Le chasseur
Chez les Kotani, on était matagi de père en fils. Et rien n’allait empêcher Takezô de sortir chasser l’ours qui avait tué Haku, pas même le temps.
Ces derniers temps, les ours descendaient souvent au village. Aux infos, ils disaient qu’ils descendaient jusqu’en ville. Ce n’était pas étonnant : les hommes ne respectaient plus leur territoire. Takezô le disait souvent à son petit-fils, qui ne l’écoutait que d’une oreille : ce monde est constitué de frontières, qu’il ne faut pas brouiller. Le monde des hommes, au village, en ville. Celui du travail et des animaux plus ou moins apprivoisés, aux champs, dans la forêt. Et celui des dieux, des esprits et des animaux sauvages, dangereux : la montagne, la haute mer. C’est depuis que les hommes violent ces espaces qu’on a des problèmes, avait-il coutume d’expliquer à Ryo. Les animaux n’ont plus rien à manger, parce qu’on leur vole tout. Alors, ils descendent chez nous se venger.
C’était ce qui était arrivé avec Hanshiro, le roi de la montagne. L’ours le plus redoutable qu’il n’avait jamais vu. D’habitude, les ours à collier dépassaient rarement le mètre cinquante au garrot. Mais celui-là... Takezô avait été averti par les aboiements de ses chiens. Le temps de sortir avec le fusil, et la bête avait déjà tué Haku d’un seul coup de ses énormes pattes. En dépit de la pénombre, Takezô l’avait vu distinctement : c’était un véritable monstre, à qui il manquait un œil. Le collier blanc en forme de lune sur son pelage était plus large que sur un ours normal. En fait, le blanc avait gagné presque tout son poitrail, lui donnant presque la robe d’un panda innocent. Sauf que ce n’était pas un panda. Et il s’agissait d’un vieux mâle, expérimenté.
Lorsque les animaux sont blancs, c’est parce qu’ils ne sont pas ordinaires, avait coutume de dire sa grand-mère, qui transmettait parfois la voix des morts à la veillée. Et son propre père n’aurait jamais abattu un cerf ou un ours blanc. Ce sont les messagers du dieu de la montagne, disait-il. Nos ancêtres, tout comme les Japonais qui nous ont repoussés au Nord, respectaient cela. On ne tue pas un animal sacré, un kamuy.
Sauf que celui-là m’a pris mon meilleur chien, pensa Takezô en chargeant son fusil sur son épaule. Kamuy ou pas, je vais devoir l’abattre.
Ce n’était pas la vengeance qui motivait Takezô. Mais il savait — il en avait la certitude, tout au fond de lui — que Hanshiro allait revenir. Il fallait qu’il règle le problème maintenant, avant que la neige n’efface la piste de l’ours.
Takezô s’était décidé au petit matin. Sa femme lui avait préparé ses affaires, la bouche close et un air dissuasif collé sur son visage buriné par le vent du nord. Sa fille, et son petit-fils dormaient encore. Kaya avait bien essayé de le dissuader, mais il avait chassé ses objections d’un revers de la main.
— Il faut que j’y aille, femme. Cet ours n’est pas là pour rien.
Et il était sorti dans le blizzard, son chien pisteur sur ses talons.
La piste menait en haut d’une colline, à quelques dizaines de mètres de la maison. Là, elle s’enfonçait dans la forêt. Takezô leva les yeux vers la montagne Kamuishiri, le plus haut sommet du coin. De là, on pouvait voir la mer, à seulement une cinquantaine de kilomètres. Il espérait que l’ours n’allait pas se réfugier là-dedans. Il n’avait pris que quelques affaires, et n’était prêt pour une véritable expédition. La vitesse, c’était ce qui allait être décisif.
Après avoir franchi une centaine de mètres de dénivelé, Takezô s’arrêta pour analyser la situation. Avec la neige, les traces devenaient de plus en plus difficiles à suivre. Son chien, qui s’était aventuré devant, était hors de vue. Takezô le rappela.
— Madara ! Ne t’éloigne pas.
Mais Madara ne répondait pas. Il avait dû flairer quelque chose.
Poussant un soupir, Takezô reprit son ascension entre les conifères chargés de neige. Kaya avait raison : il n’avait plus vraiment le physique pour ça.
— Madara ! appela-t-il encore, faisant basculer son fusil sur son épaule.
Si ce maudit ours s’attaquait encore à son chien... il ne répondait plus de rien !
Ce n’était pas l’ours que Madara avait trouvé. Le chien était redescendu dans une combe, où coulait la rivière Sanban. Takezô jeta un coup d’œil rapide au cours d’eau, plutôt torrentiel pour la saison. Puis, faisant repasser son arme dans son dos, il entreprit de descendre dans le ravin.
Madara avait trouvé quelque chose. Ses flancs tachetés — qui lui avaient valu son nom, le « tacheté » — se soulevaient au rythme de sa respiration fébrile. En s’approchant, Takezô constata qu’il s’agissait d’une forme sombre, échouée sur la grève. Un animal... ? Peut-être un autre ours... Prudemment, il se saisit à nouveau de son fusil.
— Madara ! Qu’as-tu trouvé ?
Le chien releva sa truffe vers son maître, sa queue s’agitant joyeusement.
— C’est bien, le félicita Takezô. Mais éloigne-toi, maintenant.
Le chien vint le rejoindre, laissant à Takezô le loisir de voir sa trouvaille plus nettement.
Le vieux chasseur lâcha son fusil de surprise. Ce n’était pas un animal que son chien avait trouvé... mais un homme.
Takezô s’approcha prudemment. L’homme était étendu sur le dos, ses vêtements à moitié arrachés par les pierres et le courant. Un noyé qui était venu s’échouer là... Le chasseur ne s’attarda pas sur sa tenue, qui ressemblait terriblement à celle des détenus de la prison de Higashinaebo, à une cinquantaine de kilomètres de là. Ni sur l’immense tatouage qui couvrait son dos, représentant un loup à la gueule ensanglantée en train de dévorer un samurai. Tout ce qu’il voyait, c’était que l’homme respirait, ses côtes se soulevant au rythme d’un souffle hachuré. Et la blessure, à l’évidence causée par une balle, qui trouait son épaule gauche.
— Tenez bon, dit-il en s’accroupissant.
Il retourna l’inconnu sur le dos. Une estafilade profonde lui barrait le haut du front, allant se perdre dans sa chevelure poisseuse de sang et s’ajoutant à celle, plus ancienne, qu’il avait sur la joue. Des pommettes fortes sur un visage régulier, une barbe naissante, deux blessures par balle... Les images du scénario probable se précipitèrent dans l’esprit de Takezô. Un membre de la pègre, peut-être un tueur ou un homme de main, vu son gabarit peu commun. Échappé de la prison, transporté par la rivière Sanban sur cinquante kilomètres.
Bien sûr, il pouvait le laisser là, et se contenter d’appeler la police pour qu’ils viennent chercher son corps. Takezô savait par expérience que l’homme n’avait aucune chance de survivre à une nuit dans ce territoire glacé, blessé de cette manière et couvert d’eau. S’il le laissait là et retournait chez lui appeler la police, le temps qu’ils arrivent, l’homme serait mort.
Et c’est l’ours qui m’a mené à lui. Le kamuy.
Takezô se redressa. Il avait pris sa décision.
— Viens, Madara. Hâtons-nous de construire un travois.
Et, après avoir sorti sa machette de son sac, il se dirigea vers les hêtres chargés de neige.
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