La meneuse de jeu

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L'atmosphère du commissariat semblait tout à fait inhabituelle ce matin-là. Un café à la main, Favre traversait le couloir qui menait à son bureau d’un pas tranquille, mais l’esprit aux aguets. On en apprenait beaucoup en passant simplement devant une porte entrouverte, bien plus que les banalités qui s’échangeaient habituellement dans une salle de repos. Or, ce jour-là, les bureaux devenaient silencieux à son approche et s’animaient de rires étouffés et de ricanements lorsqu’il s’éloignait.

Petits branleurs, laissa-t-il échapper, les dents serrées.

Alors qu’il se demandait à quelle plaisanterie douteuse il allait avoir droit, une voix résonna dans tout le bâtiment, reconnaissable entre toutes. Le commissaire semblait passer ses nerfs sur un pauvre malheureux. Paradoxalement, cela avait le don de mettre tout le personnel de bonne humeur : il explosait rarement deux fois dans la même journée. Favre sourit. Arrivé devant son bureau, son sourire s’évanouit. La voix de Soubray tonna de nouveau, si fort que la porte se mit à vibrer : il était à l’intérieur.

— Putain, mais il est où Favre ? Il s’est noyé dans son foutre, ce matin ? Trouve-le moi ou je vais finir par devenir grossier ! éructait-il.

Un jeune lieutenant se glissa précipitamment hors du bureau et tomba nez à nez avec Favre ; il garda la porte grande ouverte, et sans quitter l’inspecteur des yeux, il prévint le commissaire :

— Il est là, chef, lança-t-il joyeusement à Soubray avant de s’éclipser dans le bureau le plus proche pour se mettre à couvert.

Favre ne manqua pas de l’ajouter dans la longue liste des candidats pour un séjour éternel dans son petit enfer intérieur. Il fit son entrée et tenta de désamorcer la situation.

— Pour ce que j’en ai entendu, tu frises même le vulgai... commença Favre sur le ton de la plaisanterie avant de s’interrompre, soudain conscient que les circonstances ne se prêtaient pas à un échange de bons mots entre amis.

Soubray fulminait, mais rien qui ne sorte de l’ordinaire ; ce qui était plus inhabituel, un groupe d’une demi-douzaine d’hommes en costumes qui s’entassaient dans un coin de la pièce, visiblement outrés par la prose du commissaire. À bout de nerfs, ce dernier se jeta sur Favre, ferma les yeux et posa son index sur ses lèvres comme pour s’imposer le silence et s’éviter quelques paroles regrettables. Avec un calme forcé, il prit une grande inspiration puis agrippa les épaules de Favre avec ses deux grosses mains.

— Tu me gères ça, dit-il dans un souffle avant de quitter la pièce en claquant la porte.

Favre resta interdit devant cette petite assemblée, sa tasse de café toujours dans une main. Ils semblaient tous sortis du même moule : costume gris, cravate triste, mines sévères, des airs de premier de la classe. Des huissiers peut-être ? Les pompes funèbres ? Ô Misère, des avocats. Le policier tenta de se remémorer les interrogatoires qu’il avait pu mener ces derniers mois, sans rien trouver de répréhensible — ou qui puisse être prouvé devant une cour de justice.

Le silence se prolongea quelques secondes avant qu’il ne se décide à ôter sa veste et à poser sa tasse sur le bureau.

— Bon, l’un de vous peut me dire ce qui se passe ? Vous êtes qui ? Vous voulez quoi ? leur demanda-t-il.

Ils se regardèrent les uns les autres. Probablement à la recherche d’un cerveau, pensa Favre. En fait, il détestait les groupes. Militaires, manifestants, syndicalistes, supporters... Rien de bon ne pouvait émerger d’un ensemble d’individus : l’intelligence semblait se diviser alors que la bêtise s’additionnait. Un monstre à plusieurs têtes que certains savaient manipuler, rarement avec des intentions louables.

Une jolie jeune femme, qu’il n’avait pas remarquée jusque là, sortit du ventre de la bête et s’avança vers lui. Brune aux cheveux courts, la peau blanche avec quelques taches de rousseur, elle était habillée sobrement d’un pantalon gris et d’une veste aux couleurs pastel qui juraient avec l’austérité  affichée de ses collègues. Ils s’écartèrent tous quand elle voulut prendre la parole.

— Bonjour, commandant Favre.

Encore stupéfait par cette apparition, il ne releva pas. Elle lui tendit la main et continua.

— Alexia Cantrell, enchantée. Selon les termes de la Convention IRSA, les Assurances Genevoises, que je représente, ont été désignées « meneur de jeu » pour gérer l’ensemble des dossiers d'assurances de tous les véhicules impliqués dans le carambolage de l’A41, débita-t-elle d’une traite avant de reprendre son souffle, comme on récite un texte maintes fois répété.

Favre tendit la main machinalement. Il n’avait saisi qu’un mot sur deux, l’esprit occupé par un vif débat interne : elle avait un léger — et charmant — accent, mais il n’arrivait pas à déterminer s’il était irlandais ou australien.

— Étant donné l’ampleur tout à fait exceptionnelle de l’évènement, mes confrères ici présents ont tenu à m'accompagner, mais sont ici en qualité d’observateurs. Nous pensons que notre expertise dans le domaine de l’accidentologie pourrait vous être utile et que nous pouvons vous aider à boucler l’enquête plus rapidement, au bénéfice de tous, notamment des victimes.

Il pencha pour irlandais sur le simple critère des taches de rousseur et entreprit de vérifier qu’aucune mèche rousse ne confirme définitivement ses origines celtes. Alexia remarqua le regard du policier qui s’attardait quelque part au-dessus de son front. Ce dernier plissa même les yeux dans un intense effort de réflexion.

— Écossaise, finit-elle par lâcher, exaspérée.

Le ton sec de la jeune femme sortit Favre de ses contemplations.

— Je suis d’origine écossaise si c’est ce que vous voulez savoir. Par ma mère, jugea-t-elle bon de compléter.

— Euh, oui, pardon, bredouilla-t-il, penaud.

Sa curiosité assouvie, il reprit contenance et continua sur un ton plus professionnel.

— Je crains qu’il n’y ait plus aucune victime à indemniser, seulement des proches à consoler. L’information n’a pas encore filtré dans la presse, mais ça ne saurait tarder. Les hôpitaux ne pourront plus retenir ce genre de détail très longtemps. Si on peut appeler ça un détail. Il n’y a aucun survivant.

Pour une raison inconnue, ce qu’elle venait d’apprendre semblait beaucoup la perturber.

— Aucun survivant, mais c'est impossible... commença-t-elle.

— Je vous garantis que ça l’est, coupa Favre. Tout sera dans le procès-verbal, que je vous adresserai sans faute dès que l’enquête sera bouclée. Encore quelques menus détails à régler. D’ailleurs, si vous voulez bien m’excuser, je dois me rendre sur les lieux pour discuter avec les équipes.

La tournure de la réponse n’échappa pas à Alexia Cantrell.

— Commandant, nous aimerions vraiment vous accompagner, insista-t-elle. C’est un évènement plutôt rare dans notre métier, et ce bilan le rend encore plus intéressant. Imaginez donc, c’est l’équivalent d’une scène de crime d’un tueur en série pour nous. Je suis persuadée que vous donneriez cher pour travailler sur une enquête de cette ampleur, le genre d'enquête qu'on ne voit qu’une fois dans une carrière. Je vous garantis que nous ne gênerons pas vos services.

La désinvolture avec laquelle la jolie Écossaise avait osé cette comparaison hasardeuse finit d’agacer Favre. Soudain, il trouva cet accent particulièrement horripilant et cette petite femme insupportable.

— Écoutez moi bien, jeune fille, dit-il sous le coup d’une froide colère, contrairement à ce que vous semblez penser, poursuivre un tueur en série n’est pas une expérience très agréable et je sais de quoi je parle. Je m'en serais bien passé. Ce carambolage, ce ne sont pas seulement des dizaines de véhicules encastrés les uns dans les autres, ce sont aussi des cadavres mutilés, des familles entières détruites, inconsolables, des drames qu’aucune de vos polices d’assurance ne pourra compenser. Quelle que soit la somme que vous daignerez accorder du bout des lèvres, ce sera dérisoire et indécent. Et même obscène ! finit-il par s'emporter. Votre intérêt, même professionnel, pour ce qui s'est passé est totalement déplacé. Vous n'avez rien à faire ici, vous aurez le procès verbal quand j'en déciderai. Maintenant, je dois y aller. Je vous laisse mon numéro. Ne vous sentez surtout pas obligée de m’appeler.

Sur ces mots, il prit sa veste, jeta une carte de visite sur son bureau et repartit en claquant la porte à son tour.

Le petit groupe resta muet de longues secondes. Alexia entra le numéro dans son téléphone et glissa la carte dans son portefeuille, les joues encore empourprées de honte. Ils remarquèrent la tasse de café qui laissait encore échapper des volutes de fumée et que Favre n’avait même pas entamée. Comment auraient-ils pu savoir ? De toute évidence, Favre avait un lourd passif avec les assurances. Et un lourd passé.

Ils rassemblèrent leurs affaires et quittèrent le bureau, sans un bruit. Alexia partit la dernière, mais sans fermer la porte derrière elle. Elle était plutôt du genre à les maintenir ouvertes, voire à les enfoncer. Elle prit son téléphone et pianota un message à destination du commandant Favre.


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