Le compartiment

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L’homme fendait la foule, son regard était éteint, comme celui d’un aveugle. Pourtant, les passants qu’il bousculait comprenaient, sans vraiment savoir pourquoi, que la destination de ce fou relevait d’une obsession toute puissante. Il courait dans le lacis complexe des ruelles de la vielle ville, mu par une idée fixe; c’était tout ce que l’on pouvait en dire.

Il atteignit la longue avenue rectiligne qui débouchait sur la gare de cette localité ardennaise, s’engouffra dans le hall modeste et désuet, tira de leur torpeur maussade les voyageurs absorbés par les horaires sur le panneau d’affichage et s’immobilisa, comme un automate, sur le premier quai.

Il reprenait son souffle, le voile opaque qui ternissait ses prunelles s’estompait et redonnait à ses yeux une apparente normalité. Il sortit fébrilement un mouchoir de sa poche et essuya la sueur qui perlait sur son visage, ahuri de constater que malgré l’hiver bien installé, son corps diffusait une chaleur désagréable. Puis, soudainement apaisé, il reprit le rythme normal de la vie.

Il quittait enfin une trance douloureuse pour goûter au plaisir d’une libération.

Mais qui était cet homme ? Pourquoi un tel comportement, ici, sur ce quai de gare ?

Une fois que la tempête qui régnait il y a peu dans son crâne se fut calmée, rien de remarquable n’émanait de sa personne. Son physique était convenu, son âge indéfinissable, ni jeune, ni vieux, comme l’idée que l’on se fait de la plupart des gens que l’on croise dans les lieux publics, des gens sur qui on ne s’attarde pas et qui se rangent dans la quotidienneté, la banalité. Une banalité que l’on se garderait bien de secouer de peur d’y trouver les démons propres à chacun. En somme, un homme ordinaire. Un homme ordinaire qui avait sur la conscience un acte peu ordinaire et qui allait bientôt basculer dans l’extraordinaire.

Au bout d’un certain temps, un moment encore non quantifiable dans son esprit, l’express transfrontalier hebdomadaire fut annoncé par une voix compassée. Sa destination n’éveilla aucun cillement chez l’homme, seule l’arrivée d’un train quelconque susceptible de l’emporter loin avait un intérêt pour lui. Il voulait fuir, mettre le plus de distance possible entre lui et ce qu’il avait commis.

Ce train, qu’il attendait sans l’attendre, était un de ces rares trains prestigieux qui sillonnent l’Europe du nord au sud et qui faisaient l’honneur à cette cité — inconnue au-delà des parcimonieuses frontières du pays — d’avoir un arrêt dûment établi dans sa gare vieillotte. Cependant, cet aspect suranné s’accordait très bien avec l’image que portait ce train. Nostalgie de la grande époque des transports ferroviaires, à part la locomotive qui fonctionnait au diesel, les wagons étaient restés « dans leur jus », comme on dit. Les voyageurs qui l’empruntaient n’étaient pas les jeunes cadres dynamiques habitués à l’international, mais une majorité de seniors aisés, en couple pour la plupart, qui s’offraient un langoureux voyage sur rail pour raviver le romantisme de leurs jeunes années où pour profiter du service “old school” et de l’ambiance quelque peu guindée du bord.

Un certain nombre de gens endimanchés commençait à remplir le quai, un petit bagage à la main. L’homme quant à lui ne dépareillait pas : son habit était de bonne coupe, ses chaussures de cuir, anglaises, et une impression de conformisme bourgeois émanait de sa personne. Seule l’absence d’effets pouvait inciter à la curiosité.

Le train fut à nouveau annoncé, avec la même voix compassée que précédemment. Pourtant cette ligne méritait un minimum d’emphase. Une sourde excitation anima la relative affluence de voyageurs. L’homme sortit nerveusement son portefeuille et en tira un billet cartonné. Il l’avait plié en quatre : indice qu’il avait planifié ce voyage avec soin. Lentement les essieux crissèrent abominablement et le long convoi, trop long pour la petite gare, n’offrit aux voyageurs que les six premiers wagons aux allures Art Nouveau dont les courbes dessinées autour des fenêtres et des portes rajoutaient à l’impression d’intemporalité. Avec le bruit caractéristique de l’air sous pression, les portes s’ouvrirent et de chacun des six wagons, sortirent des préposés en uniformes bleus sombres avec un liseré argenté sur le col et les manches, portant fièrement sur leur tête, plus un anachronique képi qu’une casquette, elle aussi abondamment ornée du même liseré. Obséquieusement ils se postèrent devant les portes, signifiant avec des trésors de bonnes manières que la montée nécessitait le précieux sésame qu’était la réservation. L’homme, quant à lui, ne fit pas dans la civilité, bousculant sans contrainte les quelques couples que le hasard avait placés devant la porte de leur wagon, il se présenta avec beaucoup d’agitation devant le cerbère policé. Il tendit, comme s’il donnait son obole à Charon, le billet qu’il s’empressait de déplier fébrilement. Il ne tenait aucunement compte des réprimandes justifiées des voyageurs malmenés. Il semblait à nouveau sous emprise.

Bonjour monsieur, votre compartiment se trouve au milieu, votre siège est le numéro sept, près de la fenêtre, dans le sens de la marche. Je vous souhaite un agréable voyage sur notre ligne.

Sans la moindre considération pour la politesse toute professionnelle de l’agent et en dépit des convenances, il s’engouffra à l’intérieur pour se retrouver très vite dans le long et étroit corridor qui longeait des compartiments dont l’intimité était relativement préservée. Un agencement ferroviaire bien connu des usagers du siècle dernier. Il chercha frénétiquement, comme si le temps était son bien le plus inestimable, le compartiment qui lui était dédié. Au passage il s’assura, le regard angoissé, de l’état de remplissage de la voiture ; peu de gens, un couple par alcôve. Il se retrouva vite vers celui qui lui était alloué mais il eut un mouvement de recul : les rideaux de celui-ci étaient fermés.

L’idée de savoir que quelqu’un avait pris la liberté de se cloîtrer de la sorte, établissant ainsi un pouvoir sur un espace qui, par un compromis économique, devait se partager, augmenta son angoisse. Une angoisse diffuse, nourrie par une culpabilité qu’il ne jugeait aucunement gratuite, fit trembler sa main quand il releva le loquet pour faire glisser la porte. Un pressentiment oppressant venait s’ajouter à l’obsession qui l’avait tenaillé jusqu’à présent. Une foule de questions, toutes plus improbables, l’assaillaient sans qu’il puisse les temporiser par des raccourcis raisonnables. De toute façon il serait fixé une fois à l’intérieur.

Un homme dormait paisiblement, allongé de tout son long sur la banquette de velours rouge. Sa respiration était régulière et l’irruption de l’autre n’avait aucunement compromis un sommeil apparemment profond et bénéfique. De mise sombre, il était recouvert d’une longue gabardine noire sur laquelle contrastait l’éclat de sa chevelure argentée. Pendant une fraction de seconde le premier l’envia de pouvoir ainsi s’extraire du monde, de pouvoir jouir d’une fonction aussi essentielle en pareil endroit. Une fonction dont il n’avait plus profité depuis longtemps. Mais très vite son malveillant sens commun revint au galop et cette situation frustrante et trop décontractée pour sa petite personne réveilla l’agressivité qu’il entretenait malgré lui. Il ne put se retenir de pousser un grognement.

Le train démarrait. Le cahot régulier se faisait sentir. Le dormeur sortait des limbes. Etait-ce le grognement ou les secousses qui l’avaient réveillé ? Notre homme aurait préféré la première raison. Il s’apprêtait à exprimer un dédain agressif lorsqu’il croisa son regard. Un regard indéfinissable, à la fois puissant et dur mais empreint d’une bonté intangible, et pourtant implacable. C’était un condensé parfait de l’ambivalence humaine. Sans détourner le regard, que le fugitif avait du mal à soutenir, il détendit un long corps filiforme mais vigoureux, paraissant à notre homme bien plus grand qu’il ne l’avait estimé.

Je ne vous ai pas réveillé j’espère ? dit-il, avec un sarcasme non feint.

A votre avis ?

Le ton était donné. Le conflit, source de douleur constante qui attirait pourtant notre homme comme le sucre les guêpes, s’était établi en quelques secondes. Une étrange proximité le reliait désormais à cet étranger. Il en fut décontenancé, ébranlé même, et il fit tout pour masquer cette faiblesse, cherchant une réponse pertinente pour alimenter à son avantage le rapport de force. En vain.

Le train avait pris sa vitesse de croisière, les trépidations s’accentuant au rythme d’un métronome. Le compartiment lui parût, dès ce moment plus exigu. Il voulut lâchement faire bonne figure, sentant en son for intérieur qu’il avait à faire à plus forte partie. Il opta donc pour une stratégie diplomatique.

Loin de moi l’envie de perturber votre confort, rétorqua-t-il gauchement, en toute consciente hypocrisie. Puis de rajouter, pour s’enferrer plus encore dans une sorte de flagornerie: « Permettez-moi de me présenter ».

Inutile, je sais qui vous êtes, par contre vous ne vous douter absolument pas de qui je suis, je me trompe ?

La dernière question avait claqué comme le fouet d’un dompteur de fauve. Il se sentait confusément vaciller. Pourtant quelque chose de familier émanait de cet inconnu, quelque chose d’universel.

Pourquoi le saurais-je ? Vous vous sentez bien ? Dit-il pour renverser la vapeur, sans penser à l’incongruité de sa question.

Votre question est bien singulière ! bien singulière, pour un voyageur tel que vous. Un voyageur qui n’en est pas un…

Ecoutez monsieur, je ne sais pas qui vous êtes, nous partageons le même compartiment pour une durée indéterminée, je ne souhaite pas faire les frais de vos délires, restons-en là, d’accord ?!

Une durée indéterminée avez-vous dit ! Asseyez-vous tout de même, on dirait que vous n’êtes pas encore dans les lieux.

Effectivement, l’homme était resté debout durant tout l’échange, indice incontournable d’un sentiment d’insécurité. Il s’assit machinalement, comme l’écolier l’aurait fait à la demande péremptoire du maître.

Vous avez une montre ? continua-t-il.

Une montre ? Comment savez-vous qui je suis d’abord ? Des trémolos d’anxiété suintaient dans ses paroles. Ce qui l’avait amené dans ce train remontait de ses profondeurs, s’insinuait dans les replis de sa conscience du réel.

Regardez-la, vous comprendrez.

Une saccade agita son bras gauche, il ne voulait pas céder à cette injonction. Par orgueil, infantilisme, par bêtise surtout.

Bien, ce n’est pas grave, nous avons tout notre “temps’’, oui je sais qui vous êtes et je sais ce que vous avez fait aussi. Commis, plutôt. Voulez-vous que je vous le dise ?

Dehors le paysage défilait, les décors semblaient se nourrir des précédents, comme dans un mouvement perpétuel. Le personnage abaissa doucement le ventail blanc, il poursuivait son travail de sape, de déstabilisation, à l’affût du moindre signe qu’il percevait de sa victime. Lui aussi avait la logique tout aussi incompréhensible que celle qui avait animé l’homme dans sa course éperdue vers la gare. Mais sa logique était autrement plus structurée, plus déterminée. Sa dernière question avait ébranlé notre homme, la catharsis était proche, elle remplaçait l’hubris. Il savait que ce qu’il avait perpétré était inavouable, mais il ne savait pas ce qui l’avait conduit à acheter cet onéreux billet de train quelques semaines avant son acte. Cette question était toujours restée en suspens, il l’avait mise de côté comme si elle faisait partie d’une mise en scène céleste. Et par superstition aussi.

Quand j’ai dit que nous avions tout notre temps, c’est vrai, mais il se trouve que je suis une personne impatiente, c’est assez paradoxal me direz-vous, du moins une fois que vous aurez compris.

Compris quoi ?

Je suis impatient je vous ai dit, je vois que vous n’êtes pas disposé à ce que je fasse le travail à votre place. Alors je vous écoute. Cela vous évitera des souffrances inutiles. Vous détestez souffrir, n’est-ce pas ?

Il accentua l’intensité de son regard, son ascendant et son autorité sur l’homme devenaient outrancières.

Ce que j’ai fait est abominable, balbutia-t-il.

Mais encore.

Mon frère, mon cher frère… lâcha-t-il avec un pathétique comique. Je, je l’ai…éliminé !

Nous y voilà !

Le moment qu’il avait construit mentalement dans les affres fantasmatiques de sa culpabilité se réalisait à présent. Un cauchemar aurait été plus doux, ici, dans ce compartiment au confort cosy, il se souvint de cette rassurante proximité qui l’avait toujours accompagné, depuis toujours, bien avant. Avant qu’il ne pousse son premier cri, à l’intérieur. Son lien s’était construit avec lui bien avant qu’il prenne conscience que sa propre âme était unique.

Mon jumeau.

Ce jumeau qui vous torturait, lui, votre double, votre autre “vous” ! Regardez votre montre maintenant.

Pendant qu’il prononçait cette injonction, il ouvrit, avec la même théâtralité, le ventail qu’il avait fermé il y a peu.

L’homme regarda sa montre. L’heure était toujours celle du départ du train, pourtant la trotteuse continuait son cycle inexorable. Puis, il tourna lentement la tête vers la fenêtre, le train était toujours à quai, il distinguait son reflet sur la vitre, quelque chose avait changé, un changement imperceptible. C’était lui, pourtant il ne parvenait pas à se reconnaître. Alors, en une fraction de seconde, ses sens et sa raison s’entrechoquèrent violemment, il poussa un cri de terreur, un hurlement de bête. Il ne savait plus ! N’était plus sûr de rien ! Car le voyageur qui l’avait si impitoyablement malmené, lui, n’avait pas de reflet…

Il voulut fuir cette cellule luxueuse et funeste, il empoigna le loquet frénétiquement pourtant celui-ci demeurait irrémédiablement fermé.

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