Scène de crime
Devant l'ampleur de la catastrophe, l'autoroute avait été bouclées dans les deux sens pour faciliter le travail des secours. Favre franchit le barrage de police qui contrôlait la bretelle d'accès, puis emprunta l'A41 déserte à contresens. Il en profita pour rouler à vive allure, pressé d'en finir avec cette affaire.
Il croisa les ambulances qui rentraient vers les différents hôpitaux de la région, les gyrophares éteints augurant un bien sombre bilan, confirmant ce que Soubray avait évoqué plus tôt. Bientôt, les pompiers quitteraient les lieux, après avoir sécurisé la zone et aidé à la désincarcération des dernières victimes. Puis les dépanneurs, les remorqueurs et les grues dégageraient la route. Ensuite, les services autoroutiers nettoieraient le bitume souillé d'huile de moteur, d'essence et de sang, et répareraient les barrières de sécurité. Enfin, la circulation reprendrait normalement, sans qu'on puisse soupçonner qu'un drame soit survenu à cet endroit, excepté une fois par an lorsque les proches des victimes fleuriraient les glissières en souvenir de leurs disparus. Tout ce ballet lui évoquait un gigantesque cadavre de métal sur lequel s'agitait une multitude frénétique, mais ordonnée, d'insectes nécrophages.
«Et s'il y a un cadavre, c'est qu'il y a un tueur», pensa-t-il pour se convaincre de l'intérêt de cette enquête. La vitesse, l'alcool, le sommeil, l'obscurité, le brouillard... Il égrenait la liste des suspects au rythme des lignes blanches qui défilaient sur le bas-côté. Il penchait pour un crime en bande organisée : tous ensemble, on avait affaire à un gang redoutable. Après un virage, il aperçut un halo bleu dans les dernières volutes du brouillard matinal. Des collègues étaient déjà sur place. Il arrivait à son tour sur les lieux du crime.
Il sortit de la voiture sans pouvoir quitter le spectacle qui s'offrait à ses yeux. Devant lui s'élevait un mur de véhicules encastrés les uns dans les autres, autour duquel s'activaient des uniformes orange, verts, bleus et blancs. Des couleurs vives qui juraient avec le gris du paysage matinal et des carcasses encore fumantes. Il se passa la main sur la nuque en sifflant.
— Alors ça, pour un merdier, c'est un sacré merdier ! laissa-t-il échapper.
Un jeune brigadier remarqua sa présence et l'interpella.
— Inspecteur ! Par ici !
Lui, je l'aime bien, se dit Favre.
— Vas-y, dis-moi tout, lui demanda-t-il en serrant la main du jeune homme.
— Alors d'après le passage du dernier véhicule à l'échangeur de sortie et le premier coup de fil d'un riverain signalant l'accident, le premier choc a eu lieu entre trois et cinq heures du matin, commença-t-il en feuilletant ses notes. Selon les premières constatations, la Clio là-bas se serait immobilisée sur la voie de droite, puis la Mercedes semble avoir tenté un évitement d'urgence par la gauche. En vain. Elle a tapé la Clio, puis le mur, tonneau. Et derrière, le camion-citerne qui essaye de freiner, il perd le contrôle du véhicule, se couche sur le côté, ramasse la Mercedes et finit sa course en se calant en travers de la chaussée. À partir de ce moment-là, ceux qui arrivaient derrière n'avaient aucune chance. La nuit, la vitesse, le brouillard, la fatigue.
Les quatre cavaliers de l'Apocalypse...
— Il y a combien de véhicules là-dedans ?
— On en dénombre dix-neuf pour le moment, dont trois camions. On a peut-être aussi des motos là-dessous. On recherche encore des survivants.
— Combien de victimes ?
Au moins dix-neuf, j'imagine.
Le brigadier accusa le coup et marqua une pause. Il se souviendrait de ce jour toute sa vie. Peu de gens peuvent se vanter d'avoir vu autant de morts en une seule journée. Mais s'en vante-t-on vraiment ?
— Trente-neuf. Des enfants...
— Je vais aller voir ça de plus près, l'interrompit Favre en lui posant une main apaisante sur l'épaule. J'aimerais le rapport complet pour demain matin. Ça ira ?
L'inspecteur posa la question moins pour le délai que pour l'état psychologique du brigadier. Ce dernier hocha la tête sans mot dire et rejoignit son coéquipier pour continuer le décompte funèbre.
Favre déambula au milieu des différents experts et techniciens qui analysaient la scène et la photographiaient sous toutes les coutures. Ils notaient tout ce qu'ils pouvaient voir : de la couleur des véhicules jusqu'à l'état d'usure et la symétrie des pneus. Rien ne leur échappait. Avant la fin de la semaine, cette masse de données brutes se retrouverait sur son bureau sous la forme d'une dizaine de classeurs remplis de photos, de chiffres, de tableaux et de listes, enrobés d'un jargon incompréhensible de spécialiste. Cette perspective ne l'enchantait guère. Cela lui prendrait des mois à décortiquer, à plein temps. Il ne put s'empêcher de penser que c'était exactement ce qu'on attendait de lui : qu'il disparaisse sous une montagne de paperasse.
Il grimpa sur un talus un peu en retrait pour apprécier le tableau dans son ensemble. L'accident était encore plus impressionnant à distance. Une vraie scène de guerre, après un bombardement.
Quelque chose le chiffonnait : il avait l'étrange sentiment qu'on lui mentait, comme lorsqu'il interrogeait un témoin particulièrement suspect. Cette sensation le prenait aux tripes, cette scène sonnait faux, des éléments ne collaient pas. Un simple carambolage pourtant. Rien qui ne suggère autre chose qu'un vulgaire accident de la route.
Il dévala son promontoire et décida de mener son enquête.
Finalement.
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