Le Voyage de Clémentine*
Il y a un mois déjà que « maman est morte » et me voilà, assise dans sa cuisine, occupée à brûler des vieux papiers dans la cuisinière. C'est cette phrase, enfantine, qui me vient à l’esprit, chaque fois. Je n'arrive pas encore à penser « ma mère est décédée ».
Tout doucement, sans faire de bruit, elle est partie, à quatre-vingts ans passés.
Posée devant moi, sur la table, il ya une petite caisse en bois, que je viens de descendre du grenier. Une caissette de sapin, pyrogravé à la marque de l'Amidon Rémy, avec sur le dessus, en lettres ornées, un écriteau qui rappelle les cartons du cinéma muet.
J’ai soufflé la poussière. Le fermoir est cassé. Je soulève le couvercle. Un placard publicitaire rouge et noir en recouvre tout l'intérieur :
L'AMIDON RÉMY
Grand Prix Paris 1889
est reconnu
le meilleur par les Blanchisseuses
de toutes les capitales
de l'Europe
5 DIPLÔMES D'HONNEUR et les grandes
Médailles d'Or à toutes les Expositions
C’est vrai que maman était blanchisseuse avant son mariage !
Mon regard s'abaisse vers le contenu et mes mains commencent à l'examiner. Des photos cartonnées, parfois protégées par une pochette en papier cellophane. La plupart sont trop anciennes. Je ne reconnais presque personne. Les menus de tous les baptêmes, communions et mariages de la famille, avec le nom écrit à la plume. Ces repas nous semblent pantagruéliques aujourd'hui. Des images pieuses. Des faire-part de naissance et de décès. Je préfère ne pas regarder. Un portefeuille au cuir élimé. Vide. Un porte-monnaie, vide aussi. Deux médailles, l'une civile et l'autre militaire : Mérite Agricole et Croix de Guerre. Son père et mon père. Trois cahiers d'écolière. C'est tout. Ah non ! Sous le papier qui tapisse le fond de la boîte, je trouve encore deux cartes postales anciennes.
C’est étrange qu’elles ne soient pas dans l’album avec les autres. C’est nous, ses filles, qui l’avions incitée à le mettre en chantier, il y a quelques années, cet album. Elle les aura oubliées, sans doute.
La première représente un endroit que je reconnais, malgré tous les changements. Un train à vapeur débouche dans une courbe à l’entrée d’un viaduc. La loco tire deux wagons. Deux ou trois maisons sont isolées au bas d’une côte, toute proche de la voie. Pas de doute : c’est Souzain. La légende imprimée en haut du cliché confirme : Saint-Brieuc - Viaduc de Souzain - Ligne du Légué. Cette ligne a été ouverte vers 1905-1906, si ma mémoire est bonne.
Cette carte-là n’est pas écrite.
L’autre si.
Le cliché semble avoir été pris un jour de fête. Une foule endimanchée, les hommes arborant, casquette, feutre ou canotier, les femmes, crinoline ou chapeau fleuri, salue l’arrivée d’un train, au son d’une fanfare, en bordure d’une rade où sont ancrés quelques bateaux.
Je ne reconnais pas cet endroit. La mention portée au dos du bristol indique : Carte postale éditée par la Compagnie des Chemins de fer des Côtes-du-Nord – Régates en rade de Perros – 19 août 1906.
Le texte, écrit de cette encre bleue si caractéristique de l’époque, dit, d’une écriture assez bien formée :
« Ma douce,
J’ai tellement regretté que vous ne fussiez pas à mon bras, aujourd’hui, pour la journée des Régates. J’ai fait le voyage de Lannion et ce voyage m’a rappelé le nôtre et ces quelques jours bénis à l’ Hôtel Terminus. J’appelle de tous mes vœux le jour où le petit train ira de chez vous jusqu’ici. Je pense à vous chaque jour et je vous embrasse comme je vous aime.
Votre Maurice. »
J’ai soudain la sensation désagréable d’avoir pénétré par effraction quelque part. J’en referme précipitamment la boîte de l’Amidon Rémy.
Mon père ne s’appelait pas Maurice.
C’est bien son nom à elle, sur cette carte : Mademoiselle Ravaudin – Repasseuse, mais le reste de l’adresse est délavé. J’examine le timbre : je distingue la date et le lieu d’oblitération : Perros - 20 août 1906.
Après tout, rien ne prouve formellement que cette carte fût adressée à ma mère ! Il y a plus d’un âne à la foire qui s’appelle Martin.
Tout semble l’indiquer, cependant.
Déjà, mon imagination vagabonde, aux côtés de mon regard d’historienne. À soixante ans bientôt, je m’enflamme encore comme une midinette. Ma sœur me le reproche assez. J’imagine ma mère, tenant son échoppe de repasseuse, quelque part dans le vieux Saint-Brieuc du côté de la place Saint-Gilles ou de la place du Martray… Elle a vingt ans à peine. Une silhouette accorte, des cheveux châtain clair ramassés en un chignon, d’où s’échappent toujours quelques mèches rebelles, des yeux bleu lavande et ce sourire modeste que je lui ai toujours connu.
Depuis quelque temps, un « monsieur » vient lui apporter ses chemises à repasser. Il travaille aux Chemins de Fer, à la construction de la ligne Saint-Brieuc-Plouha. Il est Ingénieur. Mais tout ingénieur qu’il est, il ne se déplace qu’à pied ou en bicyclette. Seul, son patron, M. Harel de la Noë, Ingénieur en Chef des Ponts et Chaussées, possède une automobile, une Rosengart, vert et or, assemblée au port du Légué. Ses cuivres brillent tellement qu’on en a mal aux yeux à la voir passer.
Ce monsieur, au début, ma mère ne le connaissait que sous le nom de Monsieur Mercier. Puis, un jour, séduit sans doute par les yeux lavande et ce fameux sourire, il s’est enhardi à lui demander son prénom :
— Clémentine, pour vous servir, a-t-elle répondu.
Et aussitôt, sans savoir comment, elle a ajouté, tout en finissant d’amidonner le col qu’elle s’apprêtait à repasser :
— Et vous, c’est comment, votre petit nom, Monsieur Mercier ?
— Maurice, Mademoiselle Clémentine. Je m’appelle Maurice, comme mon père et mon grand-père. C’est une tradition, dans la famille. L’aîné des garçons s’appelle toujours Maurice.
Et c’est ainsi que, de fil en aiguille, ma mère aurait pu faire la connaissance de ce Maurice.
J’ouvre à nouveau la boîte pour réexaminer les photos. Mais aucune dédicace, aucune signature, aucun prénom, aucun uniforme ne vient à mon secours.
Cela devait se passer durant l’année 1905.
Je me souviens d’avoir vu dans la bibliothèque un livre sur les Petits trains des « Côtes-du-Nord », comme on les appelait encore.
J’y découvre qu’en effet la ligne Saint-Brieuc - Plouha des Chemins de Fer Départementaux a été ouverte le 20 juin 1905 et la ligne du Phare du Légué neuf mois plus tard.
Cela nous met au printemps 1906.
J’y retrouve aussi une carte postale de cet Hôtel Terminus, tenu à l’époque par M. & Mme Carlès. Il a belle allure avec sa véranda, sur le devant, et sa terrasse ensoleillée, à l’arrière. Alors, c’est donc là que maman et Maurice…
Admettons qu’ils aient fait le voyage depuis la gare centrale de Saint-Brieuc en train. Cela lui était facile, à Monsieur l’Ingénieur. Il devait avoir un laissez-passer permanent. Le train pour lui, c’était la routine, bien entendu. Mais pour ma mère…
C’était une triple aventure. D’abord, l’aventure de s’abandonner aux bras d’un homme, bien plus âgé qu’elle, sans doute, et marié, probablement. Et puis, l’aventure, certainement, de monter dans un train pour la première fois, car quelle occasion aurait-elle eue de prendre les Chemins de Fer de l’État auparavant ? Sa famille habitait Saint-Brieuc et les alentours. Et l’aventure, aussi, si nouvelle et si grisante, des premiers bains de mer, qui, grâce au petit train, allaient connaître un essor fulgurant.
De l’esplanade du Palais de Justice et du jardin des Promenades, l’on découvrait cette élégante gare, vieille de deux ans à peine, construite en face de la Vieille Prison, et dont l’arc parabolique abritait trains et voyageurs. Tout autour, c’était encore le désert. L’à-pic de la vallée du Gouédic, à gauche, les marches de la ville à droite, les rampes des nouveaux boulevards devant.
Le billet aller-retour jusqu’au Phare du Légué coûtait cinquante centimes.
J’imagine le pied tremblant de ma mère, dans ses bottines à lacets, sur le marchepied du wagon de première où Maurice l’entraîne. Elle a déjà vu des trains entrer en gare, mais là, au pied de la locomotive qui crache, fume et siffle le départ imminent, elle est prise d’une appréhension bien compréhensible.
De quoi a-t-elle le plus peur ?
De ce monstre d’acier, aux bielles crissantes, qui vous emplit les oreilles de ses bruits assourdissants, les poumons de son âcre fumée de charbon et les yeux de ses noires escarbilles ?
Ou de ce bel ingénieur qui a pris son cœur sans coup férir et l’entraîne dans un tourbillon de nouveautés ?
D’aucun des deux, peut-être ?
Jour après jour, il a vaincu ses défenses. Elle a rendu les armes. Sa mère la croit partie chez une cousine pour Pâques. La voilà, assise, sur la moleskine rouge de leur wagon, son bras passé à celui de Maurice, la tête inclinée sur son épaule. Elle est heureuse. Si heureuse que son cœur déborde et que deux larmes perlent à ses yeux lavande.
Le train siffle et s’ébranle ; le vent rabat la fumée vers eux et il faut fermer les fenêtres des wagons. Les voilà qui dépassent la haute cheminée de brique des Ets Vallée, qu’ils laissent sur leur droite le pont de Toupin et la ligne de Moncontour. Deux virages encore et…
Déjà, ils franchissent le Gouët sur le viaduc de Souzain. « Rends-toi compte, ma douce », lui dit Maurice, « 274 mètres de long, 32,60 m de haut, 23 arches de 9 mètres chacune dans sa partie centrale… ». Mais Clémentine écoute davantage les mots de Maurice pour leur musique que pour leur sens. En dessous d’eux, la vallée renaît en ce début avril et, s’il ne fait pas encore chaud, le ciel est clair.
À la sortie du viaduc, le convoi ralentit pour négocier la courbe serrée de la bifurcation vers le phare. Au loin, ils devinent sur la rive droite de la rivière, les bâtiments de la fonderie Sébert et des Ateliers Automobiles Rosengart. Maurice l’entraîne sur la plate-forme : toute la ria du Gouët s’étend devant eux.
Premier arrêt. Les portières claquent. On se hèle, on s’embrasse, on se salue. Le train est encore une curiosité que l’on vient admirer. Clémentine s’émerveille des bateaux dans le port. Maurice lui explique son mécanisme, les types de bateaux, leur chargement... La locomotive lâche un jet de vapeur pour actionner son sifflet. Le convoi repart, dans une série de cahots. Maurice a passé son bras autour de ses épaules. Elle se presse davantage contre lui.
Bientôt, le terre-plein de la Ville Gillette est en vue. Sur l’autre rive, du haut de son promontoire, la tour ébréchée de Cesson veille sur l’entrée de Saint-Brieuc. Quelques bateaux de pêche, voiles affalées, sont à l’ancre à l’embarcadère de la « Douane ». À présent, la rampe se raidit quelque peu. Le convoi ahane vers l’Hôtel Terminus, le bien nommé, où descendront les derniers voyageurs désireux de se rendre sur les grèves de l’anse à la Vierge ou de l’anse aux Moines. Quelques dizaines de mètres encore jusqu’à la plate-forme de retournement, où se formera le train du retour. Fin du voyage.
A-t-il duré vingt minutes en tout ? Sans doute pas beaucoup plus. Mais, à ma mère, il a semblé qu’on l’emmenait au bout du monde. Cet hôtel ne s’appelle-t-il pas Terminus ? Et n’a-t-elle pas franchi tant de limites déjà ?
La voilà attablée à la terrasse de l’Hôtel, devant une orangeade, tandis que Maurice sirote un guignolet-kirsch.
C’est ici que loge Maurice depuis l’ouverture de la ligne du Phare. L’air y est bien meilleur que dans son ancien hôtel de la rue de Gouët.
Chambre n°6, premier étage, vue sur mer. Ma mère s’émerveille devant le mobilier assorti. Le lit, l’armoire, les deux chevets, la commode et le marbre de la table de toilette, avec sa cuvette et son broc. C’est que le mobilier de sa chambre de jeune fille est bien plus disparate.
Elle chausse les patins pour glisser sur le parquet de pin ciré et s’en va ouvrir la fenêtre, munie d’une petite rambarde, pour mieux s’y accouder. Devant elle, la Pointe à l'Aigle . En contrebas, au bout d’un môle à peine plus long que lui, le Phare du Port du Légué dresse son feu en haut de ses dix mètres de granit. Quelques voiles de pêcheurs croisent dans les eaux calmes de la baie.
Maurice sourit, s’approche doucement de Clémentine et l’enlace. Ils restent ainsi un long moment, puis il la prend dans ses bras et l’emporte vers le lit…
Je reste songeuse, mes deux cartes postales à la main. Ce devait être en avril 1906.
Je réalise soudain que je suis née au cœur de janvier 1907, neuf mois plus tard !
On ne m’a jamais caché que j’avais été conçue avant le mariage précipité de mes parents, mais à aucun moment, je n’avais imaginé…
Maintenant, les indices s’accumulent dans ma tête, en avalanche : mon deuxième prénom n’est-il pas Mauricette, sans qu’on ait jamais su pourquoi ? N’ai-je pas toujours été si différente de ma sœur cadette ? Ma mère ne m’appelait-elle pas « ma douce » quand j’étais petite ? Était-ce cela qu’elle voulait me dire, sur la fin, quand elle m’avait fait signe d’approcher mon oreille de ses lèvres ? Mais ma sœur était entrée et elle s’était tue.
Ai-je rêvé tout cela ? Ou cet amour a-t-il existé grâce au petit train ? Peut-être a-t-il pris fin lorsque M. l’Ingénieur a été sommé d’aller construire une autre ligne ailleurs ? Tout cela est si loin à présent. Le petit train lui-même est mort, de sa belle mort, il y a dix ans maintenant. Je m’en souviens, j’étais de ce dernier voyage. Mais, moi, personne ne m’a emmenée jusqu’au phare ni dans aucun hôtel Terminus.
« Je construis pour les cinquante ans à venir, après quoi la route reprendra ses droits », disait, me souvient-t-il, Harel de la Noë. Il avait vu juste. En ce qui concerne le train. Car ses ponts, ses viaducs, ses gares, ses boulevards lui survivront longtemps encore, pour peu qu’on les entretienne correctement. Je suis persuadée que l’on fêtera leur centenaire !
Je remets dans la caisse de l’amidon Rémy tout son contenu. Sauf les deux cartes postales. L’une peut rejoindre l’album familial. À l’autre, seul souvenir matériel que j’aie de ce père putatif, je donne un baiser. Avant de soulever le rond de fonte central de la cuisinière qui ronfle.
Le voyage de Clémentine restera un secret. Mon secret.
©Pierre-Alain GASSE, décembre 2004.
*Cette nouvelle a été écrite à l'occasion de la célébration du centenaire du « Petit Train » des Côtes-du-Nord. Si vous la visionnez à cette adresse http://pierrealaingasse.fr/fr/clementine.htm elle y est illustrée d'une douzaine de cartes postales d'époque, qui s'ouvriront dans une fenêtre popup en cliquant sur le lien hypertexte associé. C'est une fiction, plus ou moins fidèle à la topographie comme à l'Histoire. Seuls, M. Harel de la Noë et les propriétaires de l'Hôtel Terminus, ont existé.
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