En chasse

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Jeudi 19 mai, Harlem, New-York

Elle déambulait au hasard. Elle aimait cette fourmilière dans laquelle elle revenait régulièrement. Cette ville « debout » avait-elle lu un jour. Elle se sentait comme un poisson dans l’eau au milieu des flots de marcheurs pressés qui dégorgeaient des bouches de métro. Personne ne lui prêtait attention. Elle n’était qu’une anonyme parmi tant d’autres.

Elle se souvenait avoir marché dans cette même rue plus de trois cents ans auparavant. Tout était plus simple alors : il lui suffisait de s’éloigner d’une cinquantaine de kilomètres pour choisir une autre proie. Internet, la télévision, l’ADN, le numérique avaient compliqué sa vie. Elle devait redoubler d’efforts et d’attention à chaque prise. Il lui fallait changer de mode opératoire pour que les équipes scientifiques ne fassent pas le lien entre les victimes. La méfiance et le manque de communication entre les polices des différentes Nations lui avaient toujours permis de se faufiler entre les mailles du filet. Mais un jour, cela ne suffirait plus.

Devant elle, marchaient une mère et ses deux ados : la gamine avait treize ans environ, son frère deux ou trois de plus. Trop jeune pour elle, pas assez mûr. Il ne lui manquait cependant pas grand-chose. Elle les observa un moment avant qu’ils ne s’engouffrent dans un magasin. Une espèce de regret l’envahit : la famille, cette image du bonheur qu’elle ne connaîtrait jamais… Elle avait toujours éprouvé cette vive douleur, tenace. Celle qui vous étreint les tripes et ne vous quitte jamais tout à fait, incrustée. Elle ne serait jamais mère.

Elle ne se souvenait pas de ses parents. Elle savait qu’un jour elle avait été enfant et qu’elle avait eu une mère ; mais sa mémoire ne remontait pas assez loin, ses souvenirs se perdaient dans le fond des âges.

Elle croisa son reflet dans la vitrine du Jin Ramen Restaurant. Son dernier repas remontait à moins de vingt-quatre heures, pourtant ses traits commençaient à perdre de leur fraîcheur. Elle allait devoir s’alimenter de nouveau ce soir.

Elle avait traversé les siècles, les millénaires sans vieillir. Sa jeunesse éternelle, elle la devait à ses amants de passage. Elle se nourrissait de leur force, leur fougue, leur énergie. Les hommes, pour elle, ce n’était pas un désir mais un besoin, une question de survie.

Elle parvint au carrefour entre Broadway et la cent vingt-cinquième. Elle jetait des coups d’œil discrets à chaque homme qu’elle croisait. Oui, elle aimait cette ville qu’elle avait vue grandir depuis sa fondation, ce réservoir d’amants potentiels, les possibilités infinies qu’elle offrait, l’anonymat. Elle n’y resterait pas hélas, car si les possibilités étaient infinies, elle ne pourrait en explorer qu’une seule avant de devoir fuir à nouveau. Il lui fallait bouger en permanence, être mobile pour échapper aux enquêteurs. C’était une course contre la faim, avant la fin.

Elle repéra un homme qui sortait du magasin d’articles de pêche Fisher’s, the suitable line[1]. Elle avait choisi ce quartier pour son activité portuaire et la construction navale qui drainaient un flot incessant d’âmes masculines. Celle-ci était bien trop âgée pour correspondre à son besoin. L’homme devait approcher les soixante-dix ans. Un sugar-daddy de premier choix, à en juger par la Patek en platine solidement accrochée à son poignet ainsi qu’au costume Armani bleu nuit parfaitement coupé. Curieux endroit pour un homme de ce style. Il ne lui apporterait rien, de toute façon. Il lui fallait une force de la nature pour lui assurer un regain d’énergie, un homme jeune, viril, solide.

Comme celui qui venait de sortir. Les épaules larges. Son tee-shirt moulait parfaitement son torse d’athlète. Il se dirigeait vers elle et traversait la rue d’une démarche assurée. Leurs regards se croisèrent. Ses yeux avaient des reflets métalliques, pénétrants. Les traits de son visage, carrés mais doux, saillants mais avenants, ne permettaient pas de lui donner un âge. Il était jeune, pourtant. Jeune et terriblement séduisant.

Il avait quelque chose de rassurant, familier, sans qu’elle ne sache en définir la raison. Elle eut comme un flash, se vit avec lui dans sa chambre d’hôtel, s’imagina le chevaucher en fredonnant.

Parvenu à sa hauteur, il monta dans un coupé sport qui attendait, moteur au ralenti ; une beauté blonde au volant. Encore une pétasse, jugea-t-elle. Le véhicule démarra en faisant crisser ses pneus sur l’asphalte. Avant de disparaître, l’homme lui lança un dernier regard chargé de désir, de promesses inavouables.

Elle l’avait décidé, il serait le prochain.

Ces étreintes régulières lui étaient indispensables pour se régénérer, pour revenir à l’âge où, pour la première fois, elle s’était donnée à un homme. Au fil des siècles, son métabolisme avait évolué. Il était loin le temps où elle se nourrissait d’un amant par siècle, préservant les autres pour le seul plaisir de la chasse. Il y avait peu encore, c’était un tous les dix ans. Et maintenant, le dernier était encore chaud qu’elle sentait la faim revenir, insidieuse. Il n’y avait plus de plaisir, ne restait que la chasse.

Cela faisait combien de temps, cette petite auberge de jeunesse à Lomonossov et cette soirée au Pacha Moscow ?

« Montre-moi ta magie

Inverse le temps

Rends-moi ce qu’il m’a pris »

C’était une sorte de phénomène d’accoutumance ; un peu comme la cigarette. Le manque rend fébrile, agressif. Seule la fumée qui pénètre au fond de la gorge et s’insinue dans chaque bronche pour ressortir lentement assouvit un temps – de plus en plus court – le besoin impérieux.

Elle devait retrouver l’inconnu de la boutique. Une idée la traversa. Elle se dirigea vers une poubelle du bord de rive, fouilla son contenu, en extirpa un objet qui ferait son affaire. C’était un gros cadenas cassé qui avait dû servir à verrouiller le coffre de l’un des innombrables bateaux alignés dans le port. La clé était encore fichée dans le cylindre. Elle la récupéra et abandonna le reste. Le pas résolu, elle se dirigea vers la boutique de pêche.

Un homme patibulaire d’une cinquantaine d’années, Fisher probablement, pianotait sur son clavier derrière le comptoir.

« Hello ! La personne qui vient de sortir a perdu ceci dans la rue. Il est parti avant que je ne le rattrape » annonça-t-elle dans un anglais parfait.

Le commerçant daigna lever un œil par-dessus ses verres de myope.

« Monsieur Neal ? Donnez, je la lui remettrai.

— Il habite dans le coin ? Je peux peut-être la lui rapporter si vous me donnez son adresse. »

Le commerçant leva son deuxième œil et la dévisagea avec suspicion.

« Non Madame. Cette information est confidentielle. Donnez-moi la clé. Je vais prévenir monsieur Neal. Si c’est urgent, il repassera dans la journée. »

Elle réfléchissait à toute allure. Le bel inconnu ne se déplacerait pas pour une clé qu’il savait ne pas avoir perdue. Il était inutile d’espérer obtenir son numéro par un commerçant aussi obtus. Elle ne pouvait pas non plus se permettre de faire le guet devant la boutique en comptant sur le hasard. Le souvenir de son regard brûlant la décida à tenter le tout pour le tout :

« Écoutez. Appelez monsieur Neal et donnez-lui mon numéro. S’il veut sa clé, je la lui remettrai personnellement. Précisez bien qu’on s’est croisés ce matin. Ne tardez pas, j’ai un vol pour l’Europe demain… »

Au moment de quitter la boutique et sa fraîcheur climatisée pour la moiteur accablante de la rue, elle esquissa une grimace. Ce Neal lui plaisait vraiment. Le seul lien avec lui tenait en une suite de dix petits chiffres. Elle n’y croyait pas.

Vendredi 20 mai, Cotton Jazz Club

Elle consulta sa montre pour la dixième fois. Elle était ponctuelle, ce qui n’était pas dans son habitude. Les hommes, il faut savoir les faire attendre, se laisser désirer. Ils n’en sont que plus nerveux, plus empressés quand ils sentent que la femme ne s’est pas totalement rendue.

Son téléphone avait sonné vers seize heures alors que, sentant l’urgence, elle était repartie en chasse dans le centre commercial le plus proche.

« Richard Neal, avait annoncé une voix masculine teintée d’un accent indéfinissable. Pourrions-nous nous retrouver ce soir devant le Cotton Jazz Club ? Vingt heures ? »

Il était vingt heures dix. Elle faisait les cent pas devant l’entrée. Sa nervosité grimpait à mesure que le ciel s’assombrissait. Elle savait qu’elle n’en savourerait que davantage la victoire finale. Avec délectation, elle ferait payer à Neal chaque minute de son retard.

Elle consultait l’heure pour la quinzième fois lorsqu’un cabriolet se gara de l’autre côté de la rue. C’était lui, seul. Sans se donner la peine de verrouiller, il se dirigea vers elle. Il possédait cette démarche souple et féline des prédateurs sûrs d’eux. Elle s’en régalait d’avance : dompter un grand fauve est toujours jouissif.

« Bonsoir, fit-il en tendant la main. Richard Neal. On s’est croisés ce matin, madame… ?

— Il me semble que ceci vous appartient, monsieur Neal. Tenez. »

Le regard enveloppant effaça instantanément l’attente endurée. Il empocha la clé sans y prêter attention. Dans l’échange, leurs doigts s’étaient frôlés et ce contact l’avait électrisée. Il désigna le Cotton Club où la musique commençait à se faire entendre. Deux couples et un groupe venaient d’y entrer.

« Je vous offre un verre ? proposa-t-il. Pour vous remercier. »

La fraîcheur nocturne qui tombait n’avait rien à voir avec le frisson de satisfaction qu’elle sentit glisser sur sa peau.

Dès leur entrée, il choisit une table légèrement à l’écart. L’ambiance était décontractée, classe. La musique n’empêchait pas les discussions. Au contraire, elle était juste assez forte pour inciter au rapprochement, à entrer dans la bulle intime de l’autre pour échanger. Un garçon s’approcha pour prendre la commande, une Brooklyn Lager pour lui, un Caïpirinha pour elle.

« C’est aimable à vous de vous être déplacée. Rogers m’a dit que vous quittiez New-York demain ?

— Oui. Je rentre en Europe.

— Vous avez de la famille là-bas ?

— Non.

— Pas de mari ? Pas… d’ami ?

— C’est un interrogatoire ! éluda-t-elle, amusée.

— Absolument pas. Je m’intéresse à vous, c’est tout. »

Elle souleva un sourcil à l’énoncé de ces mots. Le serveur tomba à point nommé pour dissiper le moment de gêne qui menaçait de s’installer. Les yeux gris acier de Richard Neal la dévisageaient étrangement. Elle se sentait évaluée, déshabillée, mise à nu. Elle ne cilla pas, se félicita de l’heure passée dans la salle de bain à tenter de maquiller – c’était vraiment le terme – les dégâts du temps et la nécessité urgente d’un nouveau repas. Sous ce regard volontaire et inquisiteur, elle sentait monter en elle une curieuse chaleur. Elle resserra instinctivement les cuisses. Peu d’hommes produisaient cet effet sur elle… Il émanait de Richard Neal un magnétisme animal qui subjuguait ses sens. Dommage, vraiment dommage que ça ne puisse durer au-delà d’une nuit. Il ne devait pas lui échapper.

« Et vous ? demanda-t-elle.

— Moi ?

— Oui. D’où vient votre accent ? Pas de New-York, c’est sûr. »

Richard Neal eut un geste vague. « J’ai des attaches un peu partout. J’ai beaucoup voyagé. Je fais du commerce de bateaux. »

Il prit un instant avant de continuer : « Je vis moi-même sur une péniche. Je suis amarré au port. Je dispose aussi d’une vedette qui me permet d’aller voir mes clients du bord de l’Hudson ou de l’océan. Si vous acceptiez une invitation à dîner, je pourrais vous faire visiter.

— Je ne voudrais pas déplaire à votre amie.

— Mon amie ?

— Oui, elle conduisait quand nous nous sommes croisés ce matin. »

Il hésita à peine un millième de seconde :

« C’est ma collaboratrice. Nous sommes allés voir un client.

— Oh, je vois. »

Elle n’était pas dupe mais qu’importe, il représentait tout de même une gourmandise de premier choix. Et s’il était infidèle, ce ne serait que justice. Elle le ferait mijoter, l’effeuillerait pour mieux le déguster. Si toutefois elle parvenait à garder le contrôle, car pour l’heure c’est lui qui menait le jeu. Elle avait toujours détesté se laisser dominer. Elle sentait le désir dans chacun des regards, des gestes de Richard Neal, assis en face d’elle. Mine de rien, au détour d’une phrase, il effleura son genou, comme les conquistadors de jadis prenant possession d’une terre vierge ; ou comme le torero plantant ses banderilles.

« Je n’ai pas rencontré souvent de Françaises, assura-t-il.

— Qu’est-ce qui vous fait penser que je le suis ?

— Votre propre accent, je suis assez doué pour en reconnaître la provenance. »

Elle lui répondit d’un demi-sourire sans confirmer. Il était bien plus intelligent que la moyenne. Le défi lui plaisait davantage à chaque minute.

Son humeur s’assombrit quand une serveuse plantureuse vint s’enquérir de leurs besoins. Elle répondit sèchement. Non, ils n’avaient pas envie d’autre chose. Oui Darling, le cocktail était délicieux. Merci et bon vent. Une fois de plus, la jeunesse et la beauté qui lui faisaient défaut lui éclataient en plein visage. Le regard de Richard s’attardant sur le décolleté de cette potiche n’était qu’un affront supplémentaire.

« Cela dit, votre anglais est parfait. Il y a longtemps que vous êtes à New York ? reprit-il, lorsque la serveuse s’en fut retournée.

— Non. Mais j’y reviens régulièrement. C’est une ville que j’aime… »

Ils poursuivirent un moment la conversation. Elle avait l’habitude d’être directe avec les hommes, d’éviter les palabres stériles, pure perte de temps et d’énergie. Mais cette fois, elle laissait avec délectation s’installer le jeu de la séduction. L’attitude clairement dominante de Richard Neal lui provoquait d’étranges frissons. Lui aussi savait comment tout cela allait se terminer, et il faisait durer le plaisir.

« Vous reprenez la même chose ? » proposa-t-il.

Elle s’apprêtait à refuser, dire qu’elle préférait rentrer. Il allait comprendre. Mais sans attendre sa réponse Richard Neal s’était levé, déjà à mi-chemin du bar. Il se glissa entre deux clients installés au comptoir, elle le vit commander et sortir son American Express. La serveuse lui apporta les consommations ainsi que le terminal de paiement. Il se pencha vers elle pour lui glisser quelques mots par-dessus le brouhaha. Elle écoutait en hochant la tête, arborant outrageusement un sourire immaculé. Encore une gourdasse, pesta-t-elle pour elle-même. Neal extirpa un stylo de sa veste et griffonna quelque chose au dos de son ticket qu’il abandonna sur le comptoir.

« Pardon de vous avoir fait attendre. Il y a un monde fou ce soir », s’excusa-t-il en se rasseyant.

C’est à partir de ce moment qu’elle discerna une subtile différence dans le jeu qui s’était installé. Il était toujours aussi courtois, affable, mais la lueur de désir qu’elle lisait dix minutes auparavant avait disparu. La conversation elle-même devint plus impersonnelle. Elle sentait sa proie se faufiler entre ses griffes. Une angoisse lui étreignit la poitrine en apercevant ses propres mains autour de son verre. Sa peau était distendue, formait des sillons de plus en plus marqués. Une colère sourde enflait en elle. Cette gamine lui volait sa jeunesse, elle devait réagir. Vite. Mais Neal enfila sa seconde Lager en cinq minutes et consulta son poignet.

« Je vais devoir y aller, annonça-t-il. J’ai une rude journée demain. »

Il lui coupait l’herbe sous le pied. Elle devait trouver quelque chose. Cet homme lui plaisait trop pour le laisser lui échapper aussi facilement.

« J’ai passé un excellent moment, monsieur Neal. Mon avion décolle de bonne heure demain. C’est bizarre, mais… J’ai toujours détesté passer la nuit seule avant un décollage.

— En effet, c’est assez étrange. »

Il se leva sans attraper la perche tendue puis la guida vers la sortie.

« Je reviendrai sans doute à New York prochainement, peut-être aura-t-on l’occasion de se croiser à nouveau, risqua-t-elle en guise de tentative désespérée, comme une ultime bouée jetée dans l’océan de sa détresse.

— C’est probable, je bouge beaucoup mais j’aime bien le Cotton Club, il est à deux pas de mon anneau. »

Neal héla un taxi qui passait et lui ouvrit la portière. Elle s’y engouffra à contre-cœur. Elle enrageait ; elle n’avait décidément pas l’habitude de se faire jeter. Un coup d’œil au chauffeur. Une alliance, la soixantaine. Non, il ne convenait pas. Elle devait trouver autre chose, très vite.

À sa demande, le taxi fit demi-tour au bout de la rue pour repasser devant le Club. Elle eut juste le temps d’apercevoir Neal y retourner. Il s’était clairement débarrassé d’elle. Elle fulminait.

Le conducteur guettait son décolleté dans le rétroviseur. Elle n’était pas d’humeur. Un regard sur ses propres mains l’obligea pourtant à revoir ses priorités. Il y avait urgence. Elle devait gagner du temps. Les plis de ses doigts dessinaient des rivières et des vallées. Ses os ressortaient avec de plus en plus de netteté à travers sa peau diaphane. Ses ongles avaient noirci, s’allongeaient démesurément. Bientôt, son visage s’affaisserait complètement.

***

« Guéris mes blessures

Abroge mon agonie :

Et ce destin impur. »

[1] « Le bon fil de Fisher »

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