1 (bis)
De peur de voir mon vélo disparaître si je le laisse à l'abandon le temps de trouver quelqu'un susceptible de m'ouvrir, je l'embarque avec moi. Rien n'a changé. Ou du moins pas grand chose. La couleur des murs demeure la même, du blanc et un bleu clair sur certains pans, et les médecins occupent toujours autant de bureaux. Du temps où je bossais ici, il était rare de croiser un professeur. Il était possible parfois d'apercevoir le chef de service, ou un médecin sénior, mais pour être tout à fait honnête, comme n'importe quel hôpital public, le service tournait grâce aux internes. Mon sens de l'orientation ne me fait pas défaut lorsque je trouve le bureau du cadre infirmier du service. Un sourire se dessine instantanément sur mon visage en lisant le nom sur la plaque : Nathan Weber. Le poing serré, prêt à toquer, je m'arrête, interpelé par un drôle de son provenant d'une chambre juste derrière moi. S'il y a bien une chose que j'ai apprise depuis que je fais ce métier est qu'il faut toujours, et je dis bien TOUJOURS, se fier à son instinct. N'étant plus à quelques minutes de retard en plus, je regarde autour de moi mais ne trouve aucun soignant. Le couloir est désert. Je passe donc par le sas. Aucune précaution particulière à prendre avant de rentrer dans la chambre. C'est clairement le genre de service ou vous vous assurez systématiquement de ne pas avoir besoin de porter une quelconque protection. Gale, Tuberculose, Coronavirus, Grippe A, Peste, Ebola … vous n'êtes à l'abri de rien ici. Plus je me rapproche, plus je reconnais ce bruit, similaire à un Gasp, une bradypnée survenant au moment où une personne agonisant est sur le point de faire un arrêt cardiaque. Ni une ni deux, j'entre en trombe. Face à moi, non pas une personne que l'on prendrait pour quelqu'un en fin de vie mais une femme me donnant clairement l'impression d'être en train de s'étouffer. Son plateau de petit-déjeuner devant elle, il est clair qu'elle a avalé quelque chose de travers. Pas moyen d'effectuer la technique Heimlich en raison de son poids et du fait qu'elle se trouve au lit. Mon premier réflexe est de lui ordonner de tousser le plus fort possible dans l'espoir qu'elle réussisse à faire remonter spontanément ce qui obstrue ses voies respiratoires mais impossible, et c'est là que son teint rose vire au violet. Sans plus attendre je tape un grand coup de poing sur le boîtier accroché au mur pour déclencher un code bleu. Je vous prie de croire que quand vous êtes en service et que vous entendez cette sonnerie se déclencher, vous rappliquez vite. Je prie intérieurement pour que cette femme ne claque pas un arrêt cardio-respiratoire. Le chariot d'urgence arrive en trombe, guidé par une jolie brune en uniforme blanc.
- Vous êtes qui vous ???
C'est vraiment tout ce qui l'importe, de savoir qui je suis alors que cette femme est en train de crever pour avoir avaler un morceau de brioche ?Sale pub pour les brioches Pasquier.
- File-moi de quoi monter une aspi' !!!
Elle s’exécute et j'effectue les branchements au niveau de la prise murale. Alors que nous effectuons une danse plutôt bien synchronisée, un public d'infirmiers et d'aide-soignants se forme. La brune branche le saturomètre à l'index de la patiente.
- Merde, sa sat' chute à 25% !!!
Un masque à oxygène à haute concentration en main, elle me l'envoie et le claque aussitôt sur le visage de la patiente dans l'espoir qu'un minimum d'oxygène puisse lui être administré. Je lui laisse ça sur le nez tout en essayant d'aspirer l'obstruction à l'aide de la sonde d'aspiration buccale.
- Tu veux peut-être des gants ???
Pas le temps. J'ai une de mes mains à moitié dans la bouche de cette pauvre femme. L'aspiration finie par faire son travail et obstrue désormais le tuyau, redonnant immédiatement un teint rose à la patiente.
- Saturation à 95%, joli !
Pas d'applaudissements ou de grands remerciements, juste un public qui me regarde comme un extraterrestre. Il doit bien y avoir plus d'une dizaine de personnes. Infirmiers en blanc et aide-soignants en vert.
- Salut !scandé-je accompagné d'un haussement de main. Je m'appelle …
- Alessandro Bello, me coupe une voix masculine au milieu d'une assemblée composée majoritairement de femmes. Nouvel infirmier.
Parmi la foule, un visage familier. Tout comme j'ai souri en lisant son nom sur la porte de son bureau, je fais de même en l'apercevant. L'impression qu'il n'y a plus que nous deux. Une aide-soignante nous fait bien comprendre que non en cassant l'ambiance de mes retrouvailles en demandant un peu trop sèchement à mon goût si leur réunion est terminée, et si oui, s'ils peuvent retourner bosser.
- Vous pouvez y aller oui, répond Nathan.
Le troupeau se disperse et déserte la chambre. Poussant le chariot d'urgence, l'infirmière qui m'a prêté main forte s'arrête.
- Alessandro c'est ça ?
- Alex. Je préfère.
- C'est toi que je suis censée doubler aujourd'hui j'imagine. Mélanie.
- Cool, enchanté.
- Tâche d'arriver à l'heure la prochaine fois. Ça fait meilleure impression.
- Merci Mélanie mais je n'ai pas besoin de porte-parole, d'autant plus qu'Alessandro n'est pas en retard puisqu'il était prévu que nous fassions le point avant de le lâcher.
Un coup d'oeil en direction de son chef, un coup d'oeil vers moi, Mélanie ne croit pas un mot de ce qui est dit. Même un aveugle serait capable de comprendre que Nathan et moi nous connaissons.
- Ok. Dans ce cas, à tout de suite le nouveau !
- Je ne sais pas si je suis censé l'aimer ou la détester, déclaré-je en l'observant partir à travers le couloir.
- Personnellement, je préférerais que tu l'apprécies. C'est ma meilleure infirmière, et surtout la plus ancienne ici. J'ai besoin d'un peu de vieux pour former du neuf, alors par pitié, ne fait pas tout foirer.
- C'est comme ça que tu me voies, comme un « ancien » ?
- Alessandro, souffle-t-il.
- J'avais oublié que tu m'appelais encore comme ça.
- Tu me dois au moins ça, je viens de te sauver la peau. C'est quoi ton excuse pour être en retard dés ton premier jour ?
- Tu veux vraiment que je rentre dans les détails de ma vie pourrie et merdique qui m'empêchent de dormir correctement ?
- Pas trop dur ce … retour ?
- À ton avis ?Est-ce que j'ai réellement le choix ?J'ai surtout besoin de bosser, histoire de me changer un peu les idées. Alors dis-moi, « boss », qu'est-ce qui a changé ici ?
- Si tu ne m'appelles plus « boss » je pourrai faire l'effort de t'appeler Alex.
Nathan me fait signe de le suivre. Je récupère mon vélo et nous dirigeons vers les vestiaires. Je nous revois encore, dix ans en arrière, dans ce service, à bosser tous les deux. Aujourd'hui, mon meilleur pote dirige ce même service.
- Pour répondre à ta question, beaucoup, beaucoup de choses ont changé depuis que t'es parti. J'étais justement en train de faire un topo sur la situation, topo que tu aurais entendu si tu étais arrivé à l'heure.
- Tu oublies que si je n'étais pas arrivé en retard, cette pauvre femme serait probablement morte à l'heure qu'il est.
- T'as de la chance de bosser dans un hôpital public toi.
- Ose me dire que tu serais capable de me virer !T'as trop besoin de moi.
- J'ai surtout besoin de personnel. On vient de fusionner les deux secteurs de maladies infectieuses en sachant que je n'ai pas eu le choix que de récupérer aussi une dizaine de lits de médecine interne dont les médecins acceptent tout un tas d'entrées qui n'ont strictement rien à faire ici. Autant te dire que ça fait beaucoup plus d'agents à gérer, beaucoup plus de médecins, et beaucoup plus d'emmerdes. Cinquante-quatre lits Alex! Je dois gérer cinquante-quatre putains de lits parce que cet hôpital n'est pas foutu de trouver quelqu'un de compétent pour maintenir la barque à côté. Oh, et j'oubliais, je fais tout ça sans être payé davantage !
D'un mouvement furtif, Nathan scanne son badge, activant l'ouverture de la porte des vestiaires.
- Bienvenu à la fourrière !
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