Hide : les trois dragons

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Lola est couchée en travers du matelas. Nue, pour la première fois depuis l’accouchement. Je suis content qu’elle ait retrouvé confiance en elle. Dire qu’elle craignait que je la trouve laide…

— Et si on allait aux bains, tous les deux ? Vu qu’on a toute la soirée pour nous.

Elle roule sur le ventre et relève son beau visage vers moi.

— Non, je préfère encore éviter le spa pour le moment… Mais vas-y, toi. T’en as besoin, je crois.

— Tu es sûre ?

— Oui. Va te détendre. Je vais te préparer un bon truc à manger pendant ce temps-là.

Je lui souris. Lola sait que j’en ai ras le cul de faire la bouffe… vu que c’est ce que je fais toute la journée.

Je me penche pour l’embrasser, puis ramasse mes affaires.

— Fais gaffe, plaisante-t-elle en me tapant sur les fesses au passage. Si tu traines trop sous mon nez comme ça, je vais peut-être envie d’un deuxième round…

— Attends que je sois allé aux bains.

— T’as raison. On aura tout le temps de baiser après. Hanako dort là-bas : elle ne nous ramènera pas Taichi avant demain matin.

Quand je l’entends parler comme ça, ça me met le feu aux reins. Je me dépêche de prendre mes trucs et de quitter la maison.

*

Les bains du coin, tenus par un couple de petits vieux taiseux, ne payent pas de mine, mais il n’y a que dans ce genre d’établissement de quartier que les tatoués peuvent se baigner. À cette heure-là, il n’y a pas grand monde, ce qui m’arrange. Je me dépêche de me déshabiller dans le vestiaire commun – vide -, et entre dans la salle d’eau en me dirigeant rapidement vers le coin douches. Le poissonnier de la rue est en train de se récurer sur un tabouret : je lui fais un signe de la tête en passant. Il me répond, mais laisse son regard traîner sur mon torse tatoué. Je pense tout de même qu’il devait s’en douter.

À part lui, il n’y a vraiment personne. C’est pile la bonne heure.

Je prends pour me laver, ostensiblement : souvent, les gens croient que les tatoués sont sales. Quand le poissonnier part enfin, je me lève et sors. Je me baigne dans le bain médicinal – il paraît que ça fortifie les os, et j’en ai besoin après les deux balles que je me suis prises dans l’épaule -, puis dans le bassin glacé. Toujours personne : le poissonnier a quitté la salle depuis cinq bonnes minutes. Je me décide alors à aller dehors. Il y a un grand bassin en pierre, entouré de plantes avec un filet d’eau froide qui sort d’une bouche de dragon, et un autre entièrement coffré de bois de cyprès, fumant dans l’air sec de cette fin d’hiver. C’est dans celui-là que je me plonge, ma serviette repliée sur la tête. Je ferme les yeux et me détends, essayant d’oublier la journée, l’altercation avec le poivrot. Il va sans doute falloir que j’envoie des excuses, pour tenir les yakuzas locaux loin de moi. Sinon… il ne nous restera plus qu’à déménager dans une autre ville. Peut-être encore plus petite, moins urbaine. En espérant ne pas finir dans le fin fond de la montagne. Je serais pas contre, mais je peux pas imposer ça à Lola, surtout avec un bébé en bas-âge. Et il reste Miyako et Hanako. Tant qu’elles n’ont pas décidé de prendre leur indépendance, je dois m’occuper d’elle.

T’es responsable de ta famille, de ton clan. Celui-là, et celui de Tokyo, aussi.

Je n’ai pas appelé Masa pour lui demander comment ça se passait là-haut. Officiellement, ce ne sont plus mes affaires. Je l’ai promis à Lola… mais à l’intérieur, ça me travaille.

Les yeux toujours fermés, j’entends la porte reliant la salle d’eau au dehors qui s’ouvre. Des pas. Puis le bruit d’un corps qui s’immerge – massif -, un deuxième… un troisième.

J’ouvre les yeux.

Un type est assis dans l’eau en face de moi, flanqué de ses deux acolytes. Une vraie montagne : je devine tout de suite que c’est un ancien lutteur de sumo, et ces types ne sont pas à prendre à la légère. Son corps est intégralement tatoué, et sur son sternum, je discerne le nom de son clan. Sanryū-kai.

C’est reparti.

— Je préfèrerai éviter de me battre ici. On peut faire ça dehors.

Les deux gardes du corps bougent un peu. Mais pas le sumo.

— On n’est pas venus pour ça. On veut juste parler avec toi, m’annonce-t-il.

Sa posture est décontractée, avec les bras étalés de part et d’autre du bassin. Mais ça ne veut rien dire. Ces mecs peuvent être très vicieux, et rapides. Rien ne dit que les gars qui l’escortent sont entrés les mains vides, qu’ils n’ont pas déposé un couteau à poisson quelque part par terre.

— Si vous venez discuter du mec que j’ai dû virer de mon restaurant, je voulais justement venir vous en parler.

— Nan, on ne parle pas de ce minable. Il est sous les ordres du Ōryū-kai, pas les nôtres, de toute façon. Mais ils l'ont envoyé pour toi, ça c'est vrai.

Cette information m’alarme.

— Vous n’êtes pas associés ?

— Si… mais tu me sembles bien au courant, pour un type venu de l’extérieur. Est-ce qu’on peut savoir qui tu es, et d’où tu viens ?

— De Tokyo. Qui je suis, vous le savez déjà : je tiens un restaurant de nouilles dans le quartier du port. Je m’appelle Hokazono Kazuhisa.

Les deux types qui entourent leur chef se regardent.

— Hmm… et qu’est-ce qu’un mec lourdement tatoué, de Tokyo, fait aussi loin de la capitale, sur notre île ?

— Rien de spécial.

— Tu es venu te mettre au vert, c’est ça ?

Silence.

— Tu es un yakuza. Est-ce que tu as entendu parler de cette huile du Yamaguchi-gumi, celui qu’on appelait « le loup » ?

— Oui. Il est mort en prison, à ce qu’il paraît.

Nouvel échange de regards.

— Il avait le même tatouage que toi… et il te ressemblait beaucoup, d’ailleurs.

Ça ne sert plus à rien de nier.

— Cet homme est mort. Moi, je suis Hokazono Kazuhisa, restaurateur, repenti. Qu’est-ce que vous voulez ?

— À toi ? Pas grand-chose, effectivement, concède l’ex-sumo. Mais à Ōkami Hidekazu, le dernier héritier en ligne directe des Kiryūin de Kagoshima… on aurait des choses à dire. S’il accepte de nous accompagner jusqu’au QG, dans la maison des hommes du sanctuaire Hachiman, au-dessus du port. Disons, demain vers 22h ? Il faudra aussi qu’il comprenne que, sans faire affaire avec notre clan, il ne pourra pas rester ici en paix et anonyme. C’est la base, entre hommes du milieu. Il faut se serrer les coudes, surtout maintenant. Il n'y a pas assez de place à Saito pour trois dragons. Merci de lui transmettre le message.

Ayant posé son ultimatum, il se lève, imité par ses hommes.

Je n’ai aucune envie de faire ce qu’ils disent, de leur laisser imposer leurs conditions, leurs règles. Être gagnant, c’est décider soi-même des termes de la bataille. Ils ont déjà l’avantage du terrain : je vais prendre celui du temps. Tant pis pour ce que j’avais promis à Lola. Faut que je règle cette affaire maintenant. Demain, ce sera trop tard.

Alors, je sors de l’eau, me sèche en vitesse, et les rattrape dans la rue. En m’entendant arriver derrière eux, le groupe se fige. Le sumo, en short et chemise à fleurs, se retourne, décontracté, la serviette autour du cou et une bière bien fraîche à la main. Il hausse un sourcil.

— Conduisez-moi à votre supérieur, leur ordonné-je. Maintenant.

*

Une vingtaine de minutes plus tard, je suis assis en tailleur sur un coussin de paille élimée, dans la grande salle en bois sombre attenante au sanctuaire. C’est là que leur clan se réunit. Ici, à Kyūshū, les yakuzas n’ont fait que se confondre avec les groupes locaux qui tenaient toute la vie quotidienne, qu’elle soit urbaine ou rurale. Ce sont eux qui régissent tout, jusqu’aux activités religieuses. J’aurais dû le savoir en venant m’installer là. C’était impossible de passer inaperçu.

— Le boss arrive, m’informe l’ex-sumo. Il ne pensait pas te voir avant demain.

Le gros, qui répond au nom de « Kakuryū » - visiblement, son ancien nom de lutteur, qu’il m’avait donné pour faire le bonhomme – est le wakagashira[1] de ce petit groupe.

Il fait un signe à l’un de ses subalternes, qui pose une cannette de bière fraîche devant moi.

— Tu peux te détendre un peu, ajoute-t-il. Pas la peine d’être aussi protocolaire… Ici, c’est la campagne, et il ne s’agit que d’une discussion informelle, entre nous.

Une discussion « informelle ». Rien que le seul fait qu’il délaisse le protocole est un bon indicateur du niveau de danger de cette entrevue. J’ai bien fait de ne pas les laisser s’organiser.

Je garde mes poings sur mes genoux, sans changer ma posture. Celle d’un homme toujours alerte, prêt à se lever d’un seul mouvement, qui a raccroché mais n’a pas non plus l’intention de courber la tête. Ils doivent savoir à qui ils s’adressent.

Finalement, la porte coulissante glisse sur ses gonds. Un homme aux cheveux grisonnants, gominés en arrière, fait son apparition. À vue de nez, il a une cinquantaine d’années, mais il pourrait avoir moins, ou même plus. On ne sait jamais, avec les yakuzas, usés par le vice.

— Ôkami Hidekazu, clame-t-il avec un sourire de vieux renard. Ou plutôt, Kiryûin Tatsuya… Si j’avais imaginé avoir un tel invité chez moi, dans ma ville ! On a des choses à se dire, tous les deux. Et ce que je vais vous apprendre risque de vous étonner… et de ne pas vous faire plaisir, j’en ai peur.

[1] Lieutenant.

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