Première anomalie

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Son téléphone sonna toute la matinée ; des dizaines d'appels que Favre ignora. Le commissaire voulait probablement des éléments pour calmer la presse, mais il n'avait rien à lui donner. Il finit par l'éteindre pour préserver sa batterie. La journée s'annonçait longue.

Il noircit son carnet de centaines de notes et de petits croquis ; des ratures et des gribouillis pour un œil non averti. Bien entendu, les experts lui mettraient à disposition des photos et des rapports d'une précision bien plus scientifique. Mais Favre pensait qu'un tel volume de données risquait de dissimuler ce qui était important ; ces blouses blanches ne trouvaient finalement que ce qu'elles cherchaient. Or on ne pouvait pas prétendre comprendre une peinture en se contenant d'analyser la composition des pigments et le respect du nombre d'or ; et il était, ici, en présence d'une toile de maître.

Il vit arriver au loin un convoi de dépanneuses et de grues. Il marcha à leur rencontre et demanda à voir le responsable ; on lui désigna le directeur des Autoroutes de Savoie qui sortait de la voiture de tête.

— Inspecteur Favre, police judiciaire d'Annecy, se présenta-t-il. Je crains que vous ne deviez faire demi-tour. Une enquête est en cours. Et ne venez pas demain non plus. On vous tiendra au courant.

— Comment ça ? répondit le directeur sans se présenter. On doit dégager la route ! On ne peut pas couper cet axe aussi longtemps pour un simple accident !

— Nous n'avons plus besoin de l'autre voie pour l'hélico. Vous pouvez y dévier la circulation, non ?

— Ce n'est pas le problème ! La préfecture ne nous a pas prévenu. Je n'ai pas fait venir les dépanneuses pour rien, s'emporta-t-il. Je peux voir la demande d’arrêté ?

Favre perdait patience. Il aimait faire parler les escrocs et les malfrats autant qu'il détestait discuter procédures avec ce genre de petits chefs.

— Écoutez, je vais être très clair : vous avez devant vous une des pires catastrophes routières de tous les temps sur une route française. Ça a eu lieu ici, il y a quelques heures à peine. Sur votre autoroute, insista-t-il. Presque quarante morts ; des centaines de proches en colère. Ils veulent savoir ce qui a causé tout ça. Je pourrais considérer comme suspect un tel empressement à effacer les traces du drame. On s'est bien compris, M. Colvart ?

Et oui, monsieur le directeur Colvart, je connais votre nom, je ne suis pas venu les mains dans les poches, s'amusa l'inspecteur. La mention de son nom fit tiquer le directeur. Favre s'en voulait de tirer si fort sur la corde sensible, mais il n'avait pas envie de perdre son temps à finasser.

— J'imagine qu'on n'a pas le choix de toute façon, se résigna le responsable. Vous comptez trouver quoi de plus que du verre brisé et de la tôle froissée ? Tout ça pour conclure qu'un imbécile s'est endormi au volant dans le brouillard. Enfin bon, soupira-t-il. Est-ce qu'on peut au moins vous aider pour que ça aille plus vite ?

L'homme semblait épuisé. On l'avait probablement réveillé en pleine nuit pour lui annoncer, plus ou moins clairement, qu'il allait passer une semaine de merde ; il subissait la situation plus qu'il ne la contrôlait ; ils étaient finalement dans la même galère. Favre se détendit et continua sur un ton plus conciliant.

— En fait oui. Puisque vous êtes là, on aura besoin des enregistrements de toutes les caméras de surveillance, depuis tous les péages en amont jusqu'à tous ceux en aval, demanda-t-il en désignant du doigt deux caméras couvrant la portion de l'autoroute dans les deux sens. Ainsi que les tickets de passage. Je veux avoir la liste de tout ce qui a circulé sur cette autoroute pendant la nuit. Jusqu'au moindre putain de hérisson !

— Très bien. Ça va nous prendre un peu de temps pour tout rassembler, dit le directeur.

— Faites au mieux. Je vous envoie des gars pour vous aider et nous ramener tout ça au commissariat. Merci de votre coopération, M. Colvart.

Le directeur repartit en direction de sa voiture, les épaules voutées et la tête basse. Il transmit le message d'un geste du bras et le convoi de dépanneuses fit demi-tour puis disparut rapidement. Favre ralluma son téléphone et appela le commissaire. Il espérait tomber sur le répondeur pour s'éviter une gueulante ; la "douce" voix de son chef doucha ses espoirs.

— Favre ! J'essaye de t'appeler depuis ce matin ! Qu'est-ce que tu fous ? explosa le commissaire. Je te préviens, tu me refais ça, je t'envoie direct à la circulation. Non, mieux. Tu t'occuperas toi-même du point presse !

Il frissonna à cette idée. Son chef le connaissait bien.

— Michel, tu voulais que je m'occupe de cette affaire, je m'en occupe. Mais il me faut du temps. Il faudrait couper l'A41 sur toute sa longueur jusqu'à la fin de la semaine. Juste dans le sens Genève-Annecy si tu ne peux pas faire mieux. Il y a quelque chose de bizarre. Je ne sais pas encore quoi, mais je compte bien trouver.

A l'autre bout du fil, le commissaire s'étrangla.

— Mais tu débloques ? Tu veux que je coupe le principal axe vers Genève avec comme justification "il y a quelque chose de bizarre". Tu me vois dire ça au préfet et aux médias ?

— Michel, cet accident... ça n'aurait pas dû arriver. Toutes ces victimes...

Le commissaire fit une pause. Ses supérieurs l'avaient mis au parfum au sujet de Favre. Un très bon élément, mais il n'avait jamais accepté la mort de sa fille, renversée par un chauffard à un arrêt de bus. Il se rendit compte que lui confier cette affaire n'était peut-être pas l'idée du siècle. Il reprit d'une voix plus calme.

— Écoute Olivier. On n'est pas là pour savoir si c'est juste ou pas. C'est forcément injuste pour les victimes et leurs proches. Contente-toi de boucler l'enquête rapidement. Ils veulent juste une réponse. N'importe laquelle les aidera à faire leur deuil. Après tout, ce n'est qu'un accident de la route. On n'y peut rien.

— Ce n'est pas ce que je veux dire, s'énerva Favre. Cet accident n'aurait pas dû arriver. Ce n'est pas...

Il inspira un bon coup et reprit d'une voix plus posée.

— Carambolage de Beaune en 1982, le plus meurtrier jusqu'à aujourd'hui : 2 cars, 2 voitures, 53 tués, une vingtaine de blessés. Carambolage de l'A10 en 1993 : 52 véhicules ! 15 tués et une cinquantaine de blessés, détailla Favre.

— Et alors, quel rapp... tenta de répondre le commissaire.

— 1997 ! l'interrompit Favre en haussant la voix. Sur l'A13. Du brouillard aussi. Une centaine de véhicules, 12 tués et une centaine de blessés. Puisseguin en 2015, 43 tués, 8 blessés. Tu ne vois rien ?

— Non, je ne vois pas où tu veux en venir, admit-il.

L'inspecteur Favre embrassa les lieux de l'accident du regard en rangeant son carnet dans la poche. Le soleil se couchait et il ne restait que quelques agents avec lui, chargés de délimiter la zone d'investigation.

— Michel, on a dix-neuf véhicules ici. Trente-neuf tués. Et pas un seul survivant.

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