Pile et Face

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Il avait donné rendez-vous à Alexia Cantrell dans un café d'Annecy situé sur les quais du Thiou, à quelques pas du commissariat. Elle l'attendait à l'intérieur en lisant le quotidien local, une tasse de thé noir posée à portée de main. Lors de leur première rencontre quelques heures plus tôt, Favre n'avait pas remarqué à quel point elle paraissait jeune. L'absence de ses austères confrères autour d'elle lui redonnait un air adolescent, avec ses joues rosies par la chaleur de la salle et ses cheveux courts décoiffés de manière recherchée ; une impression renforcée par sa manière de lire le journal, les yeux à quelques centimètres du papier, les mains jointes sous la table et la poitrine appuyée contre le rebord.

L'inspecteur l'observa encore quelques secondes à travers la baie vitrée avant de pousser la porte. Il commanda un expresso à la cantonade en se dirigeant vers sa table, empoigna une chaise en chemin en faisant crisser les pieds en bois sur le sol, puis il s'éclaircit bruyamment la gorge tout en s'asseyant en face d'elle. Cette entrée tonitruante aux fragrances peu subtiles de testostérone devait marquer son territoire : sa ville, son quartier, son commissariat, son café, et surtout son enquête.

Alors qu'il s’apprêtait à ouvrir la bouche pour entrer dans le vif du sujet, comme il l'aurait fait pour un interrogatoire, Alexia leva l'index pour lui intimer le silence, sans lever les yeux de l'article qu'elle lisait avidement et qu'elle tenait visiblement à terminer. En réalité, c'était un fait divers sans intérêt — les résultats d'un match amical de l'équipe de handball d'une petite commune aux alentours — mais elle le parcourait comme s'il révélait le véritable nom de l'assassin de Kennedy. Elle comptait, elle aussi, marquer son territoire. Elle, était à l'heure au rendez-vous, et elle, possédait une information qui intéressait Favre.

Je me délectai par avance de la bataille invisible qui allait s'engager entre ces deux-là, et j'aurais applaudi en sautillant d'excitation autour d'eux, si applaudir et sautiller n'impliquait pas d'avoir des bras et des jambes. Je me rendis compte à cet instant que mon existence promettait d'être plutôt pauvre en métaphores, en dehors d'une large revue du champ lexical du vide et du néant, ce qui laissait augurer de longues périodes de dépression. Une raison supplémentaire pour m'intéresser aux vivants plutôt que m'apitoyer sur son sort.

Alexia leva finalement les yeux, se fendit d'un sourire éclatant à l'adresse de l'inspecteur et l'accueillit avec un entrain qui dissimulait mal son agacement.

— Commandant Favre ! Vous voilà ! Enfin !

Elle appuya ce dernier mot, en guise de reproche à peine voilé.

— Inspecteur, corrigea-t-il discrètement. Désolé pour le retard, Mme Cantrell, je devais régler deux-trois choses au bureau.

— Mademoiselle, corrigea-t-elle à son tour tout aussi discrètement.

Elle rougit de cette coquetterie de langage et, embarrassée par sa propre réaction, rougit encore davantage. Intérieurement, elle se tapait la tête contre la table, dépitée de perdre ses moyens sur un tel point de détail.

— Inspecteur, merci d'accepter notre aide dans votre enquête... se reprit-elle.

— Holà, holà ! Je n'ai rien accepté du tout ! l'interrompit-il. Vous semblez avoir des informations qui pourraient m'intéresser, ça s'arrête là. De toute façon, je vous ai déjà dit que l'enquête préliminaire se terminait vendredi et que vous aurez tout ce qu'il vous faut à ce moment-là. D'ailleurs, en signe de bonne volonté, je peux d'ores et déjà vous fournir une exclu. Le procureur veut renifler les mollets des Autoroutes de Savoie. L'acte d'accusation mentionnera le défaut d'information, la négligence, la non-assistance à personne en danger et peut-être l'homicide involontaire. Vu le contexte, le parquet ne compte pas retenir de charge contre les conducteurs impliqués. Ça devrait sûrement intéresser vos employeurs.

Elle garda le silence, déçue de se heurter à un tel mur et de voir sa proposition encore une fois refusée. Le serveur apporta la commande, ce qui eut pour effet immédiat d'adoucir Favre, qui se cala confortablement contre le dossier de la chaise en déballant un petit speculoos. C'était son premier café de la journée et il l'accueillit comme un vieux compagnon perdu de vue depuis des années.

Alors qu'Alexia se résignait à partager son analyse avec Favre, sans rien retirer de cette collaboration, la conversation prit une tournure plus informelle.

— Vous m'aviez dit que vous étiez quoi déjà ? Meneuse de jeu ?

— En fait, je ne suis pas "meneuse de jeu", ce sont plutôt les Assurances Genevoises qui sont désignées ainsi. Je ne suis que leur représentante pour le sinistre de l'A41. Sur des accidents de type carambolage ou accident en chaîne, pour simplifier les procédures, les assurances ont passé des accords pour gérer ces dossiers à tour de rôle. Ce mois-ci, c'est notre tour. Mon vrai métier est actuaire.

— Actuaire ? Ça consiste en quoi exactement ?

— Pour faire simple, je calcule les primes d'assurance, j'affine les modèles de prévision, je jongle avec les chiffres toute la journée, je me tiens à la limite entre les statistiques et les probabilités. On lit souvent dans les journaux que nous sommes capables de prévoir à quel âge les gens vont mourir. Au sens strict, c'est bien évidemment faux, répondit-elle avant de faire une pause. Mais on obtient quand même des résultats assez précis, ne put-elle se retenir d'ajouter avec un soupçon de fierté.

Favre écoutait avec attention. Au-delà de sa réputation de vieil ours solitaire, une réputation plutôt subie que recherchée par ailleurs, il aimait les nouvelles rencontres, la découverte de métiers et de passions qui lui étaient inconnus, d'anecdotes et de récits de tranches de vie... Autant de fenêtres vers de nouveaux mondes inexplorés, une invitation au voyage, loin de sa propre existence.

— Il y a une chose que je ne comprends pas : comment une jolie jeune femme comme vous, visiblement brillante, décide de se lancer dans le monde des assurances ? A quel moment se dit-on "tiens, j'aimerais passer ma vie à pianoter sur une calculette pour évaluer le prix des gens" ? demanda-t-il, un brin sarcastique.

Elle ne tomba pas dans la provocation.

— Dans mon cas, très tôt. Je crois bien que mon premier cadeau d'anniversaire était effectivement une machine à calculer, plus exactement un boulier en bois de toutes les couleurs. Mes parents étaient enseignants-chercheurs en mathématiques fondamentales, passionnés par leur domaine. Autant vous dire qu'à la maison, ce n'était pas le grand délire pour une petite fille. J'ai suivi leur voie malgré tout et j'ai obtenu un Master en Probabilités au sein du Laboratoire de Probabilité et Modèles Aléatoires de l'Université Pierre et Marie Curie à Paris. J'en ai eu vite marre, j'ai tout plaqué et j'ai trouvé ce job. C'est très bien payé, vous savez.

Alexia s'arrêta et sonda le regard de Favre. Il lui avait adressé deux compliments dans une même phrase, voilà qui ne collait pas avec le personnage, où tout du moins l'image qu'elle en avait. En se repassant la conversation qu'ils venaient d'avoir, elle se sentit bête.

— Inspecteur, vraiment ? Un interrogatoire ? Age, profession, parcours ? Vous voulez peut-être savoir aussi ce que je faisais dans la nuit de dimanche à lundi ?

Favre rit de bon cœur en tapotant la table avec la paume de sa main, comme pour évacuer la tension du moment.

— Je m'excuse, déformation professionnelle. N'y voyez pas de mal. Vous savez, une information n'est valable que si je sais qui me la donne et pourquoi. La parole d'un suspect, d'un témoin, d'un indic ou d'un expert, ça n'a pas toujours la même valeur selon le contexte. Même s'ils me disent exactement la même chose. Et un mensonge peut en dire beaucoup plus qu'une vraie information. Et en ce qui vous concerne, je me demandais pourquoi vous montrez tant d'intérêt pour cette affaire. Mais je crois le deviner maintenant.

— Ah bon ? s'exclama-t-elle d'un air narquois. Et pourrais-je avoir la primeur de vos conclusions, s'il vous plait ?

Le regard de Favre se figea un instant puis fixa un nœud de la table en bois. Il soupira et répondit d'un ton monocorde.

— Je pense que vous vous emmerdiez dans votre laboratoire car vous vous sentiez inutile et déconnectée du quotidien, des gens autour de vous, et vous ne voulez en aucun cas ressembler à vos parents. Et je pense que vous vous ennuyez dans votre job actuel car vous ne l'estimez pas à la hauteur de vos capacités, des capacités tout à fait exceptionnelles, il va sans dire. Vous cherchez un véritable défi intellectuel, pour montrer à papa et maman à quel point ils peuvent être fiers de vous. Et vous pensez l'avoir trouvé sur l'A41.

— Donc, tout se résumerait à la relation avec mes parents, à une sorte d’œdipe professionnel ? C'est de la psychologie de comptoir. Vous n'y êtes pas du tout, cher commandant !

En réalité, il avait vu parfaitement juste. Et ils le savaient tous les deux. Pendant une fraction de secondes, alors que chacun soutenait le regard de l'autre dans un défi silencieux, j'eus une impression fugitive, très étrange, comme si la conversation continuait sans paroles et sans gestes, comme s'ils s'échangeaient directement leurs pensées sans avoir à les transformer en concepts, en phonèmes et en langage corporel.

Favre reprit le fil de la conversation comme si les derniers échanges n'avaient plus aucune importance.

— Et si vous me disiez pourquoi on est là ? Au téléphone, vous pensiez savoir ce qui cloche avec cet accident.

Alexia resta silencieuse un moment pour ordonner ses pensées et choisir la meilleure manière d'aborder le sujet.

— Vous vous souvenez quand, dans votre bureau, vous avez évoqué le bilan des victimes.

— Oui. Aucun survivant. Et vous aviez dit que c'était impossible.

— Tout à fait. Aussi loin que remontent les archives en accidentologie, un tel cas ne s'est jamais présenté. Un bilan aussi implacable ? Du jamais vu. Il y a toujours eu des survivants, au pire des blessés dans un état critique, avec un pronostic vital engagé, même dans les pires catastrophes. Ici, aucune des victimes n'a vu l'aube se lever. Et pourtant, excusez la légèreté de mon propos, je sais que ça vous horripile, ce n'est qu'un accident de la circulation.

Favre tiqua effectivement et une ombre passa sur son visage, mais il était curieux de connaître la suite. Aussi, il laissa la jeune femme développer sa théorie.

— Ce matin, j'ai pu avoir accès au rapport préliminaire. Ne me regardez pas comme ça, ce n'est pas de ma faute si vous avez des collègues célibataires ! s'excusa-t-elle avec un sourire charmeur.

Le policier allait pousser un juron mais se retint. Il devait avouer que c'était un joli brin de fille, et maline avec ça. Et les jeunes du commissariat étaient tous des imbéciles, incapables d'irriguer à la fois leur cervelle et leur entrejambe.

— Donc j'ai pu voir les résultats, continua-t-elle. Et on doit admettre que les conclusions sont tout à fait habituelles pour un accident de la route mortel : le brouillard, la vitesse, la nuit, la fatigue, un peu d'alcoolémie pour certains, quelques faiblesses cardiaques, un incendie, les secours qui tardent à venir...

— C'est un euphémisme... se permit de commenter Favre.

— Effectivement. Par exemple, l'une des victimes est décédée d'un arrêt cardiaque à la suite de la décélération brutale due au choc. Une autre a péri dans l'incendie provoqué par une fuite d'essence. Ou encore ceux qui n'avaient tout simplement pas attaché leur ceinture. Chaque ligne de ce rapport, prise indépendamment du reste, est d'une banalité ennuyeuse à mourir, si je puis dire, gloussa-t-elle.

Le policier recommença à s'agacer du ton employé par la jeune fille, dont il sentait monter l'excitation à mesure qu'elle déroulait son analyse. Elle sentit le malaise et reprit sur un ton plus sérieux.

— Mais toutes ces lignes ensemble, pour un même sinistre, voilà qui est exceptionnel. Le bilan de cet accident est une anomalie statistique. Il est virtuellement impossible.

Favre attendit mais Alexia semblait avoir terminé.

— Et c'est tout ? dit-il déçu.

— Vous ne comprenez pas ! s'emporta-t-elle en cherchant frénétiquement autour d'elle.

Elle finit par fouiller dans son sac à main et en sortit une poignée de pièces jaunes. Elle en prit une entre ses doigts et la montra à Favre.

— Imaginez que la vie d'une victime, c'est cette pièce jetée en l'air. Pile, le conducteur survit, face, il meurt. Bien sûr, c'est une grossière simplification d'un modèle de risque pour un conducteur en cas d'accident. Si vous obtenez face, vous ne serez pas surpris. C'était une issue envisagée et qui ne surprend personne. C'est comme ça que vos experts ont analysé les faits et les preuves. Chaque décès a pu être expliqué de manière rationnelle et logique. Maintenant, si je prends un autre conducteur, continua-t-elle en montrant une autre pièce, pareil : pile, il vit, face, il meurt. Une chance sur deux également. Si on lance les deux pièces et qu'on obtient deux faces, donc deux décès sur les bras, vous n'y trouverez rien d'exceptionnel puisque vous savez que chaque pièce peut tomber sur face. C'est pourtant un résultat qui ne doit arriver qu'une fois sur quatre avec ce modèle. En réalité, ce serait encore plus faible.

Elle ramassa toute la poignée de pièces entre ses deux paumes et les répandit sur la table dans un fracas métallique qui fit se retourner toute la salle.

— Mais si j'ai trente-neuf pièces qui tombent sur face, j'ai trente-neuf morts sur les bras. Et ça, ça n'arrive qu'une fois sur un nombre plus grand que le nombre d'étoiles dans la Voie Lactée. C'est un résultat mathématique qui n'a qu'une existence théorique. Sauf si...

Ils finirent la phrase en chœur.

— Sauf si les pièces sont truquées !

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