Charlie et l'Ebookstore
Écrit initialement pour le Ray's Day, et publié sur le blog le 22 août 2014.
Charlie s’était perdu. Il est vrai que venir de sa petite enclave isolée et perdue de l’Illinois dans cette grande ville qu’était Denver, il y a de quoi perturber un petit garçon qui n’a jamais vu la ville. Des hautes tours immenses, tellement grandes que Charlie n’en voyait pas le bout. Cela changeait de ces maisons luxueuses, réservées aux hauts-cadres des corporations, gagnées par un zèle excessif et une fidélité hors de toute épreuve envers ses employeurs. Mais dans cette immense cité, tous ces hommes et femmes, grouillant de partout, telle une fourmilière géante, le perturbaient du haut de son petit mètre, n’arrêtaient pas de le bousculer, tant cette marée humaine ne semblait pas se soucier de lui, et encore moins le voir.
Il avait dû lâcher la main de sa maman, et en à peine trente secondes, n’arrivait pas à la retrouver, tellement cette horde humaine remplissait le moindre espace dans ces rues. Il savait néanmoins qu’il ne serait pas perdu longtemps, avec les technologies actuelles, on ne perdait jamais la trace de quelqu’un plus d’une demi-heure. Il se mit donc en quête d’un endroit où il pourrait se mettre à l’abri de toute cette masse, et attendre bien sagement papa et maman.
En évitant les piétinements et les bousculades, il se fit un chemin à travers ce grand boulevard. Il arriva très vite à trouver une petite ruelle, où le passage était nettement moins fréquent. Elle semblait un peu mal famée, les murs étaient délavés, des lambeaux de vieilles affiches se décollaient des façades toutes décrépies. Mais un panneau attira rapidement le regard de Charlie. Il clignotait en émettant une sorte de grésillement. Il n’avait jamais vu pareille pancarte. Elle semblait venir d’un autre âge. Dessus, Charlie arriva rapidement à lire son inscription : « EbookStore ». Charlie aimait bien les e-books : le texte défilait devant ses lunettes, s’adaptant à sa vitesse de lecture. Et quand il était trop fatigué pour lire ou quand il ne voulait pas se concentrer suffisamment pour faire autre chose en même temps, une voix synthétisée lui lisait le texte. Piqué par sa curiosité, Charlie poussa la porte du magasin.
C’était un vieil établissement. Les murs étaient complètement défraîchis, la peinture, qui devait être blanche à la base était toute jaunie et s’écaillait par endroits. Sur chaque mur, on trouvait de grandes bornes, avec des écrans tactiles énormes. Charlie ne reconnaissait pas ce genre de technologie, elle devait être assez ancienne. A l’heure actuelle, les projections holographiques étaient monnaie courante et la majeure partie des commandes se faisaient oralement, avec l’aide d’un senseur devant lequel on passait son poignet pour valider le paiement. Sur chaque borne, il y avait un panneau annonçant un genre littéraire : policier, science-fiction, fantastique,… Charlie parcourait toutes ces bornes, regardant ce qu’elles contenaient. Uniquement des ouvrages anciens, pas de nouveauté, et Charlie découvrit que le livre le plus récent avait été paru il y a au moins 20 ans.
Pourtant, tout au fond de l’établissement, une borne attira nettement plus le regard curieux de notre petit Charlie. Elle était éteinte, et aucune marque, aucune indication n’était apposée dessus. Charlie s’approcha de cette machine, et commença à la scruter pour voir s’il pourrait l’allumer. Il cliqua sur les écrans, aucune réaction, la machine ne sembla pas répondre à ses stimuli. Il parcourut la machine de ses petites mains, cherchant le moindre mécanisme. Rien. Il donna un petit coup de pied dans la borne, toujours rien. Son insatiable curiosité et une petite frustration grandissantes, le firent jurer, demandant au ciel ce qui pouvait bien se cacher dans cette machine mystérieuse, et ce faisant, il mit ses petites mains à l’arrière de la machine, lorsqu’il toucha un petit interrupteur.
Et là, comme par magie, la borne électronique sembla lui répondre. Charlie entendit un bruit sourd, tel un vrombissement, et la machine commença à bouger, faisant place à un petit couloir qui s’enfonçait dans le mur de la bâtisse. Une odeur inconnue arriva jusqu’aux narines de notre petit garçon, un mélange de renfermé, de poussière et une essence qui lui était totalement inconnue. Charlie osa passer sa tête vers ce petit passage, et entendit une quinte de toux, probablement d’un vieil homme, et juste après, il entendit ces mots :
« Viens, mon garçon, entre, n’aie pas peur ! »
Charlie décida d’avancer, et s’enfonça dans ce petit espace dans le mur, bien caché par cette borne. Un spectacle incroyable s’ouvrit à ses yeux. Une pièce cachée dans cet édifice, avec des étagères partout, remplies d’objets qu’il n’avait jamais vus. Ils se ressemblaient tous, bien alignés sur les étagères, et on en trouvait des piles émergeant du sol tels des stalagmites, des objets rectangulaires, ayant tous la même forme ou taille, mais avec des illustrations et inscriptions différentes sur leurs faces ou tranches. Charlie était fasciné. Et au milieu de cette pièce, un vieil homme, était assis dans un fauteuil vermoulu, tenant un tel objet dans ses mains, comme si c’était son bien le plus précieux.
« Approche, je t’attendais », lui dit-il.
Charlie, pas peureux pour un sou, s’avança vers lui en se frayant un chemin dans ce dédale d’objets, et n’ayant pas sa langue en poche lui demanda :
« Mais vous êtes qui monsieur, et tous ces objets, qu’est-ce que c’est ? »
Mais ce sont des livres mon garçon !
Charlie commença à paniquer. Si c’était bien ce que le vieux monsieur disait, et si c’étaient des gens d’une corporation qui le retrouvaient, il aurait des sacrés ennuis. Les livres étaient interdits depuis longtemps, et ils avaient été tous brûlés depuis belle lurette. Il avait aussi entendu des rumeurs comme quoi les gens qui avaient été attrapés avec ce genre d’objet avaient tout simplement disparu. Malgré la fascination que de tels objets lui suscitaient, la panique montait en lui, grandissante, à tel point que ces jambes commencèrent à trembler.
— Tu ne dois pas paniquer, Charlie, tu ne risques rien ici.
— Mais, c’est interdit les livres, je devrais vous dénoncer ! Et puis, comment connaissez-vous mon nom ? Je ne me suis pas présenté à vous !
Le vieil homme lui sourit, et enleva ses vieilles lunettes pour les frotter sur un bout de chiffon, avant de les remettre sur son pif.
— Je te l’ai dit, Charlie, je t’attendais. Depuis bien longtemps, en fait. Parce que j’ai quelque chose à te donner. Mais avant cela, on va parler un peu, toi et moi. Mais je t’en prie, assieds-toi, je sais qu’il n’y a pas beaucoup de place par ici, mais pousse donc quelques livres. Et ne t’inquiète pas pour tes parents, ils te retrouveront assez vite, le temps qu’on ait discuté tous les deux.
Charlie ne se fit pas prier. Il commença à déplacer quelques ouvrages, tout en jetant des regards fugaces sur leur couverture. Il n’avait jamais entendu parler des auteurs de ces livres, ni même des titres de ces ouvrages, alors que Charlie était un passionné de lecture. Le premier avait une représentation d’un personnage étrange, mais souriant, appelé vraisemblablement Dalaï-lama. Le second, qu’il eut en main avait pour titre la Divine Comédie, d’un certain Dante Alighieri, un autre, avait pour titre 1984, avec la tête d’un bonhomme menaçant comme illustration. Charlie, en poussant les ouvrages, vit également d’autres titres sans le moindre nom d’auteur. L’un s’appelait la Bible, et l’autre, il n’aurait pas su dire, car les symboles, si c’était bien une écriture, lui étaient totalement inconnus. Il continua à en déplacer, jusqu’à ce qu’il puisse s’asseoir en tailleur sur le sol, mais les questions commençaient à s’entasser dans sa petite tête, et surtout, une envie grandissante de dévorer tous ces livres, les uns après les autres. Une fois confortablement installé, il attendit que le vieil homme devant lui se décide à prendre la parole.
— Dis-moi, Charlie, que sais-tu de notre monde ? Je veux dire, de notre histoire, comment notre société est devenue ce qu’elle est actuellement ?
— Ce que nous apprenons grâce aux télé-formations, ce que nous avons besoin de savoir pour le métier qui nous a été attribué, après nos tests psycho-techniques ! Et comme l’histoire est réservée normalement aux bibliothécaires et historiens, je n’ai eu droit qu’à une télé-formation de quelques heures !
— Mais que dit-elle, cette télé-formation, comme tu dis ? Je dois dire que ce néo-terme ne m’est pas très familier !
— Qu’il y a eu de gros soucis. Des révoltes, des guerres, des famines. Que les hommes au pouvoir étaient gangrenés par la corruption et que les gens en avaient assez. Qu’il y avait des dogmes, appelés religions, et qu’ils étaient utilisés pour monter les hommes les uns contre les autres. Pendant une grande guerre qui a fait plein de morts, un être géant est apparu dans le ciel, et a appelé tout le monde à se mettre sous la bannière des corporations. Elles sont arrivées et ont mis un terme à tout cela, pour que nous puissions vivre en paix et en harmonie. Mais qu’il y a encore des régions, des peuples, qui refusent le regard bienveillant des corporations et ils utilisent des armes pour nous attaquer !
Charlie était un peu perplexe. Ce vieil homme, avec tous ces livres autour de lui, devait en savoir des choses ! Alors, pourquoi posait-il ce genre de questions ? Avait-il seulement lu ces livres ? Et comment se faisait-il qu’il ne connaissait même pas des néo-termes basiques tels que télé-formation ? Les questions se bousculant dans la tête de Charlie, le vieil homme prit une grande inspiration et commença à parler.
« Ce que tu racontes est en partie vrai, mais seulement la réalité, la véracité des propos que l’on t’a inculqués est totalement tronquée. Rares sont les personnes comme moi, qui ont survécu à tous ces événements, et nous vivons maintenant cachés. Parce que si nous parlions publiquement, nous serions exécutés sur le champ. Parce que la vérité, pas bien compliquée, est que vous avez été manipulés. Et quand je dis vous, c’est bien l’Humanité tout entière, enfin cette immense partie vivant dans ce que vous appelez le Nouvel Empire Mondial. Parce que ces personnes, bien au-dessus, à la tête des corporations ne veulent qu’une chose : votre consentement silencieux et docile. La vérité est que tout être vivant dans cet empire n’est ni plus ni moins qu’un esclave qui s’ignore, et qui n’a aucune volonté propre, ni la capacité de penser par lui-même. »
Charlie était bouche bée. Les mots du vieillard s’entrechoquaient dans sa tête, et bien qu’il ne comprenait pas tout ce qu’on venait de lui dire, il se sentait un peu perdu. Lui ? Un esclave ? Ce n’était pas possible. Il se télé-formait quand il le voulait, jouait quand il le voulait. Un esclave, pour lui, c’est comme un robot, qui faisait uniquement ce qu’on lui disait de faire.
« Ne t’inquiète pas, je vais te donner plus de détails, même si le temps nous est compté et que je ne pourrai pas tout t’expliquer. Mais au moins, tu auras une petite idée de ce qu’il s’est réellement passé.
L’être humain est un être extraordinaire, il est capable de tant de choses, du bien comme du pire. Mais des hommes malintentionnés, avides de pouvoir, ont gangrené toute la société. Pour parvenir à leur fin, tout leur était permis, et ils corrompirent tout ce qu’ils purent, s’infiltrant dans toutes les strates de la société, susurrant aux chefs des mots dans leurs oreilles pour que leur volonté soit faite. Ils montèrent les hommes les uns contre les autres, et créèrent un chaos incommensurable. Mais vers les années 2010, beaucoup de monde se rendit compte de leur supercherie. Ils commencèrent à se révolter. Parallèlement, des hommes et femmes commencèrent à exploiter tout leur cerveau, et développèrent des sens hors du commun. Tu pourrais appeler ça des super-pouvoirs, mais ces personnes développèrent des sens que les humains avaient perdu depuis longtemps, comme pouvoir lire dans les pensées, déplacer les objets rien que par la force mentale, et beaucoup d’autres capacités qu’il est impossible de toutes nommer maintenant.
Mais ces mauvais hommes avaient tout prévu, leur plan était en marche de longue date, et ils mirent, en 2014, la phase finale de celui-ci en exécution : la domination totale de l’humanité. Avec des stratagèmes que je ne sais expliquer, ils ont créé cette image dans le ciel, comme tu l’as dit plus tôt, et ils se sont mis à découvert en se mettant sous la bannière des corporations. Tous les hommes avec des pouvoirs furent emprisonnés, considérés comme des hommes mauvais, et l’on n’entendit plus parler d’eux. Ils mirent au point une technologie, mais je ne sais pas laquelle exactement, qui leur permit que de telles choses ne puissent plus se reproduire.
Ils enfermèrent l’Humanité, l’empêchant de penser par elle-même. Et leur pire ennemi n’était autre que les livres. Parce qu’ils permettent la réflexion, le développement de l’imagination. Et c’était quelque chose que les corporations ne pouvaient pas se permettre. Ils furent donc interdits, et tout littérature ou texte permettant une once de réflexion fut banni. Les écrivains furent massacrés. Et depuis, les rares auteurs sont des personnes écrivant des histoires insipides, sans sentiment, et uniquement approuvées par des corporations telles que Deysni. Les seuls textes qui vous sont accessibles le sont par vos lunettes, qui analysent votre activité cérébrale pendant que vous les assimilez. Mais n’aie crainte, ici, tes lunettes ne sont pas en état de fonctionner. »
A ces mots, Charlie réalisa, que oui, en effet, il n’avait plus reçu aucun signal depuis dans ses lunettes, depuis qu’il était rentré dans le bâtiment. Il les sortit, vérifia si elles étaient en état de fonctionner. Mais malgré la pression sur le bouton de mise en marche, celles-ci refusaient d’émettre le moindre signal. Il les plia et les mit dans la poche de sa chemise.
« Tu vois », reprit le vieil homme, « j’ai bien connu ton arrière-grand-père. C’était un homme bon, un rêveur, et il aimait écrire plus que tout. Il écrivit des tas d’histoires, mais il avait peur. Peur que les gens ne réfléchissent plus, qu’ils perdent le goût de la lecture. Il a tenté d’avertir nombre de personnes de cette peur, via un livre. Et sa grande crainte est arrivée. Avec la mise en place de cette dictature, plus aucun livre n’est lu, plus aucun livre ne semble exister. »
Il tint fermement le livre qui reposait sur ses genoux, comme si c’était le bien le plus précieux au monde. Et il le regardait, avec une petite larme qui semblait couvrir ses yeux fatigués.
« C’est pourquoi tu dois le prendre », dit-il à Charlie. « Le lire, le garder précieusement, c’est un des rares exemplaires qui existent encore du livre de ton aïeul. Et si tu y arrives, prête-le à des personnes dignes de confiance. Parce que le monde doit savoir, le monde doit ouvrir les yeux. Et quand tu seras prêt, tu reviendras me voir. »
Il tendit le livre à Charlie, qui eut juste le temps de voir le début du titre du livre, qui commençait par FAR. Mais une voix semblant sortir d’outre-tombe l’interrompit dans la lecture du titre. Quelqu’un semblait l’appeler, mais cette voix semblait lointaine, et en même temps partout à la fois.
« Maintenant, cache le livre. Parce qu’il ne faut surtout pas que les autres le trouvent avant que tu aies fini de le lire et que tu aies commencé à le partager. Et lorsque ce sera accompli, que tu seras éveillé, nous nous reverrons. Car tu auras trouvé le pouvoir et le moyen de communiquer avec moi. A ce moment-là, je te passerai d’autres livres, afin que tu puisses transmettre ces œuvres perdues au monde entier. »
Charlie s’exécuta, glissa le livre dans son pantalon et mit sa chemise par au-dessus. Il n’avait pas d’autre moyen de cacher son précieux secret, et en même temps, il était persuadé que personne ne le trouverait. Mais cette voix, cet appel devenait de plus en plus intense.
« Charlie, Charlie ! »
Charlie sentait que quelque chose lui donnait quelques a – coups dans son bras droit. Et c’est là, dans cette ruelle mal famée de Denver qu’il ouvrit les yeux. Ses parents se tenaient devant lui, tentant de le réveiller de ce qui semblait être un profond sommeil. Charlie regardait autour de lui, aucune trace de l’EbookStore, son entrée, tout comme sa pancarte électrique grésillante, n’étaient tout simplement pas là, laissant place à un mur de briques rouges délavé.
Charlie soupira. Tout cela n’aurait été qu’un mauvais rêve ? Pourtant, cela semblait si réel ! Il aurait tant aimé tenir tous ces livres et pouvoir les lire. Il aurait bien aimé. Mais en se relevant, il sentit que quelque chose ralentissait sa progression. Quelque chose était caché sous sa chemise, un petit objet rectangulaire légèrement souple, coincé dans son pantalon. Bien plus tard dans la soirée, lorsque Charlie fut rentré chez lui dans sa petite bourgade perdue au fin fond de l’Illinois, il osa sortir cet objet de sa cachette. C’était un livre, et sur sa couverture, il était simplement marqué ces quelques mots :
Ray Bradbury
FARENHEIT 451
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