Hide : un homme d'honneur

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Deux jours déjà que je suis chez les Kotani. Je n’ai toujours pas trouvé un moyen de joindre l’extérieur. La neige continue à s’accumuler, et la route est toujours bloquée. La nuit va bientôt tomber. Encore une journée de gâchée, à ne rien faire, impuissant sur ce futon, le bras en écharpe. J’enrage.

— J’ai commencé à dégager un peu la route avec le tracteur, m’assure le vieux Kotani. Et je pense que demain, la neige arrêtera de tomber.

On dirait qu’il cherche à donner le change. D’un autre côté, il ne doit pas être très rassuré d’avoir un prisonnier tatoué chez lui. Ça, je peux le comprendre.

Ils ferment les cloisons pour isoler la pièce où ils m’ont installé de la pièce à vivre pendant la journée et la nuit, mais l’ouvrent au moment des repas. Ils mangent avec moi. En silence, sans me poser de questions. J’apprécie. Moins ils en sauront, mieux ça vaudra.

Mais ce soir... Le vieux Kotani semble décidé à taper la discut’.

— Tu te sens comment ?

— Mieux, merci.

C’est une bonne façon de commencer les hostilités.

Sa femme me tend un bol rempli de riz et m’invite à piocher dans les plats posés sur la petite table basse devant nous. Je la remercie : en plus, sa cuisine est vraiment bonne.

J’embraye directement sur le sujet qui me tient le plus à cœur :

— Je vous remercie de votre hospitalité. C’est grâce à vous si je me sens mieux. Mais je ne voudrais pas abuser. Si vous m’indiquez le chemin sur une carte, je pourrai redescendre tout seul.

Le vieux chasseur m’envoie un regard de faucon sous ses sourcils broussailleux.

— Ne sois pas idiot. Dans ton état, avec toute cette neige, tu n’irais pas loin. Et les flics patrouillent partout. J’en ai vu un en descendant aujourd’hui, plus bas dans la vallée.

Il sait. Je n’ai plus le choix, désormais : nier serait le prendre pour un idiot.

Je pose mes baguettes et visse mon regard sur lui. D’homme à homme.

— Justement, je ne voudrais pas vous causer des ennuis. Comme vous l’avez deviné, je suis un homme recherché. Je pense qu’il serait mauvais que je reste plus longtemps.

Kotani me fixe en silence. Puis il dit, sans se tourner vers sa femme :

— Kaya... Tu peux aller nourrir les chiens.

Son épouse se lève doucement, et part dans la cuisine.

— Je suis désolé, dis-je en posant mes poings sur les genoux. Sincèrement.

Mon hôte s’empare de la bouteille de saké.

— Ne dis pas n’importe quoi, grommelle-t-il en remplissant deux coupes. Recherché ou pas, je ne pouvais pas laisser un homme blessé dans la forêt. J’ai tout de suite su que tu étais un yakuza.

— Techniquement, je n’en suis plus un, lui appris-je. J’ai été renvoyé de mon organisation au début de ma détention. Je suis un katagi maintenant, un citoyen lambda.

— Mhm... Tu es ce chef de clan qui a tué son supérieur, c’est ça ? Le big boss du Yamaguchi-gumi ?

Je lui jette un regard incisif. Comment sait-il ça ?

Le vieux devance ma question.

— Je lis les tabloïds, comme tout le monde, se défend-il. L’hiver est long ici, il faut bien s’occuper... Et tout le monde en a parlé, même à la télé. Cela faisait des décennies qu’on n’avait pas connu de tels remous, chez vous autres les yakuzas. Vous vous teniez tranquilles...

Je le coupe tout de suite.

— Je ne l’ai pas tué. J’ai juste porté le chapeau pour préserver mon épouse, qui est maintenant menacée par le véritable tueur.

— Mhm... C’est ce que vous dites tous, non ?

— Croyez-moi si vous voulez. Je ne cherche pas à me disculper... Juste à vous dire la vérité, que je dois à celui qui m’a sauvé la vie. C’est tout. Faites-en ce que vous voulez.

Le vieux Kotani porte son verre de saké à ses lèvres.

— Je te crois, je te crois, dit-il pensivement après en avoir bu une gorgée. Tu m’as l’air d’un homme sincère. Les journaux disaient que tu étais un homme d’honneur, un yakuza à l’ancienne qui faisait beaucoup pour son quartier...

Je baisse le nez, un peu honteux. Un homme d’honneur... Je sais très bien au fond de moi ce que sont les yakuzas. Même si je m’efforce d’être un peu moins pire que les autres, et de remettre un peu d’humanité dans ce monde sans foi ni loi.

Et la première chose à faire pour cela, c’est de protéger ceux qui m’ont tendu la main.

— Merci. Mais il faut que vous compreniez aussi que me garder ici vous met en danger. Les hommes de Kiriyama vont venir... Ils voudront vérifier ma mort de leurs propres yeux.

— Kiriyama ? C’était pas Kinugasa, le nom du boss du Yamaguchi-gumi ?

— Kiriyama est le traître qui l’a assassiné. C’est mon ancien frère de sang... Il a une dette à régler avec moi. Il a tout mis en scène de façon à ce qu’on croie que le coupable était Lola, mon épouse. C’est pour cela que j’ai refusé de nier. Tant qu’on ne l’aura pas retrouvé et forcé à avouer, elle sera en danger.

Un bruit de mains qui claquent résonne soudain. Je me tourne vers la source du bruit... L’inspectrice Arisawa, la femme qui m’a tiré dessus, se tient dans le couloir attenant à la cuisine, un air de triomphe sur le visage.

— Très intéressant ta petite histoire, Ôkami, grince-t-elle. Tu crois vraiment que le procureur va te croire ? Ces braves gens peut-être, mais sûrement pas Maeda... !

Je me redresse.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— Tu pourrais montrer un peu de respect pour l’inspectrice qui t’a retrouvé. Je savais que tu n’étais pas mort, vois-tu. Et pour retrouver ta trace, il m’a suffi de filer ton idiote de femme et son garde de corps, présentement perdus dans la montagne... Pour capturer un loup, il faut filer sa meute !

Mon cœur manque un battement. Mais je ne sais pas si c’est de la joie ou de la crainte.

— Lola ! Elle est ici ?

— Elle est venue te chercher, oui, grimace Arisawa. Mais j’ai perdu sa trace tout à l’heure. Elle s’est enfuie dès qu’elle a vu ma voiture, pour rouler je ne sais pas où... en continuant la route, je suis arrivée devant cette maison. Il y a un grand ravin à côté, et la route est sacrément glissante... elle est peut-être tombée à son tour dans la rivière, qui sait ?

Lola. Je me précipite pour sortir, mais cette salope d’Arisawa sort son arme.

— Plus un pas, Ôkami, ordonne-t-elle d’une voix dure.

— J’ai pas peur de toi. Pousse-toi.

Mais Arisawa pointe le canon de son flingue sur Kôtani.

— Et si je tire sur lui ?

— Tu ne feras pas ça. C’est un civil, qui n’a rien fait de mal !

— Il t’a aidé. Il est complice.

— Ne raconte pas de conneries !

— Je pourrais tirer sur ta pute de femme, aussi, assène-t-elle en plantant ses yeux noirs dans les miens. Elle aussi, elle est complice de ton évasion. Qu’est-ce qu’elle comptait faire en te retrouvant, cette petite conne ? T’extrader vers la France ?

En plongeant dans le regard dément d’Arisawa, je comprends que cette femme est folle. Elle ne travaille plus pour Maeda, ni pour personne : c’est une chienne folle qui a brisé sa laisse, et qui erre dans la montagne.

Il faut gagner du temps. Tenter une diversion, l’éloigner des Kotani, lui faire baisser sa garde. Déjà, Kaya, sa femme, n’est pas là. C’est une bonne chose. Ce qui compte, c’est donner le change, faire en sorte que ni elle ni Lola ne soit en danger en écartant cette cinglée d’elles.

— Écoute, on peut discuter. Bois un verre avec nous... Ensuite, je te suivrai où tu veux. Ok ?

Son hurlement fait presque sursauter le vieux chasseur.

— Non ! C’est trop tard, Hidekazu. Je t’ai donné ta chance... Mais tu préfères te vautrer dans le crime, avec ta pute de Française. On va l’attendre ici bien calmement, toi et moi. Et si tu bouges, ou tentes de la prévenir...

J’essaie de lui expliquer calmement. Elle m’a appelé par mon prénom : j’utilise la même technique.

— Tu sais que je la défendrai jusqu’au bout, Satono. C’est mon épouse, la femme que j’aime. Tu pourras peut-être me tuer cette fois, mais pas elle. Et ensuite, c’est toi qui te retrouveras en prison. Alors que si tu me laisses partir... Personne ne saura que tu as fauté. Tu garderas ton boulot et ta réputation. Ta vie, aussi.

Une petite menace l’air de rien. Qu’elle comprenne que même si elle réussit à m’avoir, le clan Ôkami, lui, n’oubliera pas. Ça aussi, elle le sait. Elle connait les yakuzas.

— N’essaie pas de m’embobiner... On va faire comme j’ai dit ! s’énerve Arisawa. J’ai même une meilleure idée : on va appeler le Yamaguchi-gumi. Kiriyama, c’est ça ? Je suis sûre qu’il sera ravi d’avoir de tes nouvelles !

Je sais bien qu’Arisawa n’a pas son numéro. En revanche, comme tous les flics, elle connait celui du bureau de l’Organisation. Si elle leur dit qui elle est et demande à parler à Kiriyama, on le lui passera sans discuter.

Je peux pas la laisser faire. Tant pis pour les conséquences.

Je fais un pas en avant, et c’est le moment que choisit Kotani pour intervenir. Mais au moment où il s’apprête à ouvrir la bouche, sa femme, Kaya, débarque à son tour dans la cuisine.

Elle est trop surprise pour s’arrêter. Elle continue sur sa lancée, et après avoir jeté un rapide regard à son mari, reporte son attention sur moi et, d’une voix blanche, lâche la phrase que tout le monde attendait :

— Il y a une gaijin[1] dehors... Elle vous cherche.

[1] Étrangère.

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