrerai pas deux fois.

Arisawa soutient son regard, un demi-sourire sur les lèvres.

— Oui... j’aime quand tu es comme ça. Quand ta vraie nature reprend le dessus, celle d’un yakuza sauvage et brutal. C’est ce que tu es, non ?

Sa voix chuintante me fait froncer les sourcils. Depuis le début, je trouve le ton de cette femme très déplaisant. Mais c’est pire maintenant.

Et quand sa main jaillit – pour faire quoi, j’en sais rien – je l’intercepte et la chasse sur le côté d’un revers de bras.

— Joue pas à ça avec moi.

— Sinon quoi ?

Le regard défiant, elle continue à le fixer. Je connais ce type de regard. C’est celui des riches femmes de promoteur délaissées par leurs maris, trop occupés à entretenir des maîtresses encore plus jeunes qu’elles. Le regard que les femmes de pouvoir posent sur la chair dure et sanguinolente des gladiateurs du ring, des combattants des bas-fonds qu’elles font monter dans leur chambre pour les chevaucher l’espace d’une nuit. Ce que le pouvoir fait, il le fait aux hommes comme aux femmes. Et présentement, c’est elle, cette Arisawa, qui l’a.

— Ça fait combien de temps que tu n’as pas baisé, Ôkami ? murmure-t-elle, les lèvres brillantes. Cinq mois ? Six ? Je peux te soulager, tu sais. Et si tu te montres à la hauteur, je pourrais peut-être rendre ta vie ici plus agréable... Te laisser appeler ta Française, même.

L’air est plus opaque que tout à l’heure. Je ne sens plus le courant d’air glacial, venu des forêts enneigées à l’extérieur.

— Si tu te montres coopératif, on pourra peut-être parler affaires, toi et moi, ajoute-t-elle. Tu veux sortir d’ici, pas vrai ? Retrouver ta petite femme.

Donne-lui ce qu’elle veut. Peut-être qu’avec une bite dans le cul, elle te foutra la paix.

Mais je veux pas baiser cette fille. Ni personne d’autre.

Sa voix coupe la tension. Elle me balance un sac en plastique.

— Allez, va te doucher. Un peu d’eau froide ne te fera pas de mal ! Et rase-toi.

C’est un ordre. Un genre de préférence, comme en ont les mecs qui se payent des escorts. Elle s’imagine que je vais jouer ce rôle pour elle… ce qu’elle ne sait pas, c’est que je n’ai jamais baisé les femmes des promoteurs. Jamais je ne me suis abaissé à ça, jamais.


*


Seul dans la douche, les deux mains appuyées sur le mur d’en face, je laisse l’eau ruisseler sur sa nuque et son dos. Cette détente, je ne l’ai pas connue depuis longtemps. Et faut bien avouer qu’elle me fait du bien. Elle me permet de réfléchir, la tête un peu plus froide.

Ce qu’Arisawa me propose, c’est rien de moins que de faire le gigolo en échange de quelques bénéfices. Un échange de bons procédés, qui peut me permettre de savoir ce qu’est devenue Lola, ou de prendre l’avantage. Tout en satisfaisant certains besoins élémentaires.

Un mois auparavant encore, je me croyais capable de discipliner ses pulsions, surtout face à une fliquette vicieuse et arrogante comme celle-là. Mais Arisawa a raison sur un point : au terme de six mois de régime carcéral, je ne contrôle plus son corps. On dirait que ce dernier ne m’appartient plus. C’est ce que fais la prison : elle dépossède de tout. La liberté d’abord, puis la dignité, et même la personnalité. Après une semaine de trou, y a des taulards capables de tuer pour un pull supplémentaire, une goutte d’eau rance ou un bol de riz grouillants de vers. Les préférences personnelles, les goûts et les dégoûts n’ont plus court. Alors pour un petit trou serré, une paire de loches fraîches et blanches qui s’offrent d’elles-mêmes… Je pourrais enculer cette salope contre le mur crasseux de cette douche, étouffer ses hurlements avec le vieux bout de savon qu’elle m’a refilé. En tout cas, c’est que ma bite me crie de faire. Si en plus, mon cerveau s’en mêle, en me disant que céder à ces pulsions primaires et aux ordres de cette grognasse me permettrait d’obtenir ce que je veux…

Mais il y a d’autres composantes à l’être humain, qui le différencient d’un simple macaque. La volonté, l’éthique. Le cœur. Et mon cœur, lui, me hurle d’envoyer chier cette flic, quoi qu’il en coûte. C’est une réaction viscérale, qui me laisse presque une sensation de nausée.

L’eau coule sur le carrelage. Mon regard tombe sur le sac en plastique que m’a donné Arisawa. Il contient une serviette en simili-plastique, une savonnette, un tube de dentifrice, une brosse à dents, de la mousse Bioré et... un rasoir jetable. Je le ramasse. J’ai beaucoup trafiqué avec ce type d’objet quand j’étais lycéen dans l’un des établissements techniques les plus agités du pays. À l’époque, les jeunes voyous des gangs locaux les démontaient pour se fabriquer des armes, jouer les durs. Je sais sans doute encore le faire... quoiqu’avec ce type de manche, tenu de la bonne manière, ce ne sera sans doute pas nécessaire.

Un vrai yakuza ne s’attaque pas aux femmes, aux faibles et aux enfants.

— Bon, t’en as encore pour longtemps ?

Elle est tout près. Dans la salle de douche, en fait.

Je me retourne. Ses yeux s’agrandissent, et pendant ce court instant, elle ressemble à une civile, très jeune et paumée. Puis ils se plissent à nouveau, prennent ce masque dur et rusé qu’elle affiche constamment. Une protection, une armure contre le monde. Mais ce n’est pas mon affaire de découvrir pourquoi, ou ce qui se cache en-dessous. Elle et moi, on a dépassé ce stade.

— Eh ben... c’était pas une légende, ce que racontaient les autres prisonniers !

Sa voix tremble. Elle fait la fière, mais en fait, elle est terrifiée. Elle s’imagine que c’est cette bite affamée et avide de chair chaude qui constitue une menace, qu’elle va sans doute avoir mal quand je la lui enfilerai. Alors, elle ne voit pas le rasoir qui luit sous les néons, ni ma main, trop vive pour elle.

Elle laisse échapper un glapissement de surprise lorsque ma prise se referme sur sa nuque. Ses fesses se collent contre mon aine et elle gémit, avant de s’immobiliser comme un animal pris dans les phares. Elle a senti ma lame contre sa jugulaire.

— Je voulais pas en arriver là, lui dis-je. Surtout dans ces conditions. Mais tu m’as pas donné le choix.

Elle s’agite. Je ressers ma prise contre sa gorge.

— Bouge pas. La lame est peut-être petite, mais je sais dans quel sens il faut couper pour ouvrir une artère. Je suis un yak’, ne l’oublie pas. Un truand. Je peux aussi taillader ta jolie gueule, si je trouve que tu mets pas assez de bonne volonté.

Je sens sa glotte contre mon avant-bras, alors qu’elle tente de parler.

— Ok. On fera ce que tu dis... Qu’est-ce que tu veux ?

— Sortir d’ici. Je te relâcherai dehors.

— Tu seras rattrapé en moins de deux.

— C’est un risque à courir. Mais je ne peux plus me permettre d’attendre le bon vouloir de ton procureur. Visiblement, il a décidé de me laisser pourrir ici.

— Si tu t’enfuis maintenant, tu ne seras jamais innocenté !

— Tant pis. Mais je dois protéger ma famille. Puisque l’état refuse de le faire. C’est le rôle d’un yakuza. Ça aussi, tu le sais.

Arisawa garde le silence. Elle a compris que j’étais déterminé, prêt à tout. Je la pousse jusqu’au casier où il avait laissé son uniforme.

— File-mon mon futal. Magne-toi.

Elle obéit en silence. Je me rhabille d’une main, tout en la maintenant contre moi. Après avoir enfilé les tennis réglementaires de la taule – pas l’idéal pour affronter la neige, mais mieux que rien - , je pointe la porte qui donne sur le couloir et l’escalier de service.

— On y va.

Arisawa sort son pass et l’ouvre, laissant entrer une bourrasque de vent sibérien dans la prison.

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