Le Maître du mal

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C'était il y a si longtemps, mais je m'en souviens parfaitement. L'air chargé de particules brûlait mes poumons, tandis que je m'évertuais à courir pour échapper, comme les autres, à l'anéantissement. Logés en plein centre-ville, ma famille et moi faisions partie des derniers sinistrés. Ma mère courait sur mes talons, un bébé dans chaque bras, elle m'ordonnait de continuer sans me retourner. J'ignorais l'acide lactique qui me brûlait les cuisses et lui obéis, car il nous fallait atteindre le relais mis en place en cas d'attaque de super vilain. Nous n'avions plus que cent mètres à parcourir ! Là-bas, des sauveteurs formés à la gestion des situations extrêmes et à la protection des civils nous guideraient en lieu sûr. Cela n'arriva pas. Un gigantesque morceau d'immeuble s'effondra dans un terrible fracas, à quelques mètres seulement. Les projectiles fusèrent de toute part, me déchirant la peau des bras et des genoux. Sans doute ce débris avait-il été projeté lors du combat ; toujours est-il que nous en réchappâmes miraculeusement. Dans le chaos ambiant, j'entendais la voix de ma mère, lointaine, qui criait mon nom. Je tentai de la rejoindre, mais le nuage de poussière, couplé à l'agitation des civils, me fit perdre sa trace. Je me retrouvais livré à moi-même.

L'objectif restait identique, il me fallait contourner le barrage. Rester immobile n'aurait fait qu'accroître le danger. Espérant que ma mère suivrait le même raisonnement, je repris ma course, quand un second débris vint me faire obstacle. Cette fois, le smog était si épais qu'on n'y voyait pas à deux mètres. Désorienté, j'avançais sur les genoux dans un océan de métal et de verre, sans trop savoir quelle direction emprunter. Je crois que, la solitude et la panique mises de côté, la poussière m'apparaissait être la chose la plus insupportable au monde. De violentes quintes de toux m'irritaient régulièrement la gorge, et les larmes achevaient de m'aveugler. Ha ! Me croiriez-vous si je vous disais qu'en dépit de tous ces désagréments, je surpris une conversation qui rendit ce jour mémorable ?

Ils étaient là ! Je ne les voyais pas, et eux non plus, car ma petite carcasse se trouvait dissimulée par les débris. J'entendais leurs voix, à dix ou vingt pas de ma position : le scientifique fou à l'origine de la catastrophe, le docteur Arturius, et le plus grand des héros, l'homme lumière.

  • Arturius... Pourquoi m'y forcer ? Pourquoi m'obliger à assassiner mon propre frère ?!

La voix de l'homme lumière. Chevrotante, elle ne portait pas l'assurance qui, d'ordinaire, la caractérisait. Je ne saurais vous dire combien d'interviews je regardais en boucle, combien de figurines à son effigie, de peluches, de cartes, ou de bandes dessinées estampillées à son nom, je possédais. Il était mon héros. L'autre rit longuement, son élocution saccadée trahissait ses blessures.

  • Je ne t'oblige à rien, Lucius ; et moi aussi, je suis peiné. Celui qui se dit protecteur des nécessiteux, l'homme le plus puissant de la planète, ne fait rien. Oh, tu sauves le monde, oui, des monstres, des démons et des dieux qui le menacent, c'est certain. Mais tu n'aides pas les hommes, Lucius. Tu restes indifférent à la souffrance du commun, tu ignores la corruption humaine.

Le discours d'Arturius me passait au-dessus, je n'en compris la teneur que bien des années plus tard. À cet instant, mon attention se portait uniquement sur l'homme lumière. J'avançai discrètement, en prenant garde à l'instabilité de la structure, et parvint à les discerner. Mon héros se tenait droit, les pieds flottant à quelques centimètres du sol. Arturius lui faisait face, couvert de blessures, il était à genoux.

  • Tu dis vrai, mais ce n'est pas mon rôle. Il existe des combats que je ne peux mener. Ne crois pas que j'y suis indifférent ! s'exclama l'homme lumière en serrant les poings. Tu prétends qu'il vaudrait mieux anéantir la race humaine ?
  • Non, juste supprimer les adultes. Le monde n'a jamais tourné rond, et ce, parce que nous transmettons nos tares aux générations suivantes. Imagine, un monde où l'éducation serait parfaite ! Plus de tromperie, ni de discrimination, plus personne ne serait laissé pour compte, plus aucun enfant ne souffrirait de l'irresponsabilité de ses géniteurs. Il nous faut mettre un terme à ce cercle infernal et...
  • Assez ! Je ne veux pas en entendre davantage. Tu as perdu l'esprit Arturius, décider de la vie ou de la mort de milliards de personnes... Qui élèvera ces enfants ? Que deviendras-tu dans ce monde "idyllique" ? Ne vois-tu pas que tu t'es égaré ? Allons, cesse de te battre, ton savoir pourrait encore nous aider à avancer.

Un long silence se fit, j'étais seul à assister à la scène. L'espace d'un instant, je crus voir une larme couler sur la joue du docteur.

  • Non Lucius, c'est trop tard.

Tout alla très vite. Le scientifique possédait une arme de destruction massive qu'il avait utilisée pour mettre la ville dans cet état. Il pouvait aussi se téléporter à l'aide d'une petite télécommande accrochée à son avant-bras. Anticipant une attaque certaine de son ennemi juré, l'homme lumière attaqua le premier et fit jaillir de ses paumes un rayon d'énergie dévastateur. Arturius aurait pu l'esquiver en se téléportant, oui. Il aurait aussi pu faire sauter toute la ville, mais son regard se posa sur moi. Il sourit avant d'encaisser l'attaque. J'en suis aujourd'hui convaincu, le génie du mal s'est sacrifié pour m'épargner une mort certaine.

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