Si

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Si la mer est repoussée au loin, que les nuages ont arrêté de défilé dans le ciel, et que le vent daigne se figer, alors la vieille peut sortir de son refuge. Elle s’extirpe, ferme la porte à clefs – c’est idiot, sait-elle, c’est idiot mais elle le fait quand même – et elle s’éloigne à petits pas, la tête déjà un peu basse.

La ville après la marée somnole avec le calme que confèrent les catastrophes. La grande bête est blessée depuis si longtemps. Elle le sera encore davantage. Et un jour, elle disparaîtra. La vieille aussi.

Non !

Elle se reprend, veut ignorer le goût saumâtre dans sa bouche. La vague arrivera avant qu’elle n’ait le temps de faire quoi que ce soit, si elle continue comme cela. Il ne faut pas y penser. Elle décide de compter. Un, deux, trois toits bleus. Quatre et cinq pour des reflets de ciel dans les fenêtres cassées. Un souffle, elle s’échappe, se glisse dans sa jeunesse enfuie comme dans une seconde peau pour esquisser un saut de marelle.

La vieille revient à elle essoufflée de sa propre audace. Il ne fait pas bon s’oublier lorsque l’on marche vers les planches, et encore moins se trouver. Elle est très fière de cette règle. Elle l’a créée elle-même. Comme toutes les autres, mais elles ne sonnent pas aussi bien.

Avec tout ça, la voilà seulement rendue au muret écroulé. Les nouvelles pierres au sol lui font froncer les sourcils. Elle l’avait pourtant réparé pas plus loin que la semaine dernière, elle en est certaine. Peut-être aurait-elle dû le rebaptisé dans la foulée ? Et là elle ne peut pas s’arrêter. Elle n’avait pas prévu de le réparer aujourd’hui, et si elle s’en occupe, elle va se retrouver les pieds dans l’eau. Tant pis. Elle pousse les pierres sur le côté et continue son cheminement. L’eau monte, plus vite qu’elle ne voudrait se l’avouer. Elle l’entend au loin, gargouiller et siffler. En voilà une qui n’attend pas son heure. Elle la prend.

La vieille accélère, passe les reste d’une promenade et s’engage sur les planches. Là aussi, il y a eu du dégât. Le sable s’est entassé par en-dessus et par en-dessous, il a grignoté le bois, et la mer en a profité pour arracher des morceaux. Elle fronce les sourcils. Les planches non plus, elle ne les avait pas réparées il y a si longtemps. Le goût d’eau saumâtre s’invite à nouveau dans sa bouche. Le sait-elle pourtant : les fragments d’éternité n’existent pas. Elle aura beau se battre, elle aura beau se révolter, reboucher, colmater, remplacer et déblayer ; le sable revient encore sur les planches, la rouille ronge les étraves échouées, les briques chutent du muret et les partis ne reviendront pas.

Ici, ainsi, elle peut prétendre, pourtant. C’est tout ce qui lui reste, ou en tout cas tout ce qu’elle pense pouvoir s’autoriser. Debout devant la mer, si elle ignore le bruit de la vague, sous le ciel, si elle omet le vol des goélands. Elle les aime, pourtant, ces goélands. Ce sont les derniers à être restés, avec elle. Mais ils sont bien trop imprévisibles, bien trop… volatiles.

Le bon mot accidentel réveille un rire un peu fripé. Elle lui permet de se déplier, mais pas trop loin, pas trop fort. Elle ne voudrait pas alerter la vague. D’ailleurs, il est temps de partir. Ses bottes piétinent dans le sable tandis qu’elle s’attèle à relever ses pièges. La marée de la nuit a été généreuse. Elle n’a pas besoin de ressortir pour quelques jours.

Qui espère-t-elle tromper ? Bien sûr qu’elle ressort demain, et le jour suivant et le suivant. Et même cet après-midi. Entre deux vagues. Chaque jour le même trajet, chaque jour le même rythme. Le matin, la pêche, le soir les réparations. La répétition du quotidien est tout ce qui empêche la vague de la submerger, et encore. La mer gagne du terrain chaque jour. Un jour, la répétition ne suffira plus, les rituels s’assècheront et elle disparaîtra. Parfois, cela lui paraît très loin, parfois, très proche, comme cette vie enfuie.

Petit pas à petit pas, les pas d’aujourd’hui dans ceux d’hier, elle contourne le cadavre de la halle aux poissons. Déjà mise à mal par les intempéries, elle a perdu tout espoir d’être réparée lorsque le vieux beffroi lui est tombé dessus, un soir de tempête. À l’époque, la vieille n’était pas seule, ou peut-être que si. Tout ce qui importe est que le beffroi n’avait jamais pu être reconstruit. La ville s’était vidée à ce moment-là, un peu avant ou après. Il ne faut pas y penser, cependant, la vague pourrait le sentir.

Un jour la vieille se fera trahir par son esprit plus troué qu’une passoire, voilà ce qu’elle se dit en descendant avec difficulté les quelques marches menant au jardin. Elle n’a pas toujours habité ici, mais la maisonnette, collée contre une excroissance de pierre comme un enfant à sa mère est devenu son refuge.

Elle vérifie les sortilèges qu’elle a accrochés tout autour, récupère ses clés, ouvre sa porte et entre. Enfin.

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